J’avais pas loin de 14 ans quand j’ai commencé à m’intéresser aux garçons. Mais en 2009, #MeToo n’était pas passé par là, le clitoris n’était pas devenu un symbole féministe et les comptes sexo sur Insta n’avaient pas encore émergé. On ne parlait de sexualité que dans les livres de SVT, et seulement à travers des schémas d’appareils génitaux et des tableaux des différentes contraceptions, ce qui n’aidait pas vraiment à passer à la pratique. Comme beaucoup d’ados de ma génération, mon éducation sexuelle et sentimentale s’est donc en partie construite le soir, après 21h. Pas les mains sous la couette mais les écouteurs dans les oreilles, branchée sur la fréquence 96.0.
« Je suis encore avec ma copine, ça se passe très bien, on a des projets et tout, et j’ai appris qu’elle m’avait trompé », raconte Maxime à l’antenne de la très culte “Radio libre” de Difool. « Elle se fait sauter à toute berzingue depuis trois mois ? Je ne sais pas comment tu fais pour rester calme », commente Romano après avoir écouté l’histoire du Strasbourgeois, que des auditeurs invitent à faire un barbecue avec les fringues de sa copine. Tous les soirs de 21h à minuit, Difool, Romano, Marie, Cédric, Samy, Karim et plus récemment Guigui, occupent l’antenne de Skyrock, entre témoignages, clashs, vannes potaches et canulars. Déconner à l’écoute de dizaines de milliers d’auditeurs, Difool et sa clique font ça depuis 24 ans. Plus précisément depuis le 7 juillet 1997, qui inaugurait la “Radio libre” en même temps qu’une success story qui n’a jamais pris fin.
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« À l’époque, il n’y avait pas d’émission de bande qui se retrouvait tous les soirs » – Difool
« On avait fait “Doc et Difool” sur Lovin’Fun, mais pour moi aussi c’était nouveau », se souvient Difool. À l’autre bout du fil, le fondateur de l’émission me consacre un moment, entre le Morning qu’il anime tous les matins et sa nuit qu’il fait en journée pour pouvoir enchaîner sur la “Radio libre”. « Je ne m’étais jamais retrouvé avec des auditeurs en direct et une équipe autour de moi… À l’époque, il n’y avait pas d’émission de bande qui se retrouvait tous les soirs ». Largement en tête des radios musicales écoutées en soirée, la “Radio libre”, avec 79 000 auditeurs chaque soir selon une audience Médiamétrie, continue d’appliquer une recette vieille de 25 ans. Ses atouts : des animateurs à la voix et aux traits de caractère désormais cultes, des rubriques iconiques et surtout, des discussions sans tabou avec ceux qui décrochent leur téléphone pour se confier en live. Autrement dit, une terre fertile pour étancher la curiosité et nourrir l’imagination des auditeurs, parmi lesquels de nombreux adolescents prépubères.
Quand j’en parle autour de moi, ravivant des souvenirs de posts blingee sur Skyblog, déclarations sur MSN et pelles roulées derrière le collège, tout le monde me rapporte le même mode opératoire : un téléphone ou un MP3, une paire d’écouteurs et une position horizontale. « À l’abri des parents la nuit, c’était un moment de liberté, se souvient Nadaud, 26 ans et ex-auditeur de l’émission de Difool. J’avais la sensation de faire partie de quelque chose, de parler de sujets “de grands” avec des grands, mais sans être trop sérieux, dans une ambiance cool. Instant de gloire ultime, un soir j’envoie un message au sujet du débat à l’antenne : il est lu en direct, je sursaute et m’endors satisfait ».
« J’aimais bien entendre les histoires de cul des autres, ça m’apprenait plein de trucs » – Alice, 25 ans
S’il a depuis oublié le contenu dudit texto, Alice, 25 ans, se souvient très bien des raisons pour lesquelles elle écoutait Skyrock lorsqu’elle était ado. « J’aimais bien entendre les histoires de cul des autres, ça m’apprenait plein de trucs, rembobine la puéricultrice. J’étais trop jeune pour vivre ce genre de choses mais je me projetais à travers leurs histoires ». Les questions de désir, de sexualité et de relations constituant un large de pan des “problèmes de jeunes”, Difool et son équipe en reviennent souvent à parler de cul, au gré des coups de fil qu’ils reçoivent.
