Pourquoi Marseille est la plus belle ville de France

Dans son ouvrage Haschich à Marseille (1935), le philosophe Walter Benjamin, pris par l’ivresse du shit local, décrit un après-midi ensoleillé dans la cité phocéenne. Il relate ses expériences olfactives et chromatiques au gré de ses déambulations sur le Vieux-Port, le cours Belsunce et la Canebière. Ce juif communiste des ghettos de Berlin était l’un des premiers à suggérer que la vie urbaine allait intensifier le sentiment de solitude et voilà qu’à Marseille, il rencontre ce que le tout aussi camé Baudelaire avait trouvé dans Paris quelques décennies auparavant : un paradis artificiel sinistre mais agréable dans lequel il vivra ses derniers jours.

Ce n’est pas la douce harmonie de plusieurs millénaires d’architecture rassemblés qui a littéralement fasciné Walter ni le charme des lieux, mais plutôt la laideur des gens : « Je fus émerveillé par ces visages qui m’entouraient et qui pour la plupart étaient remarquablement farouches ou laids […]. Et j’ai soudainement compris comment à un peintre, la saleté pouvait apparaître comme le véritable réservoir de la beauté. »

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Mais alors que je déambule aujourd’hui dans les rues de Marseille en essayant, en vain, de suivre les pas de Walter, je suis déçu : la foule est insuffisamment vilaine. Il y a même des jolies filles et les odeurs de pisse et d’huile de moteur qui, selon lui, régnaient sur le Vieux-Port ont été chassées par des effluves de kebabs et des émanations de chichas parfum double pomme. Les Quais d’Arenc, où Walter fumait son bambou amusé par la galère des prolétaires, voient pousser les tours Horizon et Balthazar qui vont tutoyer la tour CMA-CGM. En fait, tout se passe comme si les décennies passées avaient érodé les souvenirs pour laisser place à la modernité au détriment de l’identité de la ville. Mais ce n’est pas aussi simple.

La gare Saint-Charles

Les enquêtes menées sur la question de l’identité marseillaise sont formelles. Pour reprendre les mots de IAM : « Ici, on est Marseillais bien avant d’être Français. » C’était la conclusion d’une étude parue en 2001 pour laquelle les auteurs ont interrogé des jeunes sur leur sentiment d’appartenance. Il en ressort une harmonie identitaire qui n’existe pas ailleurs entre des individus d’origines différentes. Le phénomène migratoire à Marseille est comme l’OM et le pastis : « Un élément constitutif de l’identité locale. » L’écrivain Jean-Claude Izzo disait à ce propos : « Celui qui débarque un jour sur le port, il est forcément chez lui […]. Marseille est familière. Dès le premier regard. »

Le mythe fondateur de Marseille illustre bien les conclusions de cette recherche. En résumé, c’est l’histoire d’une crique de pêcheurs dont le chef a une fille, une « jolie gazelle bien tanquée qui s’appelait Gyptis », me raconte Guigou, un habitant du plus vieux quartier de Marseille. Un soir, un banquet est organisé pour qu’elle choisisse son époux en lui filant un verre de vin. Et comme les Grecs étaient de passage, le chef les avait invités à boire un coup. Parmi eux, il y avait Protis, un jeune homme aux airs de Ryan Gosling. C’est contre toute attente que Gyptis va lui donner le verre de vin. Ils se marient le soir même et, en cadeau, on leur offre la terre sur laquelle Marseille sera fondée.

Ce mythe traduit l’amour qu’a Marseille pour ses étrangers. N’en déplaise aux chantres de l’apocalypse identitaire, elle est comme ça, davantage tournée vers la Méditerranée que vers la France. Elle parle fort comme Guigou et accueille jusqu’à déborder. C’est peut-être ce qui a mené le New York Times à déclarer que la France devrait « embrasser » l’exemple de Marseille.

Concernant la ville en elle-même, indépendamment de ses habitants, elle est « sale et mal foutue » racontait l’écrivain Blaise Cendrars. « C’est néanmoins une des villes les plus mystérieuses du monde et des plus difficiles à déchiffrer. » Concrètement, on y débarque par la gare Saint-Charles où chaque recoin est une invitation à ravitailler son compte Instagram. Si tu t’y attardes le temps d’une cigarette, tu n’échapperas pas à la magie des rencontres fortuites : un vieux type, toujours le même, viendra te raconter qu’il est en galère pour prendre son billet. Et puis on te taxera du feu, une clope, et on en profitera pour te refourguer du faux shit à prix « de collègue ».

Le quartier du Panier

En descendant, on arrive rapidement sur La Canebière, sorte de Champs-Elysées du coin qui tient son nom du provençal « canebe », soit en latin, « cannabis ». La plus célèbre des artères marseillaises a en effet accueilli des plants de chanvre entre le 14e et 17e siècle.

