Nathalie Du Pasquier a bouleversé le design des années 1980

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Nathalie Du Pasquier a bouleversé le design des années 1980

Couleurs fluo, plastique et motifs acides : la peintre et designer française sort un livre sur ses dessins de jeunesse.

Intérieur avec peintures murales, 1984

En septembre 1981, un carton d'invitation représentant un T-Rex rugissant sous un ciel zébré d'éclairs peint à l'aérographe annonçait la première exposition de Memphis. Lors des quatre années qui suivirent, ce groupe de profils ultra-hétéroclites (architectes, designers, dessinateur de BD, personnalités établies, jeunes fraîchement sortis de l'école, Italiens, Français, Japonais, Espagnols, etc.) réuni par Ettore Sottsass bouleversa le design, la mode, et plus généralement toute l'esthétique des années 1980, en employant couleurs vives, motifs imprimés, laminés plastiques et formes géométriques dans la conception de meubles et d'objets en tous genres. Memphis est l'un des symboles les plus flamboyants de l'arrivée du postmodernisme sur le devant de la scène au cours des années 1980.

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Parmi ses membres se trouvait Nathalie Du Pasquier, dont sort ce mois-ci un recueil de dessins réalisés précisément entre 1981 et 1987. Plutôt que de faire des étude après son bac, cette jeune bordelaise a préféré voyager autour du monde, explorer l'Afrique, l'Australie et l'Inde, avant de finalement s'installer à Milan où elle vit encore aujourd'hui avec son mari George Sowden (lui aussi membre du groupe). Après l'expérience Memphis, elle s'est éloignée du design et a décidé se consacrer entièrement à la peinture. Mais récemment, les motifs qu'elle avait dessinés durant sa jeunesse ont commencé à réapparaitre sur diverses collections de vêtements et d'objets. Pourtant, Omar Sosa – l'instigateur du livre – ne connaissait rien du passé de Nathalie lorsqu'il a commencé à s'intéresser à ses peintures. C'est son associé à la rédaction du magazine Apartamento, Marco Velardi, qui lui a révélé qu'elle avait été l'une des figures de Memphis. Depuis, il a eu l'occasion de fouiller ses vieux carnets de dessins et y a sélectionné ceux qui figurent sur ces pages – et bien sûr dans le livre Don't Take These Drawings Too seriously aux éditions PowerHouse Books.

Motif, 1984 / Tapis pour Memphis, 1983

VICE : Comment vous êtes-vous retrouvée à Milan au début des années 1980 ?
Nathalie Du Pasquier : J'y suis arrivée en septembre 1979. Je venais de passer neuf mois à Rome et je n'avais plus un sou. Milan m'a tout de suite plu. Moins belle que la capitale – peut-être même un peu moche au premier regard –, mais on pouvait toutefois y vivre en pensant au futur. J'ai immédiatement trouvé un petit boulot au salon du meuble qui commençait trois jours plus tard. Je servais le café sur le stand d'un fabricant des environs de Bolzano. Tout d'un coup, je me suis trouvée projetée dans le monde du design, dont je ne connaissais rien auparavant. Le hasard des rencontres et ma curiosité ont fait le reste.

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Vous avez vraiment commencé en allant démarcher les fabriques de tissus avec votre carton à dessins sous le bras ?
J'ai commencé à dessiner des tissus et à les proposer chez des imprimeurs sur soie de la région de Côme. Milan est la ville de la mode et de l'édition, j'ai également eu quelques petits travaux comme illustratrice. Au début des années 1980, c'était une ville très intéressante, beaucoup d'idées circulaient, il y avait un débat autour de la modernité et en même temps il existait encore un tissu d'artisans et de petits fabricants. C'est dans ce climat qu'est né Memphis.

Motif, 1981 / Meuble d'entrée pour Memphis, 1985

Vous travailliez essentiellement avec des entreprises locales ?
Oui, en général des artisans. À part pour les laminé plastiques et les tissus qui étaient nécessairement produits en usine, le reste est demeuré plutôt artisanal. Memphis est resté un laboratoire de petites séries, il aurait fallu beaucoup d'argent pour industrialiser tous les produits que nous proposions. Pourtant, les objets étaient pensés pour être produits industriellement. Sottsass souhaitait qu'ils se retrouvent chez les gens, il ne voulait surtout pas produire des objets élitistes pour collectionneurs. Mais au final, je pense que ce qui comptait, c'était l'exposition de ces objets étranges qui proposaient une manière différente d'habiter et qui faisaient enrager pas mal de monde. La couverture médiatique importante dont nous avons bénéficié nous a permis d'influencer la mode et le design, même si nos créations n'ont jamais été produites ni vendues en masse.

