Société

Pourquoi les mouvements féministes et LGBT sont indissociables de la lutte contre le racisme

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Quelques jours après la manifestation pour George Floyd, l’autrice féministe Virginie Despentes signe une lettre adressée “ à ses amis blancs qui ne voient pas où est le problème.” Elle y décrit une conscientisation du privilège que représente sa blancheur: “ Je suis blanche. Je sors tous les jours de chez moi sans prendre mes papiers. Une blanche comme moi hors pandémie circule dans cette ville sans même remarquer où sont les policiers (…) Je ne peux pas oublier que je suis une femme. Mais je peux oublier que je suis blanche. Ça, c’est être blanche. Y penser, ou ne pas y penser, selon l’humeur. En France, nous ne sommes pas racistes mais je ne connais pas une seule personne noire ou arabe qui ait ce choix.”

Cet éveil sur le tard reflète combien la dimension raciale et son interconnexion au genre et à la classe sociale demeurent occultées des luttes féministes et LGBT à l’avant-scène de l’espace médiatique, à prédominance blanche et bourgeoise. Cette tendance au « color blind » perpétue l’écriture d’une histoire écrite du point de vue des dominants, invisibilisant la réalité de minorités sujettes à une multitude d’oppressions. C’est ce que souligne Audrey W., féministe queer noire et mère : “En France, je ne vois aucune représentation de femmes noires homosexuelles, c’est le vide absolu; je dois aller à des soirées dont la cible sont les personnes racisées pour en rencontrer, mais celles-ci sont invisibles de la masse LGBT franco-français. On n’est jamais représenté et on a faire à une méconnaissance de nos existences la plus totale. Cela crée de nouvelles luttes au sein des luttes LGBT.”

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Le féminisme: une histoire racontée par le point de vue des blanches

Dans l’histoire biaisée du féminisme occidental, Le Deuxième Sexe, que Simone de Beauvoir publie en 1949, est érigé au rang de texte fondateur, la “bible du féminisme” selon The Guardian. L’autrice y aborde une oppression structurelle face à l’homme dominant, mais ce de façon universaliste, suggérant une seule et même aliénation partagée par toutes les femmes. Cette aristocrate, élevée entre Saint Germain des Prés et la propriété cossue familiale en Corrèze occulte toute réalité qui n’est pas la sienne: elle ne prend pas en compte la réalité des femmes racisées, non hétérosexuelles, précaires, qui subissent non pas un mais une imbrication de stigmates.

Ce sont ces mêmes privilèges passés sous le silence qui transparaissent dans The Feminine Mystique (1963) de Betty Friedan, également considéré comme un texte pionnier dans l’histoire du féminisme blanc. L’auteure y désigne “un problème qui n’a pas de nom”, faisant référence au malaise de la femme bourgeoise confinée dans un rôle de mère au foyer. “On ne peut plus ignorer cette voix à l’intérieur des femmes qui dit : “Je veux plus que mon mari et mes enfants et ma maison” écrit-elle. Alors qu’elle milite pour travailler, elle oublie que les usines, les champs, les manufactures sont remplies d’ouvrières – en grande partie afro-américaines- depuis le 19ème siècle. Ce foyer et cette vie sans labeur qui est pour elle une prison serait un idéal pour beaucoup – avantage qu’elle n’adresse jamais.

Son texte contribue à lancer le mouvement de “Second Wave Feminism”. Celui-ci sera vastement critiqué pour sa perspective et ses combats ne s’appliquant qu’aux femmes blanches et bourgeoises, et ne prenant jamais en compte le contexte politique hors de son cocon. Alors que ses actrices se battent pour le droit à la contraception, au même moment, les femmes afro-américaines et latino subissent une stérilisation contre leur grès, dans une politique eugéniste alors en vigueur. (Notons que la France aussi impose dès les années 60 des stérilisations, avortements et contraceptions forcées dans les départements d’Outre-Mer alors qu’elle les interdit dans l’Hexagone, comme le souligne la militante décoloniale Françoise Vergès.)

