Début 2016, j’ai passé environ trois mois au Népal. Le pays essayait encore de se remettre de son grave tremblement de terre de 2015 – qui avait fait près de 9 000 mort·es. Je travaillais à l’époque comme bénévole à Katmandou, auprès des populations touchées, et j’avais notamment rencontré quelqu’un qui travaillait avec Manna Worldwide, une ONG qui aidait à reconstruire les petits villages dans les montagnes. Via via, j’ai commencé à trouver d’autres jobs, comme celui de prof d’anglais à la Holy Angel English School de Pokhara.
Vers la fin de mon projet au Népal, j’ai commencé à faire des petites recherches sur la catastrophe de Bhopal, un accident industriel survenu en Inde en 1984. En gros, une explosion a eu lieu dans une usine de production de pesticides d’une filiale de la multinationale américaine Union Carbide, ce qui a laissé échapper un nuage de gaz toxique – quarante tonnes d’isocyanate de méthyle plus précisément. On parle officiellement d’environ 3 500 à 7 000 mort·es mais certaines associations de victimes mentionnent les chiffres de 20 000 à 25 000 victimes au total.
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Dans la foulée, je me suis rendue sur place, notamment à la clinique Sambhavna Trust et au centre de réhabilitation Chingari – ces lieux ont été spécialement créés pour les victimes de la catastrophe. L’impact que cette catastrophe avait sur les habitant·es était encore bien tangible, 32 ans plus tard. Bhopal abrite aujourd’hui une troisième génération de victimes qui souffrent de malformations congénitales et le taux de mortalité y est stupéfiant. La zone qui entoure le site de l’usine n’a jamais été assainie et reste donc toxique, tout comme la nappe phréatique hautement contaminée, qui contient 40 fois plus de pesticides que le niveau autorisé.
Après un bref retour en Belgique et plusieurs mois de recherche à distance, je suis retournée à Bhopal en août 2016, pour six mois cette fois-ci, dans l’intention de compiler photos et documents pour concevoir un manifeste. J’y ai notamment pris des photos lors de la manif annuelle, durant laquelle les victimes et les activistes portent leurs revendications et détruisent des mannequins qui représentent les responsables d’Union Carbide.
Ceux-ci restent impunis et échappent toujours aux poursuites judiciaires. Union Carbide a été racheté par Dow Chemical en 2001, qui a ensuite fusionné avec DuPont en 2017. La société nie encore toute responsabilité, tandis que le PDG de l’époque, Warren Anderson, est mort aux États-Unis en 2014 sans avoir pu être jugé par la justice indienne. Poursuivi pour délit de fuite, il avait notamment réussi à esquiver les demandes d’extradition.
Les victimes ne reçoivent toujours pas l’aide dont elles ont besoin et le peu d’argent versé par Dow Chemical ne suffit pas à nettoyer le site ni à leur apporter les soins médicaux nécessaires. En mars dernier, un collège de cinq juges de la Cour suprême de l’Inde a rejeté la requête visant à obtenir une indemnisation supplémentaire de la part des entreprises américaines.
Lorsque je le recontacte par mail, Satinath Sarangi (68 ans), militant et fondateur de plusieurs organisations – dont la clinique Sambhavna Trust – m’explique que la situation à Bhopal est peut-être même en train de s’empirer. « Il y a une augmentation alarmante du nombre de cancers et de décès dus à des maladies rénales, lance-t-il. Le gouvernement est encore plus négligent qu’avant et les agences officielles ont cessé de collecter des informations sur l’impact à long terme de l’exposition aux substances toxiques sur la santé. »
Selon Sarangi, l’autre aspect préoccupant de la catastrophe en cours est qu’il n’existe aucune organisation indienne capable de procéder à une évaluation scientifique complète du problème et de proposer un plan réalisable et efficace pour nettoyer la contamination. En 2010, deux centres de recherche, le NEERI et le NGRI ont étudié le problème des déchets dangereux et proposé une méthode d’assainissement de l’environnement. « Sauf qu’un comité d’évaluation nommé par le gouvernement a estimé que les conclusions de l’étude n’étaient pas fiables, poursuit Sarangi. Les fonctionnaires du PNUE (Programme des Nations unies pour l’environnement, NDLR) qui disposent de l’expertise et de l’expérience nécessaires pour mener à bien des travaux d’assainissement, comme à Bhopal, ont proposé leur aide, mais le gouvernement indien, pour des raisons qui restent à connaître, refuse de leur envoyer une demande à cet égard. »
Le troisième gros problème à propos de la contamination des eaux souterraines autour de l’usine abandonnée d’Union Carbide est la vitesse à laquelle ça se propage. En 1991, lorsque le problème a été mis en lumière pour la première fois, le nombre de personnes touchées par la contamination des eaux souterraines était inférieur à 5 000. En 2004, la Cour suprême a reconnu la contamination de 14 communautés situées à proximité de l’usine. « Selon le dernier rapport de l’Institut indien de recherche toxicologique de Lucknow, le nombre de communautés touchées est passé à 48, avec une population affectée de plus de 200 000 personnes, remet Sarangi. Selon ce rapport, la contamination s’est étendue bien au-delà des trois kilomètres de l’usine et se déplace en fait vers le centre de la ville et les lacs. »
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