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Pourquoi payer un Spritz moins de 5 balles est une aberration

spritz bartender

Si une pétition existait pour remplacer le campanile de Saint-Marc par un verre de Spritz géant, il y aurait probablement pas mal de Vénitiens pour la signer. Pour tout un tas de raisons, bonnes et mauvaises, le Spritz est le cocktail le plus célèbre d’Italie.

Il s’est également taillé une sacrée réputation dans le reste du monde – Aperol Spritz devenant même, par le biais d’une campagne publicitaire quasi hégémonique, la boisson de l’été aux États-Unis. 90 % des articles ont mis en avant sa couleur « semblable à celle un soleil couchant » ou à n’importe quoi de vaguement italien et orange venant à l’esprit.

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C’est peut-être pour ça que le Spritz est devenu en quelques années le cocktail par excellence de l’apéro. C’est le compagnon idéal des fins de journée, quand le corps n’est plus qu’une éponge avide d’alcool mais qu’il est encore trop tôt pour un Negroni.

« J’ai eu la chance de traîner mes guêtres en Vénétie suffisamment longtemps pour savoir que deux verres ne doivent pas dépasser les cinq balles sous peine d’être considérés comme de l’extorsion. Et puis j’ai découvert que le Spritz à ce prix-là n’avait en fait aucun sens »

Si le Spritz est aujourd’hui un citoyen du monde, dans le sens radical et définitif du terme, il est toujours le symbole de trois villes : Venise, Padoue et Trévise – qui forment ce qu’on peut appeler le triangle du Spritz. J’ai eu la chance de traîner mes guêtres en Vénétie suffisamment longtemps pour savoir qu’il est par exemple obligatoire de s’enfiler au minimum deux Spritz en apéritif. Je sais aussi que, ces deux verres ne doivent pas dépasser les cinq balles sous peine d’être considérés comme de l’extorsion. C’est ce qu’on m’a appris.

Et puis j’ai découvert que le Spritz à ce prix-là n’avait en fait aucun sens. Et ça m’a un peu contrarié. J’imagine que vous avez lu ou entendu parler de l’article paru dans le New York Times : « L’Aperol Spritz n’est pas un bon cocktail ». Quelques sourcils se sont froncés à la lecture de ce papier puisqu’il n’y a pas un rade à New York qui ne sert pas des dizaines de Spritz par jour.

Ce que le quotidien américain a voulu souligner, c’est que, même s’il s’agit d’une boisson agréable – quand elle est faite de la bonne manière –, certains aspects de sa composition peuvent aussi en faire un truc infâme – notamment lorsque le prosecco utilisé dans le mélange est merdique.

De là à clamer que le Spritz n’est pas un bon cocktail, c’est un peu pousser mémé dans le Fernet. Pour comprendre si le Spritz est vraiment pourri, j’ai donc demandé à un barman qui a passé ces 45 dernières années à le servir dans les plus grands bars d’hôtels de Venise si ce procès était mérité.

Roberto Pellegrini bartender
Photo avec l’aimable autorisation de Roberto Pellegrini.

Roberto Pellegrini n’est pas seulement le père de la célèbre nageuse Federica (« Si je suis son papa ? Bah je ne sais pas, vous devriez plutôt demander à ma femme. »), il est aussi l’un des barmen italiens les plus renommés, ayant passé une bonne partie de sa vie derrière les comptoirs du Caffè Florian, de l’Hotel Danieli et du Palais Gritti à servir des verres.

« Peggy Guggenheim a été ma première cliente. J’avais vingt ans », se rappelle Roberto « Je ne savais pas qui elle était, je ne l’ai pas reconnue. Une femme pleine de vie. À ses côtés, il y avait Truman Capote. Si on parle de Spritz, j’ai une anecdote d’un Américain qui possédait deux équipes de baseball à New York et qui m’a un jour demandé : ‘Excusez-moi Roberto, mais c’est quoi cette merde orange que tout le monde boit ?’ ».

Je sais que je ne suis pas le premier à lui poser la question mais je demande à Roberto de me raconter l’histoire du cocktail. « Le Spritz est né à l’époque où les soldats autrichiens étaient stationnés à Venise », répond Roberto au téléphone. Ils boivent des vins de Vénétie qu’ils ‘spritzent’, c’est-à-dire qu’ils les coupent à l’eau gazeuse, parce qu’ils les trouvent trop forts – le verbe spritzen veut dire « pulvériser ».

