Un gnou surgissant d’un oeuf. Un pingouin grassouillet. Une photographie de racines, petite et floue. Une empreinte de pied difforme. C’est indéniable : à quelques exceptions près, les programmes libres et open source — en anglais Free/libre and open-source software, FLOSS — ont un goût prononcé pour les logos avant-gardistes. Énigmatiques voire complètement abstraits, tout en aplats ou bien chargés, ils n’apparaissent jamais sur les blogs de design graphique — ils sont trop punk pour ça. Voyez plutôt.
Et la liste continue. Jose Marchesi, le développeur de GNU Recutils, une gamme d’outils pour base de données dont le logo représente deux tortues en plein coït, a conscience de la situation. Les euphémismes diplomatiques de notre demande d’interview ne l’ont pas trompé : « Haha, allez, vous pouvez le dire : [ces logos] sont affreusement moches », s’amuse-t-il dans sa réponse. Il ajoute : « Ceci dit, je pense qu’il y a de bonnes raisons à ça. » Après une enquête approfondie, nous pensons qu’il y en a au moins huit.
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I – La licence libre ne paie pas
L’acronyme « FLOSS » désigne une grande famille de logiciels conçus pour être copiés, modifiés et redistribués à volonté, tant pour des motifs pratiques que politiques. Leurs plus grands représentants sont Firefox, Android, VLC, Gimp, Ubuntu… Parce qu’ils mettent la liberté de l’utilisateur au-dessus de tout, les FLOSS s’opposent radicalement aux logiciels propriétaires, c’est-à-dire protégés par le droit d’auteur. Copier, modifier et redistribuer ces programmes est impossible ou illégal. Pourtant, ils font sans doute partie de votre quotidien : les suites bureautiques et navigateurs les plus populaires sont privés, tout comme Windows, Steam, Photoshop, iTunes…
Contrairement à leurs adversaires corporate, la plupart des FLOSS sont gratuits. Résultat : ils ne rapportent pas un sou à leur équipe (souvent restreinte), qui n’a donc aucun moyen d’embaucher un designer. Pour cette raison, les développeurs de logiciels libres et open source qui tiennent absolument à se doter d’un logo décident parfois de le concevoir eux-mêmes. En général, c’est à ce moment-là que les choses tournent mal. Comme le rappelle Raimund Jacob-Blödorn, l’un des créateurs de GNU Serveez, un outil d’implémentation de serveur dont le logo représente une araignée aux yeux rigolos : « Nous sommes tous tellement habitués aux logos et aux marques que nous oublions parfois la quantité de travail qu’ils réclament. Certains graphistes vivent du seul design de logos… »
II – Surprise : les développeurs ne sont pas graphistes
Confronté à une liste officielle (mais non-exhaustive) de logos de FLOSS par Motherboard, le directeur artistique Gautier Gevrey remarque : « Effets, prédéfinis proches du WordArt, illustrations naïves ou 3D approximative… Si certains visuels semblent avoir demandé plus de travail que d’autres, leur auteur n’est pas un “professionnel”. » Bien vu : les cinq programmeurs qui ont répondu aux questions de Motherboard pour cet article ont créé le visuel de leur logiciel eux-mêmes, sans la moindre formation en graphisme.
« Peu de hackers sont également artistes visuels », regrette Adrienne G. Thompson, la créatrice de C-Graph, un logiciel de visualisation de données dont le logo mêle instruments à vent, symbole du copyright et références à la vision par ordinateur. « En conséquence de cela, ils mettent peu d’efforts artistiques dans la création des logos, et montrent peu d’intérêt pour l’esthétique du design de logos. » Notons aussi qu’ils ont sans doute autre chose à faire : développer un logiciel correct demande beaucoup de temps et d’énergie. Dans de telles conditions, pas question d’accorder trop de calories à une tâche considérée comme annexe.
III – Plus grave : les développeurs n’aiment pas les gens
Steven Rubin, le créateur d’Electric, un logiciel de conception par ordinateur pour l’électronique au logo minimaliste, pense que certains développeurs sont trop misanthropes pour s’essayer au design. « Vous devez comprendre que la plupart des programmeurs informatiques ne sont PAS sociables. Ce sont souvent des nerds gênants », sermonne-t-il dans un mail à Motherboard. « Dès lors, naturellement, certains programmeurs ne comprennent pas l’importance des logos ou de toute autre forme de marketing. » Adrienne G. Thompson acquiesce : « Dans les FLOSS, les décisions sont prises par les hackers, des individus souvent socialement ineptes et donc peu intéressés par l’expérience utilisateur. »
En clair, les programmeurs de FLOSS dessinent des logos moches parce qu’ils s’en foutent. Cependant, c’est aussi parce qu’ils s’en méfient.
