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Pourquoi les Québécois sont obsédés par le poulet rôti

À mesure que les chefs québécois se démènent pour que la haute gastronomie locale s’impose sur la scène mondiale, on peut noter quelques effets bénéfiques : ils diffusent déjà le sentiment qu’elle existe – une notion de plus en plus ancrée dans la conscience collective.

Cette gastronomie du terroir est hautement influencée par les cuisines autochtones et les différents flux migratoires que la province a connus. Aujourd’hui, la poutine est mondialement célèbre quant à la bouffe de cantines, elle demeure un classique indémodable, tout comme la viande fumée.

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Mais le Québec peut aussi se vanter d’avoir une autre catégorie d’établissement typique : la rôtisserie. Dans presque chaque ville et village de la province, il y a un établissement aimé de tous, où les cuistots embrochent chaque jour des volailles marinées et les placent sur une rôtissoire.

Les viandes tournent lentement et longuement près d’une source de chaleur avant que le résultat juteux et croustillant ne soit découpé et servi. Invariablement, le poulet dit « BBQ » sera accompagné de frites, de salade de choux et de l’inévitable petit pain, le tout recouvert d’une sauce élaborée à partir des jus de cuisson.

Au Canada, on voit d’abord apparaître le poulet BBQ dans l’ouest du pays, où l’on préparait déjà des viandes comme du bison et du chevreuil.

En Europe, la tradition de la rôtisserie remonte au Moyen Âge. À l’époque, rôtir une viande était le moyen privilégié pour la cuire en vue d’un banquet ou d’un repas dans les familles nombreuses. Des commis de cuisine, généralement de jeunes garçons, qu’on appelait jadis des galopins, s’assoyaient et faisaient lentement tourner la broche.

Plus tard, un mécanisme activé par des chiens que l’on faisait courir permettait en quelque sorte d’automatiser le processus. Sous le règne de Louis IX, en 1248, des associations professionnelles ont commencé à se former, dont celle des ayeurs (ou oyers).

Les ayeurs n’avaient à l’époque que le droit de rôtir des volailles, surtout les oies dont les Français étaient particulièrement friands. En 1670, les ayeurs s’associent avec toutes les autres corporations spécialisées dans la préparation de la viande pour former la Confrérie des rôtisseurs, encore en activité à ce jour.

Au Québec, il existe toutefois une manière bien particulière de faire le poulet rôti, baptisé « poulet BBQ ». Hélène-Andrée Bizier, historienne et écrivaine, m’a d’abord expliqué d’où venait cette appellation.

Le terme BBQ, me dit-elle, vient de la tradition des barbecues du sud des États-Unis, où les esclaves noirs organisaient des festins de viandes grillées, surtout du poulet, une des rares viandes qui leur étaient accessibles. Au Canada, on voit d’abord apparaître le BBQ dans l’ouest du pays, où l’on préparait des viandes comme du bison et du chevreuil.

En 1935, la compagnie de moutarde Keen’s publie dans La Revue moderne une publicité pour ses produits mettant en vedette une recette de poulet, Georgia Barbecue, destinée aux mères au foyer qui tentent de varier leurs recettes.

Vers 1940, dans un reportage sur Griffintown, Le Devoir parle de quelques restaurants de barbecue. Après la guerre, les élevages de poulet s’industrialisent, les recettes de poulet rôti à la mode barbecue sont de plus en plus populaires et, dès les années 1950, les adresses se multiplient au Québec, comme à Joliette et Chicoutimi.

Si l’emblématique chaîne préférée des Québécois, St-Hubert, est pour tous LA référence en matière de rôtisserie, elle n’est certainement pas la première. Lorsqu’Hélène et René Léger ouvrent leur premier restaurant St-Hubert BBQ en 1951, il y a déjà deux autres rôtisseries de poulet dans un rayon de 3 km.

Ce qui a permis à St-Hubert de se démarquer raconte Hélène-Andrée Bizier, c’est la livraison à domicile – un principe tout à fait novateur à l’époque. Plus tard, St-Hubert devra lutter contre la concurrence d’une autre chaîne de rôtisserie, Au Coq, fondée par la famille Benny, des éleveurs de poulet de la région de Lanaudière.

Après de nombreuses disputes internes, plusieurs membres de la famille Benny décident d’ouvrir leurs propres chaînes de rôtisseries (Au Coq, Benny Bar-B-Q, Les rôtisseries Benny, Benny & co., Benny & plus).