« Sans les Américains, le Spritz ne serait jamais sorti de Vénétie. Le Bellini avait les faveurs du public et ce sont les Américains qui, fascinés par la couleur, ont décidé de sortir le Spritz des bàcari » – Roberto Pellegrini

« On peut dire que le Spritz que l’on connaît aujourd’hui, ce sont les Américains qui en sont à l’origine. Il y a 50 ans, le Spritz désignait un vin qu’on avait mélangé avec une autre boisson. Ça se faisait dans les bàcari, ces bars à vin typiques de Venise où l’on pouvait boire et manger des cicchetti. À l’époque, il n’y avait pas de glace, donc on se mettait à l’ombre pour ne pas que la boisson se réchauffe. Peut-être que les gens en ont eu marre de boire toujours la même chose et qu’ils ont commencé à y ajouter des trucs différents. »

L’histoire de l’Aperol commence elle en 1919. Au départ, il est considéré comme un apéritif qu’on peut consommer seul ou avec une tranche d’orange (chaude). Puis, parce qu’il est le plus léger et le moins amer de tous les bitters, on le destine au marché féminin – la première recette d’Aperol Spritz publiée dans les années 1950 s’adresse aux femmes.

Roberto enchaîne : « Le véritable tournant, c’est l’arrivée de la glace. Cette glace a non seulement fait du Spritz une boisson colorée, agréable à boire et parfaite pour l’apéritif. Mais elle l’a transformé en véritable cocktail. Et sans les Américains, ce cocktail ne serait jamais sorti de Vénétie. Le Bellini avait les faveurs du public et ce sont les Américains qui, fascinés par la couleur ont décidé de sortir le Spritz des bàcari. »

Ces dernières années, Aperol est parti à la conquête des États-Unis. Et comme dans le triangle du Spritz, les consommateurs se plaignent parfois de sa qualité. Des deux côtés de l’océan, les coupables sont les mêmes : des produits de mauvaise qualité (prosecco dégueu, sodas cheapos ou abus d’eau gazeuse). Seule différence, à New York, le Spritz coûte une dizaine de dollars quand il revient à deux euros à Venise.

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Photo avec l’aimable autorisation de Roberto Pellegrini.

« Le Spritz que je servais à l’hôtel coûtait environ 13 euros. Mais dans le prix, il y avait la qualité du prosecco et l’emplacement. Si je devais donner un prix moyen, je dirais qu’un Spritz devrait au moins valoir cinq euros ». Son prix à Milan. « Il faut cependant faire la part des choses », précise Roberto. « Aux États-Unis, c’est grave parce que le Spritz est considéré comme un cocktail alors qu’à Venise, Padoue et Trévise, c’est plus un verre convivial, ce qui justifie les prix ridiculement bas. »

« Il est évident que le travail du barman est d’anticiper le goût du client pour modifier la recette en conséquence. Notre travail n’est pas de faire des cocktails, c’est de comprendre les gens » – Roberto Pellegrini

Bien sûr, Roberto soutient qu’un mauvais Spritz peut donner un mal de bide carabiné. Que le faire avec un vin qui coûte moins d’un euro le litre devrait être interdit et qu’en Italie, si on le considérait un peu plus comme un cocktail, on le ferait beaucoup mieux.

« Il s’agit réellement d’un cocktail en bonne et due forme. Il a été enregistré auprès de l’International Bartender Association (IBA) par Giorgio Fadda. La recette est bonne. Il est évident que le travail du barman est d’anticiper le goût du client pour la modifier en conséquence. Notre travail n’est pas de faire des cocktails, c’est de comprendre les gens. C’est pour ça qu’on ne dit pas de faire des Spritz avec des bitters locaux comme si c’était quelque chose de nouveau – ça se fait depuis des années. Le Spritz, que vous le préfériez avec du Campari ou Select, devrait simplement être bien fait. »

Aujourd’hui, Roberto Pellegrini ne travaille plus derrière le zinc. Par contre, il donne des cours et tient une rubrique sur le sujet. En 2004, il était invité par l’université de Padoue pour parler du Spritz, de son histoire, de ses recettes et de sa place dans la société vénitienne (et frioulane).

Maintenant, vous savez que payer un Spritz moins de cinq balles, c’est s’exposer à un prosecco qui n’est pas de bonne qualité. Après, ça n’a jamais été un crime que d’en consommer. Et tant que vous n’appelez pas ça un cocktail devant Roberto, ça devrait aller.

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