C’est d’ailleurs pour des infos concrètes sur le sexe que Lucie Mikaelian, journaliste et autrice du podcast Mes 14 ans dans lequel elle raconte les prémices de sa vie sexuelle, écoutait la “Radio libre”. « Je suis née en 89 et adolescente, je n’avais mis la main que sur un vieux magazine porno de mon père et le Dico ado de Catherine Dolto, mais concernant l’éducation sexuelle c’était le néant, on ne savait pas ce qu’était un clitoris. On ne parlait peut-être pas beaucoup de clitoris sur Skyrock non plus, mais l’émission avait pour vertu d’aborder des choses dont on ne parlait nulle part ailleurs ».
Les tabous balayés par sa ligne édito “total respect, zéro limite”, la “Radio libre” a aussi été la bête noire du CSA qui lui a collé de nombreux avertissements, jusqu’à une amende de 200 000 euros en 2008 à cause d’une fellation un peu trop bien décrite. « Les problèmes avec le CSA, on n’en a plus depuis un certain temps et l’émission n’a pas changé, ça montre qu’on était peut-être en avance sur la société, pose Difool. On peut faire des conneries, on est en direct tous les soirs et personne n’est parfait, mais on reste bienveillants, on n’a pas envie de blesser un auditeur ». Pierre Bellanger, PDG de Skyrock, se défendait d’ailleurs à l’époque d’une crudité nécessaire pour décomplexer et libérer la communauté générationnelle que fédère l’émission. Un besoin d’autant plus fort à une époque où les ressources pratiques sur le sujet se faisaient rares. « Il serait débile de ne parler que de romantisme, à un moment donné on veut savoir s’il faut mettre les dents ou pas. J’exagère, mais à cet âge-là ce sont des questions qui préoccupent, on a besoin de détails crus », poursuit Lucie Mikaelian.
« Aujourd’hui, des darons répondent à des auditeurs qui pourraient être leurs gosses » – Difool
Les jeunes générations disposent aujourd’hui de nombreux espaces sur lesquels s’informer et échanger, et le quart de siècle passé a vu émerger puis tomber dans l’oubli de nombreux réseaux rassemblant la jeunesse : MySpace, MSN, Skyblog… Mais ni Facebook, ni Insta, ni Twitter n’ont signé la mort de la “Radio libre” : « Tout le monde pensait que les réseaux sociaux prendraient notre place, mais non. Quand 500 000 personnes écoutent l’émission, au moment où ça se passe, c’est peut-être le plus gros réseau social de France », objecte Difool.
Et aux auditeurs ayant vieilli en même temps que les animateurs se sont greffés les jeunes actuels, donnant lieu à des conversations intergénérationnelles plutôt rares, IRL. Un peu comme quand Marie, 37 ans et dont le copain est à l’étranger depuis plusieurs mois, demande à l’antenne si “pépom ou se faire bouffer la teuch, c’est tromper”, débat auquel participent, entre autres, des collégiens et lycéens. « L’émission est plus intéressante aujourd’hui parce qu’on a des darons qui répondent à des auditeurs qui pourraient être leurs gosses, ça réunit des gens qui ne se parleraient pas forcément dans la vraie vie, parce qu’ils n’ont pas le même âge, ne vivent pas dans le même quartier, ne viennent pas du même milieu social… Il y a 25 ans j’étais le miroir des auditeurs, c’était la jeunesse qui s’adresse à la jeunesse. Aujourd’hui, les auditeurs de Skyrock ont entre 13 et 50 ans », détaille Difool.
À 23 ans, Jérémy fait justement partie de ceux qui ont grandi avec la “Radio libre” sans jamais vraiment décrocher de ce rendez-vous nocturne, qu’il retrouve au volant de sa 206. « À l’époque je n’osais pas appeler, et comme j’écoutais en soum-soum c’était compliqué. Depuis, cette barrière technologique entre la radio et moi est tombée, et j’aime bien écrire pour dire des conneries et entendre mon message passer à l’antenne. Quand tu regardes bien, la “Radio libre” c’est juste un podcast avec des personnages qui se sont développés avec les années, des running gags, des témoignages… Même si après quelques années d’écoute tu peux trouver que ça tourne en rond, les sujets abordés sont toujours d’actualité ». Depuis cette interview, la 206 de Jérémy est partie à la casse, et son poste radio avec. Peut-être la fin d’une époque pour le Marseillais.
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