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LE NUMÉRO ANTI-MUSIQUE

Closed Frontier

Bizarre de penser au Far West comme à quelque chose qui puisse être « fermé » de la même façon qu’une boîte en ­carton ou qu’un magasin en faillite.

Bizarre de penser au Far West comme à quelque chose qui puisse être « fermé » de la même façon qu’une boîte en ­carton ou qu’un magasin en faillite. Et pourtant, c’était ­précisément l’implication du recensement américain de 1890 et de l’audacieuse déclaration du Gouvernement, annonçant qu’il cesserait d’étudier les mouvements de population vers l’Ouest puisque la frontière n’existait plus. D’un coup de plume, la totalité du Far West – avec ses collines isolées, ses plaines, ses villages de hors-la-loi et ses bordels mal éclairés – est simplement devenu l’Ouest, une région comme une autre des États-Unis. Durant les années 1890, les universitaires ont débattu de l’impact psychique de cette fermeture sur un pays qui ne pouvait plus s’échapper nulle part.

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Treize ans plus tard, un film de douze minutes,

Le Vol du grand rapide

, inaugurait le genre western. C’est un petit film assez miteux, pas très subtil et étonnamment violent. C’est aussi le ­premier film à utiliser les plans croisés, la double impression et les prises de vue en extérieur. Pour beaucoup d’Américains,

Le Vol du grand rapide

était le premier film, point. Quand le chef des hors-la-loi regardait droit dans l’objectif et tirait vers le spectateur, le public de l’époque paniquait.

Si l’arbitraire absurde de la décision de 1890 n’a pas tué le Far West,

Le Vol du grand rapide

s’en est certainement chargé. Avant la guerre civile, déjà, les romans à deux sous, les

minstrel shows

et les expositions ambulantes s’étaient occupés de revisiter l’image du cowboy, mais il a fallu le nouveau médium qu’était le cinéma pour transformer le folklore en une véritable culture de masse. En dix ans, le « western » était devenu le genre principal du film muet, et des acteurs comme Tom Mix apprenaient les rouages de la vie de vedette du cinéma.

Cent ans plus tard ou presque, l’Amérique se retrouve dans la même situation, à un point saisissant. Le rock ’n’ roll est à l’Amérique du XXIe siècle ce que le Far West était à celle du XXe : une frontière fermée, mûre pour la mythologie collective. Dans la mesure où la perspective de notre époque repose sur une culture populaire déjà chargée de mythes divers, nous nous montrons particulièrement aveugles face à l’impact colossal de la musique rock – de Bill Haley au grunge – sur le siècle à venir.

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Ce siècle, d’ailleurs, a plus d’une ressemblance directe avec

Le Vol du grand rapide

. En cinq ans à peine, le marché du jeu

Guitar Hero

a progressé rapidement jusqu’à peser plusieurs milliards de dollars, décliné sous la forme de clones, de suites et de compétitions. Les idoles du rock classique ont prêté au jeu leur talent de la même façon que Wyatt Earp a un jour rencontré John Wayne et le réalisateur John Ford. Le médium de base de

Guitar Hero

, à savoir la participation directe, n’en est qu’à ses débuts, tout comme l’in­dustrie du cinéma en 1903. Dans les dix ans à venir, des jeux d’immersion multijoueurs en 3D autour du rock ouvriront de nouveaux canaux émotionnels pour les fans de musique du futur, des moyens d’expression sans précédent, sans lien avec la composition de chansons ou la performance sur scène telles que nous les connaissons (sans parler des innovations qu’on n’imagine pas aujourd’hui, tout comme les cinéastes de 1903 ne prévoyaient pas l’invention des images de synthèse). Si vous avez déjà ressenti ce frisson d’excitation en entendant rugir la foule tandis que votre avatar se balade sur scène, imaginez une seconde l’expérience que cela serait en 3D, avec une image haute résolution, un effet stéréo et une salle de concert d’apparence réelle, sans aucun écran de télévision qui vous sépare de votre public en délire.

On imagine facilement les personnages aux airs de mannequins enchantés de

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Guitar Hero

comme des précurseurs primitifs des jeux ultraréalistes qui existeront d’ici quelques années.

Guitar Hero

offre en soi un bon avant-goût de la singularité des jeux de musique à venir. En 2008, les fans de Metallica ont acheté des versions

Guitar Hero

de

Death Magnetic

, dernier album du groupe, pour protester contre la soi-disant compression excessive de l’album en version CD. L’an dernier, la controverse entourant l’avatar malmené de Kurt Cobain dans le jeu – une marionnette fantôme condamnée au karaoké éternel – annonce sans aucun doute les conflits qui se profilent en matière d’images générées par ordinateur et d’esprits de célébrités.

Guitar Hero

a été lancé en 2005. En suivant l’analogie avec

Le Vol du grand rapide

, cela situerait la conclusion du rock’n’roll au début des années 1990 (des plus râleurs que moi trancheraient peut-être en faveur de 1994 – année de la mort de Cobain et de la naissance de Creed – comme l’année de la mort de cette musique, sinon de toute la musique populaire). C’est vrai que c’est un peu flou comme conclusion, mais pas complètement. Clairement, on n’a plus vu naître d’étiquette de marketing de masse comme celle du « grunge » depuis le grunge.

