Parmi les centaines de recommandations répétées chaque jour par les organisations de santé et les représentants politiques du monde entier, « ne pas fumer » est sans aucun doute l’une des prescriptions les plus prégnantes. Des décennies après la théorisation du biopouvoir par Michel Foucault, les « nudges » pullulent au sein de notre société, nous enjoignant à ne pas nous comporter de telle ou telle manière – pour notre bien, selon les pouvoirs publics.
Ce paternalisme libéral – pour reprendre l’expression de Thaler et Sunstein, spécialistes de la question – est une forme de coercition douce, laissant à l’individu le choix ultime. Malgré cela, ses ramifications sont telles qu’aujourd’hui, il devient très difficile de réaliser que nos choix ne sont pas si libres qu’on voudrait le croire. Quel lycéen a déjà réalisé que la disposition des différents plats dans une cantine n’était pas due au hasard ? Assez peu, je le crains.
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Au-delà de cette infantilisation non avouée des citoyens – qui se justifie souvent au nom de grands principes, genre l’Écologie, l’Égalité, ou le Respect – ces préceptes gagnent peu à peu le champ artistique. Les difficultés rencontrées par des films comme La Vie d’Adèle ou Antichrist, les critiques pleuvant à chaque sortie d’un nouvel épisode de Grand Theft Auto : les Torquemada catholiques et puritains, épaulés par les Tartuffe désirant censurer des œuvres coupables de montrer le réel tel qu’il est – et non tel qu’il devrait être – n’ont de cesse de vouloir imposer de nouveaux dogmes à l’Art du Monde Libre en 2016.
La cigarette n’y fait pas exception. Ennemie jurée de Michèle Delaunay, ce « fléau » tue 79 000 Français par an. Jusqu’ici, rien de nouveau – les gens désirent toujours autant se saloper la santé, que cela soit par l’intermédiaire d’une clope, d’un verre de vin rouge, d’un café ou d’une banale vie de citadin. Sauf que les critiques à l’encontre du tabagisme ne s’arrêtent pas là où l’imaginaire débute. Non, les contempteurs de la nicotine vont désormais jusqu’à militer pour la fin de la représentation du tabac à l’écran – bizarrement, on les entend beaucoup moins quand il s’agit de littérature, art sans doute plus « noble » à leurs yeux. C’est cet état de fait, couplé à une impression toute personnelle de la disparition des volutes de fumée à l’écran, qui m’a poussé à poser quelques questions à Adrien Gombeaud, auteur de Tabac et cinéma, Histoire d’un mythe – beau bouquin rempli de photos d’Humphrey Bogart, Lauren Bacall et d’un tas d’autres personnes ayant fumé avec classe.
VICE : L’Organisation mondiale de la santé vient d’appeler les gouvernements à appliquer une classification plus stricte au sujet des films représentant de nombreuses scènes de tabagisme. Qu’en pensez-vous ?
Adrien Gombeaud : En écrivant ce livre, j’ai réalisé que, pour certaines personnes, la lutte contre le tabagisme est le combat d’une vie. La consommation de tabac à l’écran ne fait pas exception – elle est tout autant combattue. De plus, ces groupes de pression, dont je ne mesure pas vraiment l’étendue, ne trouvent personne contre qui lutter. En effet, les gens qui fument, ou qui trouvent intéressant qu’une personne puisse fumer à l’écran, n’y consacrent pas leur vie ! J’imagine qu’à force de lutter à sens unique, les pressions aboutissent à des résultats.
Malgré tout, je ne suis pas sûr que cet appel de l’OMS soit efficace. En France, par exemple, c’est une commission indépendante qui est chargée d’établir ou non des interdictions. Il faudra surtout s’intéresser aux conséquences réelles de cet appel.
Cette dénonciation du tabagisme est devenue une constante depuis une vingtaine d’années. En France, depuis la loi Évin et le décret de 2006, la cigarette semble disparaître de l’espace public. Le tabac consommé de manière anodine, comme pouvait le faire Humphrey Bogart, ne semble plus avoir droit de cité.
Selon moi, le cas français diffère fortement du cas américain. La place de la cigarette dans la société française a nettement diminué, non pas parce que la consommation a drastiquement baissé, mais parce qu’elle s’est faite plus discrète. Un film comme Vincent, François, Paul et les autres ne pourrait pas exister aujourd’hui simplement parce que les gens n’ont plus le droit de fumer dans les cafés.
Le cinéma épouse le mode de consommation de la société française. Le puritanisme n’a pas grand-chose à voir avec ce recul. De nos jours, il ne va pas de soi qu’un personnage fume, alors qu’à l’époque de Gabin ou de Bogart, la réalité était très différente – tout le monde fumait.
Et qu’en est-il du cinéma américain ?
Outre-Atlantique, le fumeur est devenu un loser, voire un méchant. Hormis pour les films historiques, le tabac est aujourd’hui extrêmement mal connoté dans le cinéma américain – et encore, je pense que les gens fument moins dans les westerns actuels que dans ceux des années 1950 et 1960.
En tant que spécialiste du cinéma asiatique, comment jugez-vous le travail des réalisateurs de ce continent – notamment Wong Kar-wai ou Hou Hsiao-hsien – souvent célébrés pour leur utilisation de la cigarette à l’écran ?