“Quel poids ont les vérités, les expériences, les découvertes des femmes blanches auprès des femmes noires?” s’interroge l’autrice Toni Cade Bambara dans The Black Woman: An Anthology (1970). Elle appartient au Black Feminism qui apparait à la même époque, pendant le mouvement des droits civiques demandant l’égalité entre noirs et blancs et l’abolition de la ségrégation raciale. En nait la volonté de se créer un espace autant dans le parti politique masculin du Black Nationalism que dans les mouvements féministes. Bambara, mais aussi Angela Davis dans Femme Classe Race ou Mary Ann Weathers dans An argument for Black women’s liberation as a revolutionary force , laissent entendre une réalité sujette à des oppressions démultipliées, sexistes mais aussi racistes et classistes.

Ce combat pose les bases de ce que la penseuse féministe Kimberlé Crenshaw nomme en 1989 l’intersectionalité, en réponse à la domination blanche et bourgeoise des Second Wave Feminists, et dénonce une marginalisation plurielle dont souffrent les minorités racisées.

L’histoire LGBT: une longue histoire de pinkwashing et d’objectification

En 1969, les émeutes pour les droits LGBT éclatent. Le métissage important de cette lutte est souvent gommé des récits dominants: Alors que la première pierre est jetée par l’activiste trans et travailleuse du sexe afro-américaine Marsha P. Johnson, le film Stonewall de Roland Emmerlich en 2015 la remplace par un homme blanc, vers une narration plus normative.

“On a vu à la suite de Stonewall une récupération de ce symbole par l’homme gay blanc hétéronormé” dit Patrick Thevenin, journaliste spécialisé dans les problématiques LGBT, “le sexe fort a dominé la parole et réécrit l’histoire à sa façon, mettant de côté les minorités, ou les exotifiant.”

Effectivement, dans les années 80, les gays racisés sont absents des représentations médiatiques, de la presse dédiée, mais apparaissent fétichisés dans des contextes pornographiques. La société de production de films X Citébeur met en scène des figures de “caillera” maghrébines hyper viriles objectifiés, permettant au spectateur de réaffirmer sa domination quasi-coloniale.

Le compte Instagram Personne Racisées Vs Grindr répertorie les messages essentialisants et xénophobes reçus sur l’appli de rencontres gay Grindr par des minorités de la part personnes blanches. Certaines disent rechercher un “beau black bien monté”, d’autres précisent sur leur profile “no asiat, no black”.

“Dans les milieux gay masculins, dont les milieux associatifs, on trouve une attitude paternaliste de “white savior”, de touche pas à mon pote racisé avec lequel je peux m’encanailler pour choquer les bourgeois” remarque Anthony Vincent, journaliste et co-fondateur du podcast Extimité, dédié aux questions de luttes intersectionnelles et violences structurelles.

A Paris, alors que le bar associatif queer La Mutinerie menace de fermer ses portes, à quelques pas, le quartier du Marais est envahi de boutiques de luxe visant une clientèle masculine gay de classe supérieure dit DINK (double income no kids). Cette dernière est largement passée à droite, s’est désolidarisée des luttes, et incarne aujourd’hui une élite LGBT blanche qui invisibilise le restant du spectre.

Vers une convergence des luttes

Un changement pourrait-il se profiler à l’horizon? Comme le notait la réalisatrice engagée Rokhaya Diallo: “une nouvelle génération va démonter et manifester contre le patriarcat autant que le racisme, et s’intéresse à tous les systèmes de domination”.

C’est le cas d’Océan, militant trans et féministe: “Le “féminisme” pour moi présuppose de lutter contre le système de domination blanc hétéropatriarcal et capitaliste qui oppresse toutes les personnes minorées et qui se heurtent à des oppressions systémiques.”