Avant d’arriver au port, on peut faire un crochet par la rue Thubaneau, réputée crade et infâme. C’est pourtant là qu’est né notre hymne national. Un paquet de révolutionnaires un peu pétés l’avaient entonné avec l’accent local pour la première fois au numéro 11 avant de monter à Paris dégommer du royaliste le 10 Août 1789. C’est aussi dans cette rue que s’asseyaient les cagoles pour papoter, commérer, et parfois faire le tapin. Plusieurs siècles plus tard, elles sont toujours là et leurs chaises en bois aussi.

Après le Vieux-Port, on arrive donc sur Le Panier : « Un des cloaques les plus impurs, où s’amasse l’écume de la Méditerranée […]. Triste gloire de Marseille dans un degré de pourriture dont à peine on pourrait se faire une idée ; un enfer vermoulu en décomposition abandonné à la canaille, à la misère et à la honte. C’est l’empire du péché et de la mort », décrivait l’historien Louis Gillet en 1942. En réalité, même s’il est en voie de boboïsation, c’est surtout le quartier le plus authentique de Marseille.

Les mamas comoriennes qui se retrouvent pour discuter sur le palier des immeubles se font plus rares, les chants corses ne résonnent presque plus. Mais se promener ici, c’est faire une randonnée dans une autre époque, où les voisins se connaissent comme des frères et sœurs, où les marchands te tutoient et où la vie se conçoit à plusieurs.

Sans trop le vouloir, en interrogeant un groupe d’habitants sur les dangers de la ville, j’ai créé un débat public digne d’un plateau enflammé chez Ruquier. Il y a ceux pour lesquels « c’est des conneries de la télé », ceux qui avertissent qu’il faut quand même « faire attention à son sac » et puis il y a Hervé qui s’est ajouté à la conversation parce qu’il en avait gros sur le cœur : « J’habite à Marseille depuis 43 ans. J’ai vu de tout. Tous les soirs quelqu’un se fait dépouiller, maraver… Mais ils nous cassent les couilles ces journalistes à ne voir que ça. »

Contrairement aux injonctions de l’homme, je ne verrai pas « que ça » : les autres le font très bien. Personne ne dira que les soucis de kalashs ne sont pas une réalité à Marseille, mais les articles à répétition qui décrivent la vie ici comme grise, morne, sale et délinquante agacent les habitants. Je ne parlerai pas non plus de « Plus Belle La Vie » dont le tournage a lieu dans le quartier parce que, me dit Hervé : « Le problème au Panier, ce n’est pas les petits voyous qui viennent parfois trainer en bande, c’est le promène-couillons qui dépose chaque matin une grappe de Parigots qui demandent à voir où c’est qu’on tourne “Plus Belle La Vie”. »

La gare Saint-Charles

Dans tous les cas, à Marseille, les stars locales sont dans la rue et non à la télé. On m’a fait découvrir Odin et Loki, deux athlètes de rue qui font des roulades magiques sur le Cours Estienne d’Orves, dessinant des sourires admiratifs sur le visage des passants. Ou encore le clown du Cours Pierre Puget qui n’a jamais enlevé son maquillage depuis 25 ans. On retrouve aussi, pour les connaisseurs, Mamie Pain aka Madame Suzanne qui vend un pain exquis, le soir, au niveau du feu tricolore de la rue des Trois Mages. Je rajoute Mamamama, un black avec un futal en cuir à paillettes qui gratte – très mal – une guitare en hurlant sur les terrasses du Cours Julien. Et tellement d’autres encore…

Toutes ces petites légendes urbaines vivantes qui s’amoncellent contribuent à une histoire commune déjà bien riche. En 2615 ans, Marseille a vu et connu des personnages hauts en couleur, traversé les siècles de son histoire et alterné les rires et les larmes au rythme des gloires et déboires de son OM adoré.

Certains, comme Louis Fréron, journaliste et homme politique français du 18e siècle, y voient une ville « incurable à Jamais, à moins d’une déportation massive de tous les habitants et d’une transfusion d’hommes du Nord ». D’autres, comme les militants du Front National, s’amusent à y compter les drapeaux algériens pour prouver que l’immigration est un désastre. Mais Marseille est surtout une équation indéchiffrable, un pays fada où le soleil, les kebabs et les gens qui marchent lentement se mélangent merveilleusement à l’infini. Et réduire cette cité à son insécurité, c’est omettre que Marseille est le seul endroit en France où on peut acheter des pizzas arméniennes sublimes vendues par des Tunisiennes aux sourires délicieux pour 3 € 50.

@Zerrouki92