J’ai essayé de comprendre pourquoi vos potes ont toujours « trop de boulot »

Quand on vit en France, il y a globalement trois phrases que l’on entend à longueur de journée : « Désolé, je n’ai pas vu ton message », « Désolé, j’ai zappé » et le sempiternel « Désolé, j’ai vraiment trop de boulot ». Cette dernière est globalement la plus pénible, vu qu’elle sort souvent de la bouche d’êtres humains qui prétendront toujours travailler plus que vous, même s’ils étaient amputés des quatre membres. Personnellement, je ne serais pas contre l’idée d’envoyer tous ces workaholics sur l’une des sept exoplanètes récemment découvertes – un lieu où ils pourront s’épanouir et se cuisiner des soupes prêtes en 30 minutes pour ne pas perdre trop de temps. Sauf que comme bon nombre de phénomènes sociaux, celui-ci n’est valable que parce qu’il existe des personnes normales à qui ils peuvent se morfondre de leur quantité de travail.

Dans sa Théorie de la classe de loisir publiée en 1899, l’économiste et sociologue Thorstein évoquait la nouvelle logique économique de son temps et pointait du doigt l’une des transformations les plus radicales de la notion de temps libre au XIXe siècle. « Le fait de montrer ouvertement que l’on ne travaille pas est devenu un symbole de réussite économique », affirmait-il. En des termes plus actuels, ne rien foutre (et le montrer) serait l’apanage des riches, qui n’auraient pas besoin de travailler dix heures par jour dans un bureau anxiogène pour se payer un cocktail dans un bar lounge. Même si cela peut sembler logique de prime abord, les choses semblent s’être inversées. Bien sûr, supposer que les riches travaillent plus que les pauvres est réducteur – dans les faits, c’est bien plus compliqué. Mais nombre de personnes aisées semblent mettre un point d’honneur à se targuer de ne dormir que quatre heures par nuit – comme pour justifier leur salaire indécent, et comme si « avoir trop de boulot » était devenu un symbole de réussite de notre époque.

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Une étude réalisée par trois professeurs – Silvia Bellezza, Neeru Paharia et Anat Keinan – des universités de Columbia, Georgetown et Harvard tente une explication de ce phénomène. Elles ont observé comment était perçu le fait d’être très occupé chez des participants Américains, mais aussi Européens. Ceux-ci ont été confrontés à différentes histoires que l’on peut entendre à chaque dîner : l’une racontant la vie d’un homme qui passait son temps à travailler, tandis qu’une autre évoquait celle d’un homme qui avait beaucoup de temps libre. Ainsi, elles ont découvert que l’homme débordé de travail serait mieux perçu socialement. Silvia Bellezza, avec qui j’ai pu discuter par mail, a déclaré : « En d’autres termes, plus nous croyons que la réussite est basée sur le travail acharné, plus nous avons tendance à penser que les gens qui ignorent les loisirs et travaillent tout le temps ont un statut social élevé. »

Si cette distinction clichée semble bien installée dans notre société, c’est un peu la faute de nos métiers insensés. Selon Bellezza, il y a eu une transition importante : « Si vous regardez l’ensemble des métiers qui composent l’économie, vous voyez que la plupart sont des services. Ces jobs font appel à des facultés intellectuelles, ils demandent une certaine réflexion, contrairement à l’époque où l’agriculture et l’industrie dominaient le marché du travail. » Aujourd’hui, être ultra-occupé reviendrait par exemple à travailler tard pour une start-up qui changera le monde en proposant des Nintendo Switch intégrées à nos portes de toilettes, alors qu’au temps de Thorstein Veblen, il s’agissait d’avoir les pieds dans la bouse et le bras au fond l’anus d’une vache. Pas étonnant alors que les clichés persistent : « Quand on parle de quelqu’un de très occupé professionnellement, les gens pensent immédiatement à un cadre trentenaire, blanc et riche. Mais si on explique qu’il s’agit en fait de quelqu’un qui travaille dans l’agriculture ou l’industrie, son statut social chute immédiatement », m’explique Bellezza.

Toutes les illustrations sont de Pierre Thyss.

De la même manière que les sacs Louis Vuitton seraient devenus « une marque de secrétaires » (pour citer Stratégies) à cause de leur démocratisation dans les classes moyennes – au grand dam des 1 % les plus riches –, il en serait aujourd’hui de même avec le temps libre qui serait devenu un truc de classe défavorisée. A contrario, avoir « trop de boulot » serait donc vu comme un signe de richesse et de niveau social élevé. S’en vanter serait un moyen de se placer au-dessus des autres. Il faut être occupé, point. Sans rentrer dans une considération sociologique de comptoir, il n’est pas rare de se faire juger lorsqu’on explique que l’on a passé son week-end à ne strictement rien faire.

Bien sûr, il y a des gens passionnés qui ont objectivement « beaucoup de boulot » mais ne ressentent pas nécessairement le besoin de le répéter toutes les huit minutes. La France est rongée par le présentéisme de salariés qui veulent toujours en faire plus, et de patrons qui n’en ont objectivement rien à foutre. Cette culture du présentéisme favorise déjà la propagation de maladies en France et va jusqu’à tuer au Japon.

Preuve supplémentaire que ce besoin constant de montrer à ses congénères que l’on se tue à la tâche est une manière de bomber le torse, cette stratégie serait en fait très souvent basée sur des mensonges. Selon une étude récente publiée par l’agence Havas, 51 % des travailleurs avouent en rajouter quand ils affirment « être débordés ». L’étude affirme que « notre problème avec le temps, ce n’est pas tant que nous n’en avons pas assez, mais plutôt que nous associons le fait d’être débordé avec le fait d’avoir une vie qui a du sens ». C’est ce qu’expliquait Tim Kreider dans une tribune publiée sur le site du New York Times : « Le fait d’être occupé est un réconfort existentiel, une barrière contre le sentiment de vide. Bien sûr, votre vie ne peut être insignifiante ou triviale si vous avez plein de choses à faire. »

C’est aussi particulièrement énervant, car il n’est pas rare de sentir une pointe de jalousie face à quelqu’un qui semble « très occupé », tant notre société semble être en admiration devant eux. Il m’est même déjà arrivé de culpabiliser – seulement quelques instants – après avoir posé des vacances, comme si j’abandonnais un bébé sur une aire d’autoroute de l’est de la France. Ce qui est de toute évidence un raisonnement complètement stupide. On passe notre vie à se battre pour avoir plus de vacances et plus de fric, mais on culpabilise quand il faut les prendre. Mais c’est aussi peut-être simplement la conséquence d’un syndrome de Stockholm face à son job, noyé dans une société judéo-chrétienne et un marché du travail catastrophique qui pousse chacun d’entre nous à nous estimer heureux de ce que nous avons.

Pour conclure, avoir l’air occupé est devenu une façon simple de se détacher de la masse. La folie des Français pour l’entreprenariat et le monde des start-up en sont une preuve, un genre de « capitalisme lumineux baigné de lumière californienne », comme l’analyse Éric Sadin, philosophe et auteur de La Silicolonisation du monde. Même si la possibilité de se faire plein de blé semble être une motivation ultime pour certaines personnes, montrer au monde que vous servez à quelque chose en lançant un projet qui coulera sans doute dans les six mois semble être la seule façon qu’ont trouvé les Français pour s’affirmer socialement, et pouvoir enfin prononcer le Graal : « J’ai lancé ma boîte, du coup j’arrête pas en ce moment, tu vois ? » Non, désolé.

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