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Grandir en France

Grandir au Havre, entre ennui, routine et ciel gris

Quartiers périphériques, usines et promiscuité des habitants : la plus grande ville de Normandie a tout de la capitale ouvrière française.

Le pont de Tancarville passé, l'A131 et sa destination finale offrent un paysage contrasté. À droite : des patelins, des vaches et de la verdure – une Normandie comme on aime à se l'imaginer. Sur la gauche, la zone industrialo-portuaire et ses dizaines de kilomètres enfumés par seize sites classés Seveso, qui alimentent la région et une partie de l'Île-de-France en essence et électricité. Puis, viennent Sandouville et l'usine Renault, première source d'emploi du bassin. Le Havre constitue le point d'orgue de cette partition grisée.

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L'énorme centrale EDF marque l'entrée dans la plus grande ville de Normandie. Un festival de barres délabrées et d'entrepôts s'ensuit, égayé par la vue du récent Stade Océane, pour une ville tout de même classée au patrimoine mondial de l'UNESCO. Un faible tribut pour avoir été rasé de la carte en 1944, puis reconstruite, essentiellement avec du béton, par Auguste Perret.

J'ai passé mon enfance dans la partie haute de la ville, vaste zone composée de quartiers périphériques où ont été agglutinées les populations dites « défavorisées ». Une cité perdue de province qui n'a rien à envier à celles du territoire francilien.

En grandissant, tu remarques un profil sociologique type « ville-haute » : filles et fils d'ouvriers pour la plupart, immigrés pour une partie et tous dans le même sac. Une réalité qui tranche avec le dynamisme de la partie basse et particulièrement son centre-ville touristique. Sans oublier la « côte » – la ville de Sainte-Adresse et le quartier Félix Faure –, où résident les « réussites » made in Le Havre et les Parisiens fortunés. Une nuance importante dans la perception de la ville.

À l'adolescence, c'est entre le collège, le city stade et les après-midis à l'épicerie que s'écoulent les journées. Le manque d'infrastructures, la piscine incendiée et l'isolement du reste de la ville t'importent peu. Le gris ambiant n'atténue pas l'énergie et l'enthousiasme des années collège, malgré l'ennui. Globalement, tu attends, et, pour passer le temps, tu te dépenses. Tu traînes en équipe réduite et tu allumes des feux, lances des œufs sur la fenêtre du gros con du 5ème ou fais exploser des déodorants Axe dans les poubelles de ton collège. En bref, tu galères.

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En sortant du lycée, si tu as la chance d'être scolarisé sur la « côte », tu te surprends à kiffer la vue sur mer et les usines à l'horizon, puis la « ville basse » et ses lumières qui attirent l'œil.

Tu t'y aventures. L'unique centre commercial du centre-ville attire toute la plèbe, ville haute et basse confondues. Sur 300 mètres, tu peux croiser à la fois ton ex, tes grands-parents et ce gosse avec qui tu mangeais de la glu par le nez à la maternelle – un vernis de diversité qui s'effrite facilement. En y réfléchissant, tu te rends compte que tu côtoies de près ou de loin les mêmes personnes depuis que tu arrives à aligner deux mots. Le Havre est un microcosme de grisaille où l'ouverture des Docks – le nouveau centre commercial – et l'implantation d'un KFC sont les seules réjouissances récentes. Pour certains, la routine et la promiscuité des habitants sont rassurantes, pour d'autres étouffantes.

Si tu es de ces derniers, la plage est une bonne option. À un détail près : les kilomètres de galets remplacent le sable fin qui fait habituellement la réputation des bords de mer. Vouloir profiter du soleil ressemble alors plus à un trek qu'à un réel moment de détente.

Et gare à toi si l'idée te prend de boire un verre. Bien sûr, il y a toujours ces quelques échoppes où les clients ont l'air aussi usés que la devanture, mais si tu ne souhaites pas te fondre dans le paysage jaune-ricard du « Señora » et autres lieux exotiques, le choix est restreint. Trois à quatre bars tiennent plutôt la route et tout le monde le sait, résultat : tu retrouves encore les mêmes personnes.

