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Les banlieusards, nouvelles cibles des sites de paris sportifs

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Après un pari gagnant un jeune homme devient le « roi », façon Simba dans Le Roi lion, porté en triomphe devant sa cité. A l’image de cette publicité Winamax, les opérateurs de paris sportifs ont décidé de draguer la jeunesse des quartiers populaires en utilisant des clichés déjà bien en vogue. Pêle-mêle : arrestation, roue à moto, partie de foot au pied des tours, autant de scènes visibles dans leurs clips. Et c’est le cas pour beaucoup d’autres sites : Betclic, Unibet, Parions Sport, etc. Damien*, créatif dans une agence de publicité en charge de clips pour ces sites de paris sportifs, explique que « Le client nous a demandé d’aller chercher ces gens-là. En banlieue t’as plein de mecs qui sont chauffeurs Uber, d’autres qui vivent un peu de rien, et qui veulent gagner de l’argent rapidement. Ces gens parient comme des dingues. Donc cette campagne répond à l’objectif de choper la préférence de marque dans ce marché très concurrentiel. » En 2017, les paris sportifs sont devenus le premier secteur du jeu d’argent en France. L’année passée 2,8 millions de personnes ont joué, parmi elles, les moins de 35 ans fournissent le gros des parieurs (72%).

Au quatrième trimestre 2019, 10% des parieurs ont engagé 74% des mises. Cette population principalement masculine, férue de football, « particulièrement les 18-25 ans », selon Damien, est la cible des opérateurs, dont les poids lourds que sont Winamax, Betclic ou Unibet. Ces derniers ont tenté d’adopter ces prétendus codes dans des campagnes lancées cet automne. Winamax a même tapissé bus et quais de métros de ses similitags au marqueur. Son concurrent, Betclic, a répondu avec le rappeur Gradur comme égérie. « Ces pubs veulent raconter le quotidien supposé du banlieusard, en décrivant beaucoup de clichés. Moi j’aurais montré que la banlieue ce n’est pas que ça, analyse Jalil Bengana, cofondateur de Targ’Ethnic, agence de marketing ethnique. Mais l’essence de publicité c’est pas la nuance, c’est de vendre ».

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« Ces oracles sportifs vendent des pronostics avant de rediriger leurs jeunes clients vers les opérateurs. Ils empochent au passage une commission sur chaque dépôt d’argent »

Hakim, 21 ans, habitant du 95, jongle entre son appli de livreur à vélo et celles de paris sportifs. « J’ai commencé à 15 ans avec de petites sommes. Mais tu t’aperçois vite que parier est un vrai taf, si tu veux gagner il faut le faire sérieusement, passer genre 2 heures par jour dessus. » Il voit les pubs des opérateurs comme un moyen « d’attraper les nouveaux parieurs » : « Moi j’ai de l’argent sur quatre sites, je vais là où les cotes sont les meilleures, mais si tu commences, tu vas aller vers l’appli qui t’inspire le plus confiance donc celle que t’as le plus vue à la télé ou ailleurs. » Randy, 22 ans, parie beaucoup pour gagner de l’argent et « donner plus de sensations » aux matchs qu’il regarde. Et évoque les pubs qui décorent son quartier à l’Île-Saint-Denis dans le 93 : « Je fais pas spécialement attention, mais ça rentre forcément dans ta tête. Et après il y a les réseaux sociaux, snapchat, où la majorité des pronostiqueurs travaillent avec les sites. » En effet, beaucoup de ces oracles sportifs vendent des pronostics avant de rediriger leurs jeunes clients vers les opérateurs. Ils empochent au passage une commission sur chaque dépôt d’argent.

