Il suffit de quelques notes et guère plus de mots pour que certaines des plus vastes et des plus bruyantes enceintes d’Europe se lancent dans un choeur guttural à l’unisson. You’ll Never Walk Alone est chanté par d’innombrables supporters de clubs différents à travers le monde, mais que ce soit à Anfield, au Celtic Park ou encore au Westfalenstadion, chacun lui donne sa propre signification.
Mais qu’est-ce qui a fait de You’ll Never Walk Alone l’hymne définitif et implacable du foot ? Comment une chanson originellement écrite dans les années 1940 pour la comédie musicale Carousel est-elle devenu un classique des tribunes de certains des plus grands clubs du monde – le Celtic, Liverpool, Dortmund, le FC Bruges, Feyenoord, le FC Twente, Hoffenheim, Mayence, Kaiserslautern, Mönchengladbach, et même le FC Tokyo ? Et encore, on en oublie.
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D’une certaine manière, ça n’a presque aucun sens. Comment une chanson aussi douce et pleine de bons sentiments a-t-elle pu séduire autant de fans qui passent pourtant le plus clair de leur temps à insulter les joueurs adverses et faire des doigts aux arbitres ?
Irving Berlin, l’un des plus grands compositeurs américains de l’histoire, a raconté que You’ll Never Walk Alone lui faisait le même effet que certains chants religieux. On ne l’imagine pas vraiment dire la même chose d’autres hymnes du foot (genre ça) ou d’autres chants de supporters (genre ça). Dans un sport qui manque souvent cruellement de finesse et de classe, YNWA capture l’essence même de ce que le football a de bon : le sens de la communauté, l’unité et l’altruisme.
Enregistré pour la toute première fois par Frank Sinatra, et se hissant à la 9ème place des charts américains en 1945, il a pourtant fallu attendre la version enregistrée par Gerry Marsden (de Gerry & The Pacemakers) dans les années 60 pour que You’ll Never Walk Alone fasse son entrée dans les tribunes des stades. Elvis Presley, Judy Garland, Ray Charles, Shirley Bassey, Barbra Streisand, Johnny Cash, Aretha Franklin, Bod Dylan, Slade, Eric Clapton, Paul Mc Cartney… Tous ont enregistré leur propre reprise du morceau, mais la version de Marsden reste de loin la plus connue.
Les supporters de Liverpool et du Celtic s’écharpent depuis longtemps pour savoir qui a entonné l’hymne en premier, mais le consensus général veut qu’il ait été entendu pour la première fois sur les bords de la Mersey. Dans les années 60, le DJ du stade passait souvent les nouveaux morceaux des groupes locaux avant le coup d’envoi et à la mi-temps, et le You’ll Never Walk Alone de Marsden fut alors diffusé pour la première fois à Anfield un après-midi de novembre. La réaction du Kop fut telle que le morceau est diffusé à chaque match à domicile depuis ce jour.
A Liverpool, la chanson évoque autant les plus grandes heures de gloire du club que ses pires moments. Pour ses fans, c’est LEUR morceau, à eux plus qu’à n’importe qui d’autre, et son titre figure d’ailleurs sur le blason du club et sur les fameuses portes d’entrée d’Anfield (les « Shankly Gates »). C’est plus qu’une chanson pour Liverpool ; c’est un état d’esprit.
« Mon meilleur souvenir de You’ll Never Walk Alone restera toujours la mi-temps de la finale de la Ligue des champions 2005 au stade Atatürk, à Istanbul, raconte l’écrivain Paul Tomkins, lui-même supporter des Reds. J’étais en état de choc parce que Liverpool était mené 0-3, et j’avais encore plus peur que ça ne finisse à 6-0, voire pire. Mais les membres du Kop qui avaient fait le déplacement se sont mis à chanter, et ça nous a redonné à tous de l’espoir, c’était irréel. Parfois, quelqu’un tente de lancer un chant alors que l’équipe est en train de perdre et ça ne prend pas du tout, parce que personne n’a envie de chanter, mais ce soir-là ça n’a fait que s’amplifier encore et encore. Si tu ne chantes pas dans l’adversité, ça rime à quoi de chanter ? Je pense que c’est la seule chose qui pouvait remobiliser les fans comme ça, et ça s’est clairement transmis aux joueurs. »
Le You’ll Never Walk Alone entonné à la mi-temps de la finale d’Istanbul fait désormais partie du folklore liverpuldien, tout autant que le match lui-même, tant il a participé à retourner une situation qui paraissait inextricable. Mais la chanson n’a jamais résonné aussi fort que lors de la finale de la Cup en 1989, quelques mois à peine après le drame de Hillsborough, lorsque 90.000 fans de Liverpool et d’Everton, pourtant ennemis jurés, la chantèrent à l’unisson. La chanson prit alors un sens supplémentaire du fait de la tragédie, apportant du réconfort à toute une ville frappée par la tragédie. Des gens chantent You’ll Never Walk Alone dans tout un tas de circonstances très diverses, et le football n’est peut-être pas la plus importante.