Dans ces régions du monde, le rapport au tabac est très différent. Les gens fument encore énormément. Cet aspect esthétique est toujours travaillé, car il fait partie de la vie quotidienne.
En ce qui concerne Wong Kar-wai, il ne faut pas tout de même pas oublier que In the Mood For Love et 2046 sont des reconstitutions historiques. Malgré tout, le respect du cadre temporel s’accompagne d’une « sensualisation » évidente du tabac, qui devient très sexy. Dans ces films-là, les gens ne communiquent pas par des mots : la cigarette devient un outil de communication non-verbale, visuelle.
Justement, le tabac comme outil de suggestion et de tension sexuelle a-t-il disparu des écrans à cause de l’omniprésence de la parole dans le cinéma contemporain ?
Je ne suis pas persuadé qu’il y ait plus de dialogues dans les films actuels, mais il est évident que le rôle sexuel de la cigarette est de plus en plus laissé de côté. Selon moi, la dernière grande « séductrice à cigarettes » est Sharon Stone dans Basic Instinct – film qui remonte à 1992.
On a d’ailleurs retenu qu’elle n’avait pas de culotte, mais l’aspect le plus intéressant de cette séquence est d’observer comment Verhoeven rythme sa scène par l’intermédiaire de la cigarette. Le montage est entièrement construit autour de l’inhalation et de l’expulsion de la fumée et les dialogues y font expressément référence.
À quoi est due cette désuétude ?
À l’entreprise de destruction de l’aspect glamour de la cigarette – dont les images dégoûtantes sur les paquets ne sont qu’une partie.
Quand situez-vous le basculement du rôle de la cigarette au cinéma ?
À la disparition de la cigarette chez les héros. Au cinéma, les méchants au cinéma ont toujours fumé. Il n’y a qu’à voir Pat Hibulaire chez Disney. L’idée du feu est, de toute façon, liée à l’esthétique du Diable. Mais, de nos jours, il est très rare de tomber sur un « gentil » fumeur.
Aujourd’hui, les acteurs reconnus ne sont d’ailleurs jamais mis en avant avec une cigarette à l’écran.
Oui, prenez l’exemple du Loup de Wall Street. Di Caprio s’enfile toute la cocaïne possible, mais il n’est jamais considéré comme fumeur. Il ne fume même pas le cigare, allant à rebours de la représentation des magnats de Wall Street entretenue notamment par Oliver Stone.
Le dernier grand héros fumeur est peut-être Bruce Willis dans le premier Die Hard. Avec son image de cow-boy débarquant dans une tour ultramoderne, il pouvait s’appuyer sur son tabagisme pour s’aider à s’orienter dans ces nombreux couloirs. Aujourd’hui, de tels mécanismes n’existent plus. Pourtant, un acteur comme Johnny Depp est souvent représenté avec une cigarette à la bouche dans différentes photos de mode, mais jamais à l’écran.
Et d’où vient cette habitude de représenter les losers, les ratés, avec une cigarette au coin de la bouche ?
Cette représentation vient de la dénonciation du tabagisme en tant qu’ addiction – on ne parle plus d’ habitude, comme c’était le cas auparavant. Humphrey Bogart n’a jamais été vu comme un drogué, un dépendant à la nicotine.
Peut-on établir un parallèle entre la représentation de la cigarette à l’écran et celle de l’alcool ?
L’alcool conserve une image glamour. James Bond a arrêté de fumer il y a longtemps, mais il boit toujours. Il n’a jamais commandé un lait-fraise de sa vie – et ne le fera sans doute jamais. La première apparition de James Bond à l’écran, dans Dr No, montre d’ailleurs Sean Connery en train d’allumer une cigarette ! Cela en dit long sur l’évolution du rôle du tabac au cinéma.
Dans votre livre, vous évoquez le tabac comme révélateur de la position sociale des protagonistes – notamment chez Renoir dans La grande illusion. Aujourd’hui, la majorité de la consommation du tabac se fait via la cigarette industrielle. Comment jugez-vous cette évolution ?
C’est une réalité : tabac et cigarette sont devenus synonymes. Cette uniformisation accompagne l’individualisation de la consommation du tabac – dans La grande illusion, les personnages ne fument pas la même chose, mais se réunissent tout de même pour fumer. Ils ont une chose en commun. Aujourd’hui, le personnage de Boëldieu – l’aristocrate – ne fumerait sans doute pas. Il mènerait une vie saine.
Vous liez symboliquement la cigarette à la mortalité de l’être humain. Pouvez-vous nous en dire plus ?
La consommation de la cigarette, sa combustion progressive qui aboutit à sa disparition, tout cela fait évidemment penser à la mort.
Le fumeur sait pertinemment que consommer du tabac revient à s’autodétruire de manière assumée – autodestruction symbolique et réelle. Il en va de même dans le cinéma. Il n’y a qu’à observer la scène d’ouverture de Sailor et Lula. C’est une simple cigarette qui est à l’origine de l’immense incendie, et le personnage de Nicolas Cage fume dès la première scène.
Merci M. Gombeaud.
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