IV – DESIGN = CAPITALISME
Si les FLOSS sont connus pour leurs sales logos, la laideur de leurs interfaces est quasi-proverbiale. Dans ce fil Reddit dédié à la version 4.4 de la suite bureautique LibreOffice, annoncée comme « la plus belle de toutes » par ses créateurs, un internaute grince : « La barre n’était pas très haute. » Son commentaire est le plus apprécié de la discussion, de loin.
Le truc, explique Steven Rubin, c’est que le design d’expérience utilisateur (UX) et d’interface utilisateur (UI) — les deux disciplines qui se chargent de rendre vos expériences informatiques agréables et profitables, en gros — sont étroitement liées à la « culture d’entreprise ». Comme le design de logo, elles dépendent de professionnels pointus, coûteux et difficiles à recruter, demandent un travail long et suivi et, surtout, laissent entendre que le produit auquel elles sont appliquées va être commercialisé. Car à quoi servent une interface et un logo séduisants, sinon attirer les clients, demandent les guerriers des FLOSS ?
Parce qu’il est perçu comme un glissement vers une logique commerciale, le design inspire la méfiance chez les développeurs de logiciels libres et open source. « Tout programme se doit d’être user-friendly, poursuit le créateur d’Electric, mais ils sont rarement créés de cette manière [dans la communauté FLOSS, ndlr]. Et sans culture corporate poussée par des commerciaux et des marketeux qui demandent une meilleure expérience utilisateur, cela n’arrivera jamais. » Qu’importe, répondent les puristes : l’essentiel, c’est que le programme fonctionne.
V – C’est la beauté intérieure qui compte
« Flash info : les utilisateurs de FLOSS n’ont rien à foutre des logos. Nous nous soucions d’abord des fonctionnalités, j’imagine que les fanatiques d’apple [sic] ne comprendront jamais ça… » tempête un internaute dans une discussion de la catégorie « Technologie » du forum 4chan. Un peu partout sur le web, les membres du mouvement confirment : le logo et l’interface sont de peu d’importance face au code et à la fonction. « Je pense que la mentalité “la forme suit la fonction” est courante chez les programmeurs, témoigne Raimund Jacob-Blödorn. Du coup, nous sommes nombreux à ignorer l’UI. De toute façon, nous sommes plongés dans une interface en ligne de commande ou dans de la bouillie de code source à longueur de journée. »
Dans une discussion sur la laideur supposée du système d’exploitation libre Mint, un internaute rappelle : « Trouvez vous une vie, les gars. Mint est un outil. » « Mon coeur se remplit d’effroi chaque fois que je vois une interface améliorée, ose un anonyme dans la discussion Reddit sur LibreOffice 4.4. Je veux juste que tous les bugs soient supprimés et que le code soit encore amélioré. » Toujours sur Reddit, une réponse au sujet « Question honnête : pourquoi Linux est-il si moche ? » établit un parallèle limpide : « Les belles interfaces utilisateurs sont comme certains tableaux de bord de voiture… Cool mais impossible d’y trouver un pauvre bouton. »
Dans la mouvance FLOSS, tout effort graphique risque d’être perçu comme une distraction qui menace la fonctionnalité d’un programme. Les interfaces synthétiques pourraient enterrer des boutons importants, les efforts pour créer un logo potable détourner l’attention du code. Alors la communauté persiste dans son hostilité à l’encontre des jolies choses, non sans humour. « Nous avons une blague au sujet des mauvaises interfaces, s’amuse Steven Rubin. On dit que les programmes de ce genre ne sont pas “user-friendly” mais “programmer-friendly”. Cela signifie que l’interface est bonne pour le programmeur qui l’a conçue, mais pour personne d’autre. » Ce qui nous amène au point numéro six : les développeurs FLOSS adorent rire.
VI – Les développeurs sont rigolos
Rares sont les logos à la fois drôles et réussis. Beaucoup de programmeurs de FLOSS semblent l’ignorer ou s’en foutre. « Les hackers adorent les blagues finaudes » explique Jose Marchesi, le créateur de GNU Recutils. « C’est tout naturellement que ce côté joueur se retrouve dans les logos. » Steven Rubin confirme avant de révéler qu’il est lui-même un grand blagueur : « J’apprécie l’humour, et l’utilise souvent. Même le nom de mon logiciel est une blague. “Electric” renvoie à la simplicité d’un circuit électrique, mais mon programme est dédié au design de circuits intégrés, un domaine autrement plus complexe. (…) Le bon mot est donc “Electronic”, pas “Electric”. Je fais une blague en appelant mon programme “Electric”. » Comble de la blague, le logo d’Electric est une prise électrique.