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Oui, même longtemps après que Memphis ait déserté la scène du design, on retrouvait son influence dans de nombreux objets populaires. Enfant, j'avais une parure de lit clairement inspirée par vos motifs. Jusqu'au début des années 1990, on voyait cette influence dans des tonnes d'objets – essentiellement pour gosses : habillage de programmes TV, jouets…
Effectivement, l'iconographie de Memphis a profondément influencé le graphisme. Il faut cependant dire que le message de rupture que nous voulions communiquer a été souvent malentendu : je ne crois pas que nous cherchions à être ironiques comme pourrait le suggérer cette idée d'objets pour enfants, notre message était sérieux et notre utilisation de la couleur aussi. Quand je dis « sérieux », je veux dire que nous n'étions pas dans « l'infantilisation », contrairement à ce que certains journalistes ont pu écrire à l'époque. Bizarrement, notre culture a tendance à associer les couleurs à des choses infantiles, alors qu'elles sont un élément très important de communication.

Sofa, 1983

Paradoxalement, le titre de votre livre incite à ne pas prendre vos dessins trop au sérieux.
C'est une manière rhétorique de dire qu'il faut les prendre au sérieux, mais que moi je ne me prends pas trop au sérieux ! La jeune personne qui a fait tous ces dessins était certainement très sérieuse dans son intention de dessiner les choses d'une façon nouvelle, mais en même temps, ni elle ni la femme qu'elle est devenue ne se prennent trop au sérieux. En italien, on dit « è una cosa seria ». Peut être que le terme français « sérieux » ne rend pas bien l'idée. Cela signifie bien une chose importante, mais pas que l'on fronce les sourcils pour autant.

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Bien qu'il s'agisse de petites séries, Memphis a mis en circulation plus d'objets que ses ancêtres du design radical comme Archizoom ou Superstudio. Memphis était aussi moins théorique et moins porté sur les grands projets utopiques. Est-ce que ça implique une démarche « action avant réflexion » qui aurait permis au groupe d'être ultra-efficace ?
J'aime bien votre expression qui porte une idée de grande jeunesse, mais dans Memphis il y avait aussi de vieux renards ! Sottsass, Branzi et d'autres ont fait partie de ces groupes précurseurs et ont continué leurs réflexions personnelles au sein de Memphis, qui est directement né des concepts élaborés par le studio Alchimia. Donc je ne pense pas que cela puisse s'appliquer à ce qu'a été l'histoire du groupe, même si dans l'enthousiasme du moment des choses sont arrivées sans qu'on y ait trop pensé. Mais cela faisait partie du programme. Toutefois, on n'essayait clairement pas d'élaborer ou de répondre à une idéologie bien définie, en tout cas certainement pas une utopie. Nos créations étaient faites pour exister.

Bijoux pour Acme, 1985 / Fontaine, 1984

Cela tient peut-être aussi au fait que Memphis s'est spécialisé dans le design d'objets nécessairement plus réalisables que les projets architecturaux qui tenaient une place prépondérante au sein des groupes précédents. C'est probablement de là aussi que vient leur penchant pour les utopies qui ont toujours constitué un exercice de choix pour les architectes, non ?
Durant ces années en Italie, les écoles de design n'existaient pas et tous les designers avaient en général une formation d'architecte. Mais il me semble que les utopies étaient discutées dans toute la société à l'époque, et pas seulement dans le milieu de l'architecture. L'utopie principale répondait à l'idéologie socialiste dans nos pays, du moins en Italie. Cela signifiait un certain dégoût du consumérisme et se traduisait par une recherche théorique qui ne considérait pas tant le fait de construire ou de participer à la prolifération de biens éphémères.

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Sans constituer une utopie politique élaborée, la structure du livre – cette classification du plus petit objet au plus grand – donne un peu l'impression d'un projet global de société illustré de ses accessoires de mode jusqu'à ses villes.
Vraiment ? Je n'ai pas pensé à ça. Les dessins ont été organisés par Omar et moi-même. Nous devions trouver un ordre pour les chapitres et ne voulions pas d'un ordre chronologique car certaines recherches traversent toute la période. Il nous a semblé logique de partir du plus petit vers le plus grand et de sortir du livre en hélicoptère.

