La fascination des êtres humains pour les machines imitant le vivant est plus ancienne que la chrétienté elle-même. Le premier automate de l’histoire de l’humanité, un pigeon volant et autonome fonctionnant à la vapeur, a en effet été créé autour de -400 avant J.C. par Archytas de Tarente, un disciple de Pythagore légèrement obsédé par les mathématiques.
Et les religieux n’ont d’ailleurs pas attendu son invention pour s’interroger sur les êtres mécaniques. C’est ce que rappelle Sonia Sarah Lipsyc, directrice de l’ALEPH, le centre d’études juives contemporaines du Québec : « On en discute déjà dans le Talmud à travers le mythe du Golem, cet être de glaise que certains auraient eu le pouvoir de créer. » Mais tant qu’il s’agissait de pigeons à vapeur et de monstres légendaires, les instances religieuses ne s’inquiétaient pas vraiment de leur impact sur les croyants ni sur l’Humanité en général.
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Maintenant qu’il ne se passe plus un jour sans qu’on nous parle d’une nouvelle IA ou d’un nouveau robot capable, les choses commencent à changer dans l’esprit des leaders religieux, notamment du pape François. Dans une récente prière publique, le Souverain pontife a dit espérer que la « robotique et l’intelligence artificielle servent toujours l’Humanité. » Une préoccupation plutôt étonnante qui nous a donné envie de savoir ce qui le fait flipper lui et ses homologues.
La fin de l’âme
Pour le philosophe Raphaël Liogier, ancien directeur de l’Observatoire du Religieux et auteur de Convergence(s) et singularité(s): À propos des deux concepts clés de l’eschatologie transhumaniste, cette déclaration en dit déjà long sur les craintes de l’occupant du Vatican. « En disant cela alors qu’il est au sommet de la hiérarchie de l’Église catholique, il accorde sans s’en rendre compte une conscience à un assemblage mécanique, à une machine. Cela s’oppose profondément au dogme mais il est probablement influencé par l’imaginaire de l’époque. » Et de poursuivre : « Or, si l’âme n’est que le résultat d’un assemblage mécanique, y compris chez l’homme, cela remet en cause sa nature divine et spirituelle. C’est cette idée même qui leur fait peur car si les gens se mettent à croire à cela, c’est la fin de toutes les religions qui s’appuient sur ce concept. »
« Si les gens se mettent à espérer devenir immortel grâce à la technologie, ils n’auront plus grand intérêt à être religieux ni à espérer la résurrection »
Contrairement à ce que peut laisser penser la prière du pape, ça ne serait donc pas tellement la révolution des machines qui inquiéterait les instances religieuses. Une vision que confirme l’évêque Paul Tighe, secrétaire du Conseil pontifical pour la culture, contacté par téléphone : « Ce qu’il faut comprendre dans cette prière, c’est que nous prenons très à cœur que le développement de l’Intelligence Artificielle aille dans le bon sens, que son développement soit encadré afin de ne pas creuser encore les inégalités entre les êtres humains. »
Nouvelle promesse d’immortalité
Au premier rang de ces inégalités, il y a l’allongement technologique de la vie. Et pour cause, qu’elle passe par l’utilisation de nanorobots, par le séquençage du code génétique ou des implants cybernétiques. Ainsi, la promesse d’immortalité technologique rend l’idée d’une vie après la mort bien moins séduisante. « Là encore, c’est une affaire de croyance, » explique Raphaël Liogier. « Si les gens se mettent à espérer devenir immortel grâce à la technologie, ils n’auront plus grand intérêt à être religieux ni à espérer la résurrection. Cela remet en cause tout ce sur quoi se fondent les religions dans leur version la plus populaire. »
Shmuel Trigano, président-fondateur de l’Observatoire du monde juif, précise que ce « fantasme » ne contredit en rien l’idée biblique qui ne pense pas en termes de mortalité mais de résurrection. Paul Tighe se veut toutefois prudent sur l’utilisation des technologies dites transhumanistes. « Nous devons faire très attention à séparer deux choses : ce qui relève des soins et de la protection de la vie et ce qui relève de l’amélioration et du renforcement de la nature humaine, » prévient-il en s’inquiétant d’un monde à deux vitesses où les riches pourraient s’offrir des années que les autres n’auraient pas les moyens d’acquérir. En la matière, la physicienne Faouzia Charfi, autrice de Sacrées questions… pour un islam d’aujourd’hui (Odile Jacob, 2017), rappelle quant à elle que si la préservation de la vie est essentielle, le texte coranique appelle les croyants à une attitude responsable.
« Une telle machine divinisée, c’est l’expression même de Lucifer, celui qui prend toutes les apparences de la beauté et de l’intelligence pour détourner les humains de Dieu en se faisant passer pour lui »
Dans un tout autre registre, l’idée de l’immortalité du corps remettrait aussi en cause l’un des fondements du bouddhisme. Comme le rappelle Raphaël Liogier, ce dernier se base sur l’idée que tout est impermanent, y compris la matière qui compose notre corps. Que resterait-il d’une telle vision du monde si nous ne mourions plus ? Peut-être pas grand-chose.
Une nouvelle idole
Pour accéder à la résurrection promise par les religions du Livre, encore faut-il que les humains ne s’en détournent pas pour vénérer, par exemple, une Intelligence Artificielle omnisciente et capable de répondre à toutes leurs questions. Pour Faouzia Charfi, cela pourrait être perçu comme une nouvelle religion « qui risque d’être bien dangereuse, peut-être plus que certaines religions déjà présentes. Car elle va intégrer des biais et des préjugés. Elle implique une grande puissance mais au service de qui, de quels principes ? Les masses de données qui seront (et sont déjà) utilisées pour la construire ne sont et ne seront pas neutres. » Une critique que l’on pourrait déjà appliquer aux autres religions dont les biais et préjugés se sont construits sur des siècles d’études, d’exégèses et de débats. Tandis que cette IA pourrait être programmée et biaisée sur un temps court, avec un but potentiellement immédiat.
Selon Raphaël Liogier, une telle idole pourrait même être perçue par les plus fondamentalistes comme diabolique. « Une telle machine divinisée, c’est l’expression même de Lucifer, celui qui prend toutes les apparences de la beauté et de l’intelligence pour détourner les humains de Dieu en se faisant passer pour lui, » développe le philosophe. Pour Shmuel Trigano, une telle idole créée de main d’homme serait une aliénation de la condition humaine qui pourrait toutefois être annihilée si un héros la débranchait. Et à en croire la science-fiction, pas sûr que cela suffise.
La menace ultime
Quand on interroge le rapport des religions avec les technologies de pointe, on réalise en fait qu’elles ne craignent pas nécessairement l’apparition de nouveaux outils. De l’impression massive de la Bible grâce à l’imprimerie jusqu’à l’utilisation des réseaux sociaux par les prêcheurs de tous bords, elles ont même toujours été à la pointe de la technologie quand il s’agit de servir leurs intérêts. Dans le fond, ce qui effraie le plus les religieux et les religions, c’est l’usage que les humains pourraient faire de ces technologies. Et de ce point de vue là, on ne peut que les rejoindre.
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