Mais il n’y a pas qu’en Angleterre que You’ll Never Walk Alone est une institution. Demandez à un Allemand, et il vous dira d’aller faire un tour à Dortmund, dans le fameux « mur jaune » – ou Südtribune – du Signal Iduna Park, anciennement Westfalenstadion, sans doute le seul stade d’Europe capable de rivaliser en termes de décibels avec le Kop d’Anfield. Et comme leurs homologues anglais, les supporters du Borussia chantent You’ll Never Walk Alone avant chaque match.
« Pour les fans du Borussia, cette chanson est avant tout un symbole de loyauté, explique Stefan Buczko, supporter de longue date. C’est une sorte de serment par lequel ils s’engagent à supporter l’équipe même dans les moments les plus difficiles. Les supporters du club sont très fiers de ne l’avoir jamais abandonné, même quand il était au bord de la faillite, et de remplir le stade même lorsque l’équipe joue mal et que les résultats sont mauvais. »
Mais ça, les supporters du Celtic Glasgow s’en foutent. Si vous les écoutez, ils n’auront aucun complexe à vous asséner que ce sont eux qui chantent le mieux l’hymne sacré. Il faut dire que leur timbre est inimitable. « ça va hyper bien avec l’accent de Glasgow, et la voix des gens de là-bas, explique Paul Brennan du site Celtic Quick News. Ecoutez le morceau tel qu’il est chanté au Celtic Park, puis écoutez-le chanté par un grand chanteur pendant une émission ou une comédie musicale, et vous verrez bien qu’il n’est clairement pas fait pour une voix unique. Un seul homme ne peut pas rendre l’émotion procurée par le crescendo du Celtic Park. »
Pourtant, You’ll Never Walk Alone n’a pas grand-chose à voir avec un chant de stade classique. C’est une chanson à part entière, avec une mélodie bien calibrée, et son adoption par les tribunes dans les années 1960 va alors contre toute logique. A l’époque, les spectateurs dans les stades se contentaient d’applaudir et d’encourager leur équipe, et même aujourd’hui cela reste un cas unique d’importation d’un morceau de musique pop dans la culture Kop.
Selon Brennan, au Celtic Park, « la mélodie importe plus que les paroles », ce qui contraste avec le sentiment général des supporters d’autres clubs. « Les paroles me semblent parfois franchement abstraites, par exemple le passage sur le chant de l’alouette. Je ne sais même pas à quoi ça ressemble. Et le reste des paroles parle de surmonter l’adversité, alors que pour nous il n’y a pas vraiment d’adversité. Il s’agit surtout d’encourager l’équipe à jouer le mieux possible. »
« La clé, c’est la répétition. Et la simplicité, estime Mike Diver, qui a longtemps écrit pour le NME et Kerrang avant de rejoindre VICE. En fait, c’est surtout l’affaire de quatre phrases, qui sont l’essence du morceau et qui sont faciles à retenir après avoir passé un match à Anfield ou simplement dans un pub. Des paroles qui sont faciles à comprendre, auxquelles on peut s’identifier, et qui contiennent une certaine émotion qui va au-delà des chants traditionnels. C’est donc parfait pour les supporters qui sont à fond dans l’émotion quand leur équipe joue. »
Du coup, ce n’est peut-être pas si surprenant que You’ll Never Walk Alone ait été adoptée par autant de clubs et de supporters partout dans le monde. Même si certains le chantent mieux que d’autres, de leur propre aveu. « Très sincèrement, on le fait assez mal à Bruges. Ça n’a clairement pas la même ampleur ni le même effet qu’à Liverpool, par exemple, reconnaît Steven Imschoot, fan du FC Bruges. Pour moi, le meilleur hymne du foot, c’est Seven Nation Army des White Stripes. Pourquoi ? Parce qu’apparemment ce sont les fans du FC Bruges qui l’ont introduit dans le football ! »
Mais You’ll Never Walk Alone est bien plus qu’un simple tube populaire transformé en chant de supporters. On n’imagine pas que quelqu’un appelle son gosse Seven Nation Army, par exemple. « Evidemment je ne suis pas impartial, mais pour moi c’est l’hymne footballistique ultime », avoue Paul Tomkins.
Et il ne sera jamais seul à le penser, c’est sûr.