L’autorisation du jeu en ligne en 2010 et la fin du monopole de la Française des Jeux (FDJ) ont permis l’émergence d’une économie où les opérateurs se tirent la bourre. « On vient d’avoir les chiffres, ils sont spectaculaires, après la campagne on a acquis près de 200% de chiffre d’affaires en plus dans le secteur des paris sportifs, 70% de progression, ça montre que notre message a été compris », selon une source travaillant pour l’une des agences en charge de ces sites. Plus fort qu’un prono, il y a trois ans deux économistes Quentin Duroy et Jon D. Wisman avaient prévu dans une étude – Le monopole de l’État français sur les jeux d’argent : de l’art d’extorquer des fonds aux plus démunis – l’arrivée de ce type de pubs. « On peut facilement imaginer des campagnes publicitaires omniprésentes utilisant des approches marketing encore plus agressives que celles de la FDJ et cherchant constamment à accroître le nombre de produits et d’occasion de jeux (augmentant ainsi le taux d’addiction et visant les populations les plus vulnérables tels que les jeunes et les pauvres) ainsi qu’un plus grand risque de criminalisation », expliquaient-ils.

« J’avais un grand-père ouvrier qui m’emmenait aux courses hippiques, il était passionné par ça, et, là-bas, la clientèle était ultra populaire, se souvient Jean-Christophe Desprès, président de Sopi, agence de marketing ethnique. Il y a un déterminant social qui fait que les jeux d’argent visent les pauvres. Aujourd’hui avec le online, le market c’est presque devenu scientifique, donc ces entreprises-là ciblent les jeunes pauvres. Même si on France on n’a pas de stats ethniques, on sait où ils habitent. Et à partir de ces statistiques tu adaptes ton marketing, et les créatifs font le reste. » L’Observatoire des inégalités nous apprenait cet automne que le milieu socioéconomique n’est pas un déterminant majeur dans le fait de jouer, mais que les parieurs réguliers, tous jeux d’argent confondus, sont ceux aux revenus les plus modestes. Attirés notamment par l’immédiateté du gain, valeur exaltée dans les campagnes publicitaires. Le pari sportif a ses spécificités.

Si Parions Sports est plus soft que Winamax ou Betclic dans son approche marketing, la division paris sportifs de la Française des Jeux peut attirer des parieurs plus jeunes dans ses points ventes. « Les buralistes sont pas très regardants », confirment Hakim et Randy qui ont commencé à miser dès le berceau au bureau de tabac. « Les parieurs sportifs se révèlent plus assidus que les autres, avec des fréquences de jeu supérieures puisqu’un sur vingt joue tous les jours », révèle de son côté l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies.

Mécaniquement plus il y aura plus parieurs plus il y aura de jeu dit « problématique », qui touche près de 5% des joueurs, selon l’Observatoire des jeux. Ces derniers correspondent aux « joueurs excessifs » qui présentent des signes de dommages importants liés à la pratique des jeux, et aux joueurs à « risque modéré » qui présentent des signes moins importants. Jean-Michel Costes qui a dirigé l’étude publiée en 2014 mettait en garde : « Dans le cas des joueurs problématiques, il s’agit plus souvent d’homme, plus jeunes que l’ensemble des joueurs, de milieux sociaux plus modestes et moins diplômés. » L’Observatoire des inégalités ajoutait : « Près de 60% de joueurs à risque ou pathologiques ont des revenus mensuels nets inférieurs à 1 100 euros et la quasi-totalité a au mieux un niveau d’études équivalent au baccalauréat. »

Dans leur étude Quentin Duroy et Jon D. Wisman proposaient que les recettes fiscales tirées du jeu soient utilisées à des fins d’intérêt public, notamment envers les groupes désavantagés. Un jour peut-être. Vieux de dix ans en France, le jeu en ligne et son coût social sont peu documentés. Annonceur généreux des médias, en particulier sportifs, ces entreprises s’épargnent aussi une critique trop appuyée de ceux-ci. Certains journalistes étant même devenus égéries de ces marques, à l’image de Pierre Ménès, Hervé Mathoux ou Julien Laurens.

La suite pourrait aller voir vers la régulation des publicités, comme c’est le cas pour l’alcool ou le tabac. Pour l’heure, Damien a tout loisir de penser à la prochaine campagne sur laquelle il travaillera, déjà signée, et qui ressemblera beaucoup à sa grande sœur : « Ce sera une histoire différente, mais avec le même champ lexical… »

*Le prénom a été modifié.

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