Motif, 1984 / Loft égyptien, 1986

On retrouve quand même dans votre livre un pari sur le « futur électronique » qui libèrerait les gens comme les objets. Vous imaginiez que la technologie permettrait aux individus de consacrer plus de temps aux loisirs créatifs et que le design d'objet s'émanciperait de nombreuses contraintes techniques par les progrès de l'électronique.
Le « futur électronique » n'était pas une utopie, c'était la réalité, le monde qui changeait et qui aurait entrainé d'autres changements auxquels nous ne pensions pas encore. La miniaturisation des composants permettait de concevoir un téléphone en forme de lapin ou de banane. C'était l'idée derrière la collection Objects for the Electronic Age que j'ai imaginée à l'époque avec George Sowden. Ça correspondait aussi à une volonté plus générale de changer la façon de concevoir des objets. Le design devenait mode de communication et plus seulement mode de production.

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Depuis, cette transformation a bien eu lieu, puisqu'aujourd'hui les budgets alloués au design et à la communication ont explosé au détriment de la R&D et de la production.
Oui, Memphis avait anticipé cela. Au début des années 1980, il est devenu évident que le modèle « moderniste » était entré en crise ainsi que l'idéologie à laquelle il se rattachait. Il fallait se repositionner. C'est ce qu'ont fait les postmodernistes. Quant aux plus jeunes, ils se sont naturellement rebellés contre leurs prédécesseurs – dans mon cas, sans savoir très bien en quoi avait consisté la phase précédente. J'ai également intégré l'expérience acquise lors de mes voyages qui m'avaient fait découvrir – au lieu du contexte politique auquel était confrontée ma génération – des alternatives qui existaient au sein d'autres cultures. Il me semble que la crise de l'idéologie socialiste a également coïncidé avec le retour d'un capitalisme agressif qui mettait le consumérisme au centre du système économique et Memphis, qui attirait avec son iconographie agressive, signifiait bien le début de notre époque où l'image prime sur tout. Mais cela n'est bien sûr visible qu'à posteriori.

Carte postale pour Lorenz, 1985 / Objects for the Electronic Age - Lampe Perceval, 1983

Dans ce livre, j'ai appris que vous aviez tenté de lancer une collection intitulée A Good Day for Dogs. Vous pouvez m'en dire un peu plus ?
En 1986, avec mon amie Laura Reggi, nous nous sommes lancées dans la production d'une petite collection de vêtements faits avec trois ou quatre dessins que nous avions fait imprimer sur des tissus différents. La collection consistait en une quinzaine de vêtements coordonnés pour femmes et chiens. Le défilé qui a duré cinq minutes était très amusant, tous les chiens aboyaient en même temps. Vous écrivez que ce projet n'a pas marché parce que vous n'étiez pas très douées en affaires et votre seule expérience au sein d'une entreprise (Fiorucci) ne vous a clairement pas convaincue. C'est assez ennuyeux dans le monde du design, non ?
L'expérience n'a pas été une réussite commerciale, mais ce n'était pas non plus le but ! Avant d'être des entrepreneurs, nous étions des performers et on n'a pas besoin de beaucoup d'argent pour faire ce genre d'opérations. Nous aimions lancer des idées et Milan était un terrain propice à ce genre d'initiatives.

Tapis, 1982 / Soutiens-gorges pour gros seins, 1981–1982

Pourquoi avez-vous décidé de tout arrêter ?
Je m'étais retrouvée par hasard à faire du design, et quand l'expérience Memphis a pris fin, après deux dernières années un peu boiteuses, j'ai également décidé de changer de cap. J'ai pris un atelier indépendant de mon compagnon et j'ai commencé à faire de la peinture. Après une brève période où les tableaux que je peignais étaient assez narratifs, mes thèmes principaux sont devenus les objets, leurs rapports entre eux et dans l'espace. Et pendant 20 ans, je n'ai pratiquement plus fait de design, je n'ai plus dessiné de tissus. Mais vous avez repris récemment.
Oui, en 2010, j'ai été contactée par une entreprise australienne, Third Drawer Down, qui désirait éditer des tissus des années 1980. Cela m'a semblé une idée amusante et nous avons choisi une série de motifs. Entre temps, les années 1980 sont redevenues à la mode et d'autres personnes m'ont contactée. Du coup j'ai remis la machine en route, en partant du moment où je m'étais arrêtée en 1989. J'ai recommencé à beaucoup dessiner et cela a influencé mon travail de « peintre ». Depuis quelques années maintenant, j'ai commencé une série de petites publications autoproduites qui sont une manière différente d'être en contact avec le monde. En ce moment je travaille à un petit « livre d'artiste » pour un éditeur vénitien, Automatic Books. Et je continue à peindre, bien sûr. Don't Take These Drawings Seriously est disponible chez PowerHouse books. Retrouvez le reste du travail de Nathalie Du Pasquier sur son site.