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Les sorties havraises me font penser au parcours de la manif du 24 juin dernier contre la loi Travail à Paris : tu tournes en rond et la boucle est à son paroxysme minuit passé. L'heure fatidique signe généralement le début d'une envie effrénée d'exhiber ces pas de danse répétés devant la Wii toute la journée. Vient alors la question qui fâche : où aller ?

Au Havre, la question ne se pose pas. Depuis la fermeture de la seule boîte de nuit du centre-ville, tous les « dancefloors » – terme encore usité dans la région – se trouvent dans le quartier des Docks, dans d'anciens entrepôts. La convergence des forces vives de la ville en un endroit des plus austères débouche une fois sur deux sur une bagarre générale, souvent entre des protagonistes que tu connais, ce qui te laisse le sentiment d'assister à un déchirement familial digne de Game Of Thrones. La boucle est bouclée : tu repars chez toi, avec l'impression de ne l'avoir jamais quitté. Le lendemain, comme chaque matin, tu attends que quelque chose se passe.

À force d'attendre, tu es aussi spectateur de choses moins agréables. Comme ces fois où le père d'un de tes voisins, lapidant son allocation-chômage au PMU, s'allonge sur la table de ping-pong du quartier en plein après-midi, explosant son record d'alcoolémie de la veille. Ou encore les bagarres de « crack-heads » près du quartier des Neiges, ou les regroupements de transsexuels qui rabattent la nuit tombée place Danton.

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Bien sûr, quand tu parles d'emploi et de précarité, les mauvaises langues et néophytes arguent la présence du deuxième port de France. Certes, il irrigue l'économie du bassin, mais pas ses habitants. Le port, c'est un peu comme ce cousin germain au troisième degré : on entend parler de sa réussite à tout va, tes parents le respectent ou l'idolâtrent, mais on le voit rarement. Sauf lorsqu'il fait les gros titres pour des saisies records de stups ou qu'une connaissance est tombée sur le bon conteneur.

Ceux qui sont à son contact sont les plus chanceux – tout comme les employés des grandes industries, couramment critiqués et communément qualifiés de « planqués ». Conteneurs bourrés de cocaïne et trafics en tous genres mis de côté, les bougres ont montré qu'à force d'organisation et de solidarité, le rapport de force avec le patronat pouvait s'inverser et le prolétariat en sortir vainqueur.

En parlant de ce dernier, il est omniprésent mais loin d'être roi. La ville est connue pour sa longue tradition ouvrière, avec son chômage et sa précarité comme variables fixes. Quand tu sais qu'un jeune sur cinq est sans emploi et qu'une large partie de ceux qui bossent sont précaires, la délinquance qui en découle te semble presque excusable.

Le Havre, c'est aussi ça : une vision paradoxale avec le décor servi aux Parisiens à la recherche d'air frais. Une sorte de Baltimore français qui donne l'impression qu'il n'y a pas de juste milieu, un néant entre les mains noires de l'ouvrier et les cols blancs des CSP+.

Quant aux études, le choix est aussi limité que pour les sorties, à moins de vouloir s'orienter dans le domaine maritime – tous métiers confondus –, le BTP ou l'industrie. Alors, tu te laisses aller, tu suis ces études parce qu'elles débouchent sur un emploi, même précaire. Tu te rends victime d'une vie qui te satisfait. Comme un vieux meuble, la poussière s'amoncèle sur ton immobilisme.

Grandir au Havre n'a pas été une expérience traumatisante en soi. La ville est à l'image de ses cousines de taille moyenne, noyées dans un océan d'ennui, d'où l'on voit Paris comme un phare. Grandir dans la « ville-haute », par contre, a été instructif et m'a permis d'être très tôt confronté aux génies de l'urbanisme français.

Alors que la ville et son architecture évoluent, les habitants ne changent pas. Bien loin de l'image de vieux beaufs normands qui leur colle à la peau, on y trouve une solidarité rare et attachante malgré des faits divers incongrus qui agitent le quotidien. Grisé par le gigantisme parisien et la liberté qui en découle, ce lopin de terre et son microcosme me rassure. J'y reste profondément attaché et il est indéniable que cette ville m'a marqué – une description qui pourrait sortir de la bouche d'un vieux con aigri et qui est en quelque sorte à l'image de mon amour vache pour cette ville.

@alexgaliciaa