Il rappelle que la plupart des mouvements queer ont été lancés par des personnes racisées: le concept même de queer a été inventé par l’auteure chicana Gloria Anzaldua et non Judith Butler, qui se l’est librement réapproprié. “Ce sont les blanc.he.s qui ont produit une scission entre ces luttes, en excluant les personnes racisées de leur luttes, à l’instar des mouvements féministes mainstream.” ajoute-t-il, soulignant que le blanchissement de ces luttes est si radical que celles-ci sont déconnectées de toute perspective raciale et coloniale, alors que “les personnes racisées sont les premières concernées.” Au point de ne pas reconnaitre la normativité occidentalo-centrée de la culture LGBT.

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C’est ce que déplore Sarra Ryma, réalisatrice queer algérienne qui défend une décolonisation de l’imaginaire queer.On dirait que le monde occidental, civilisé, blanc, citadin et instruit avait inventé ce mouvement. Qu’il avait évolué pour en arriver là. Et que pour en faire partie, il fallait, que les autres empruntent ses mêmes codes et s’adaptent en singeant son modèle (…) Les blancs nous donnent l’impression qu’ils nous ont sauvés de notre propre communauté en nous acceptant dans la leur.” dit-elle, et ajoute “Nous autres racisés, on a compris qu’on n’avait pas été emmené dans un univers magique, humaniste et civilisé… mais qu’on devait participer a la construction de ce monde. Que notre rage, notre colère, nos cris, nos youyou, nos poings levés et genoux à terre pouvaient être une arme puissante pour déconstruire la “white patriarchy”.”

Pour elle, cette déconstruction passe aussi par une solidarité et un regard transversal porté sur les injustices: Cette année, elle assiste à 10 marches, la GayPride, Hirak (marche algérienne contre le gouvernement en place), Give a Fuck (marche pour le climat), Gilet Jaune (inégalité socio-économique), Nous toutes (Manif feministe en novembre), La marche en non-mixité (post Césars), 8 Mars (marche féministe), La vérité pour Adama (BLM) – pour « Que mon identité devienne aussi multiple que ne le sont mes combats sans que l’un cannibalise l’autre » dit-elle.

Son cas n’est pas isolé. Comme le souligne Anthony Vincent, de nouvelles convergences apparaissent à l’avant scène médiatique: “ des auteurs gays comme Edouard Louis ou Geoffroy de la Gagnerie sont derrière Assa Traoré et milite pour la cause “Justice pour Adama; les manifestations en tous genres voient apparaître des “pink blocks”, ou groupes gay, et Le CLAQ (Comité de Libération et d’Autonomie Queer) milite pour les droits des migrants.”

Audrey W. émet néanmoins quelques réserves: « Et après avoir écrit une lettre, on fait quoi? Comment faire pour accéder aux mêmes droits? Qu’est ce qu’on fait socialement pour réduire les inégalités? »

Pour l’auteure féministe Axelle Jah Njiké, ce processus participe à un questionnement essentiel. « Peut-être parce comme le disait la poétesse et activiste noire américaine, Maya Angelou, nous avons bien plus de choses en commun que de choses qui nous séparent. La porosité des engagements révèle que nous sommes plus nombreux à nous rendre compte qu’il faut arrêter de se mettre dans des cases. À ne plus vouloir d’une société qui veut nous faire rentrer dans un moule. Et que ce rapprochement est somme toute inéluctable car nous luttons au final pour la même chose, le droit à la singularité. A l’acceptation. À la considération. Que l’on soit une personne noire, une féministe ou une personne transgenre, nous aspirons tous à la même chose, le droit de mener notre vie selon nos propres termes et le respect de notre intégrité physique, sexuelle, émotionnelle. Nous sommes interconnecté.e.s les un.e.s aux autres, et ensemble nous sommes plus fort.e.s pour faire valoir ce droit à la singularité de nos existences et de notre personne. »