Bon nombre de développeurs épris d’humour affublent leur programme d’un nom et d’un logo-jeu de mots de ce genre. Le système d’exploitation GNU, l’un des piliers du mouvement FLOSS annoncé en 1983 par le fameux Richard Stallman, est l’acronyme récursif de « GNU is not Unix » — Unix étant le système d’exploitation commercial dont il s’inspire. Le prolongement graphique de cette vanne est une mascotte-logo en forme de gnou béat. GNU, gnou, vous l’avez ? Ce logo aurait été choisi pendant les années 80, c’est dire si les FLOSS pratiquent l’humour de longue date.
VII – C’est presque une tradition
L’autre pilier du mouvement FLOSS, le noyau de système d’exploitation Linux de Linus Torvald, est représenté par un manchot dodu appelé Tux. L’animal, choisi par Torvald lui-même à l’aube des années 2000, a d’abord été considéré comme faible et disgrâcieux par une partie de la communauté. Les frondeurs, qui lui préférait des « bêtes nobles et fortes comme des requins ou des aigles », ont fini par déclencher la colère de Torvald. « Ils n’ont jamais vu de pingouin les charger à plus de 150 km/h, écrit le programmeur dans une discussion Usenet datée de 2006. Sinon, ils feraient beaucoup plus attention à ce qu’ils disent. »
Tux est désormais reconnu comme le logo officiel de Linux. Il a engendré une telle quantité de variantes qu’il pourrait presque être considéré comme un mème. Quiconque traînait sur Mininova au début des années 2000 n’a pas pu échapper à sa version Crystal et ses costumes : Tux Batman, Tux Sangoku, Tux Street, Tux GIGN. C’est fini, mais comment tourner la page ? Et comment oublier Tuz, le diable de Tasmanie déguisé en Tux qui a servi de mascotte officielle à la conférence Linux australienne de 2009 ?
VIII – Peut-être que c’est fait exprès
Certains événements pourraient faire croire que la communauté des FLOSS tient à rester dans son ghetto graphique. En 2017, The Document Foundation, l’organisation en charge de LibreOffice, a demandé aux internautes d’élire une mascotte pour le logiciel. Le vote a tourné à la catastrophe au deuxième tour. Les douze finalistes ont été accueillis avec une froideur telle — « Putain, ces designs sont vraiment vraiment mauvais » ; « TDF, je déclare que vous êtes une honte pour la communauté Open Source, car vous préférez les mascottes de banques d’images merdiques aux superbes créations de la communauté » — que l’élection a été annulée. Plus embarrassant encore, six designers ont été accusés de plagiat.
Et si les mascottes, les logos et les interfaces moches étaient trop profondément inscrits dans les gènes des FLOSS pour être remplacés ? Les logiciels libres et open source sont ainsi, un point c’est tout : autrement, ça ne cadrerait pas. « Je trouve que l’amateurisme de ces logos est presque rassurant et assez représentatif du logiciel libre (pas de budget, des gens passionnés qui sont experts dans leur domaine et qui se foutent de tout l’aspect image ou marketing) » remarque Gautier Gevrey. Tant pis, tant mieux.
Il faut le reconnaître, la famille FLOSS compte quelques beautés « conformes ». Firefox, Ubuntu, WordPress, et, heu… Les logos de LibreOffice et du mouvement open source lui-même ne sont pas si moches. Ces remarques sont subjectives, c’est vrai. Pourtant, comment prétendre que l’apparence léchée des logiciels propriétaires n’a rien à voir avec leur hégémonie ? Les FLOSS ne peuvent pas rivaliser avec leurs logos élégants et leurs interfaces amicales. « Jusqu’à ce que les FLOSS décident d’impliquer et respecter les designers, reconnaît Adrienne G. Thompson, ils n’auront rien à répondre aux départements d’art et de design d’Apple et Microsoft. » C’est dommage : contrairement aux rejetons de Microsoft, Alphabet et consorts, les FLOSS vous appartiennent vraiment, ne vous espionnent pas, ne vous mettent pas à la merci d’une entreprise ou d’un gouvernement. Un gnou bizarre ne devrait pas suffire à balayer ces avantages.
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