Il faut se rappeler que tout se passe à une époque où les gens commencent peu à peu à manger au restaurant pour le simple plaisir de ne pas avoir à cuisiner. Les rôtisseries sont donc relativement abordables, mais maintiennent aussi un semblant de chic. Elles proposent même des dîners de réveillon avec de la dinde rôtie.

Flotte de livraison St-Hubert

Les rôtisseries québécoises ne se contentent d’ailleurs pas de servir du poulet rôti. Il y a aussi les traditionnelles soupes de poulet, les pâtés de poulet et un mets qu’on ne voit pas souvent à l’extérieur du Québec : le « hot chicken ».

Personne ne saurait vraiment dire d’où vient cet emblématique sandwich composé de poulet effiloché entre deux tranches de pain et recouvert de sauce brune ainsi que de petits pois.

L’historien culinaire québécois Michel Lambert avance que le hot chicken tel qu’on le connaît est arrivé après la guerre, alors que les grands magasins new-yorkais de l’époque participaient à la diffusion des sandwichs chauds.

Ces sandwichs s’inscrivent dans la tradition moyenâgeuse de servir les viandes rôties et les sauces sur des tranches de pain, plutôt que des assiettes. Ces morceaux de pain avec restes de viande couverts de sauce étaient ensuite distribués aux paysans défavorisés qui venaient quémander aux portes des châteaux.

Image via www.scores.ca

J’ai trouvé un ouvrage fascinant qui mériterait son propre article, un livre intitulé The Up-to-Date Sandwich Book : 400 Ways to Make a Sandwich. Rédigé en 1909 par Eva Green Fuller, le livre comporte une recette de hot chicken sandwich. Les instructions vont comme suit :

« Entre deux tranches de pain légèrement beurrées, placer des tranches de poitrine de poulet chaude. Verser dessus une sauce faite à partir du bouillon de poulet modérément épaissi et assaisonné avec sel, poivre et un peu de persil haché. Couper en triangle et servir avec un cornichon et un radis. »

Ce qui fait la spécialité du poulet BBQ à la québécoise, c’est qu’on a pris un truc apporté par des immigrants et on l’a mélangé à nos traditions françaises.

Je ne suis pas tout à fait convaincu de l’accord radis-cornichon-hot chicken, mais à quelques petits pois près, ça ressemble quand même pas mal à notre hot chicken national.

Bon, on a retracé dans les grandes lignes les origines du poulet BBQ québécois. Qu’en est-il des accompagnements ? Les frites sont, bien entendu, l’à-côté classique de beaucoup de plats de restauration rapide. Mais pourquoi la petite salade de choux et le pain tout juste grillé ?

Image via le site www.st-hubert.com

L’explication pourrait être aussi simple que stupide. Vous vous rappelez l’annonce de Keen’s de 1935 avec la recette de poulet BBQ mentionnée plus haut ? Il s’avère qu’une salade à base de chou, de moutarde, de sucre et de vinaigre était désignée comme l’accompagnement parfait du poulet.

Au début du siècle, le chou était particulièrement apprécié au Québec. Les arrivages de laitues fraîches étaient rares, surtout durant les périodes de rationnement, alors que le chou résiste bien à l’hiver.

Et le pain magnifiquement imbibé des graisses du poulet, pour lequel toute la famille se bat ? Il ne serait, d’après Hélène-Andrée Bizier, qu’un placement de produit de grandes boulangeries comme Pom et Weston.

Plusieurs recettes populaires de l’époque ne sont d’ailleurs que des inventions de l’industrie, me raconte-t-elle. Le grilled cheese, par exemple, est le résultat d’une campagne de pub des producteurs de grille-pain.

Le légendaire Chalet Bar-B-Q. Image via Trip.

De toute évidence, donc, la rôtisserie telle qu’on la connaît au Québec est une tradition typiquement locale. Dans le reste du Canada, St-Hubert doit rivaliser avec Swiss Chalet, sa compagnie-sœur sous l’égide du groupe Cara.

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Sauf qu’apparemment, même Swiss Chalet serait une invention montréalaise – née en Ontario après une rupture avec la légendaire institution anglo-montréalaise Chalet BBQ de Notre-Dame-de-Grâce.

Ce qui fait la spécialité du poulet BBQ à la québécoise, c’est peut-être justement le fait qu’on l’ait « montréalisée ». On a pris un truc apporté par des immigrants et on l’a mélangé à nos traditions françaises. Pas tout à fait un vrai BBQ à l’américaine, pas tout à fait un poulet rôti à la française, mais un hybride. Un entre-deux qui nous est propre et qui nous ressemble.

Billy Eff est sur internet ici et .