Une chose qu’on peut estimer avec précision, c’est la pénurie de nouveaux faiseurs de tubes. Voilà le classement des plus grandes tournées de 2000-2009 selon le magazine

Billboard

:

1. The Rolling Stones

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2. U2

3. Madonna

4. Bruce Springsteen

5. Elton John

6. Celine Dion

7. Dave Matthews Band

8. Kenny Chesney

9. Bon Jovi

10. Billy Joel

11. The Police

12. The Eagles

13. Tim McGraw   14. Aerosmith

15. Neil Diamond

16. Cher

17. Paul McCartney

18. Rod Stewart

19. Metallica

20. Rascal Flatts

21. Britney Spears

22. Jimmy Buffett

23. Tina Turner

24. Toby Keith

25. Trans-Siberian Orchestra

On voit bien que ces dix années ont été un gigantesque festival du troisième âge, une série interminable de marathons de glorification de groupes existant depuis longtemps. Moins d’un quart de ces artistes ont émergé après 1990, et un seul – les Rascal Flatts, une bande de blaireaux country pour décérébrés – peut à la limite être considéré comme un nouveau groupe (bien qu’ils aient commencé à percer en juin 2000).

Le fait qu’aucun genre – et encore moins groupe – nouveau n’ait conquis le cœur des États-Unis depuis dix ans montre bien la fragmentation croissante de la musique pop. Le hip-hop, le pop punk, l’emo et le rock indé peuvent tous les quatre revendiquer une certaine dose de l’énergie du rock, mais tous ont depuis longtemps abandonné toute prétention au renouvellement de celui-ci (il y a vingt ans, certains critiques comparaient sans ciller Jane’s Addiction à Led Zeppelin ; aucun groupe ne suscite de telles comparaisons depuis le début de ce siècle). Bien sûr, on peut toujours faire des découvertes musicales enthousiasmantes du côté des sous-genres, mais plutôt que de rechercher l’originalité, les musiciens d’aujourd’hui puisent de plus en plus leur inspiration dans la tradition. Les sexagénaires des Rolling Stones enchaînent les tours d’honneur à travers le monde, de la même façon que dans les années 1880 et 1890, un Buffalo Bill vieillissant sillonnait l’Amérique et l’Europe, multipliant les tours d’adresse à cheval et au lasso aux côtés de Annie Oakley et de Sitting Bull. Même le plus ­dérangé, le plus dépravé et le plus choquant des artistes de 2010 est obligé de manœuvrer autour de la tradition établie par tous les artistes dérangés, dépravés et choquants de ces dernières années. Tout comme en 1890, il n’y a plus moyen de s’échapper.

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À la fin des années 1980, l’industrie de la musique était dirigée par six sociétés (depuis réduites au nombre de quatre), et la fusion des grands labels a servi de prétexte facile à toutes les erreurs de cette industrie : l’homogénéisation, la censure déguisée, l’insipidité rampante. Mais un phénomène plus grave encore se cachait derrière cette fusion : l’explosion des petits labels. Tandis que les coûts de production et de fabrication s’effondraient dans les années 1990, le monde s’est ­retrouvé confronté à un assaut de production artistique sans précédent.

  Un numéro de

Billboard

de mai 2001 a illustré la gravité de la situation en publiant des données concrètes tirées des chiffres SoundScan de l’année précédente. Au tournant du siècle, les labels indépendants produisaient 71 % de toutes les nouvelles sorties – soit plus de 200 000 albums. Même avec des tirages minimaux (1 000 exemplaires par titre), on arrivait quand même à plus de 200 millions de nouveaux disques pressés au cours de cette seule année et uniquement dans cette catégorie. En revanche, seuls 17 % des bénéfices de ventes d’albums revenaient à ces labels indépendants. Et les ventes moyennes d’un titre pour un label indépendant ne dépassaient pas les 635 exemplaires. L’article se terminait par cette phrase :

Je suis certain que les distributeurs se plaisent à croire qu’ils travaillent dans la vente de disques, mais à la vérité, ils sont plutôt dans le ­transport. L’essence de leur boulot consiste à envoyer et à rapatrier d’un stock à l’autre d’énormes quantités de CD dont personne ne veut.

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Dans n’importe quel autre domaine de l’activité humaine – et par-là j’entends n’importe quel domaine qui ne soit pas directement lié aux aspirations artistiques des gens – un tel phénomène porte un nom : il s’agit d’une bulle spéculative.

Depuis, les ventes d’albums ont dégringolé de 60 %. En seulement vingt ans, les CD ont perdu leur statut d’objet de luxe pour sombrer dans le chaos (faites le ratio entre le nombre de disques que vous avez achetés cette année et ceux que vous avez flanqués à la poubelle) et un parfum de ruine s’est répandu dans l’industrie. En 2010, les majors se jettent sur la première vedette adolescente venue ou sur n’importe quelle cérémonie de récompenses susceptible de faire grimper un peu les ventes du mois. Bien que le fonctionnement économique des majors et celui des labels indépendants soient très différents, les deux structures ressemblent de plus en plus à des modèles d’entreprises non durables survivant de coups de chance occasionnels.

Le surplus de production a entraîné un surplus de groupes. Le temps des pop stars omniprésentes est révolu. À leur place, un magma de sous-genres toujours plus fragmentés. Au cours des dix dernières années, le public a défendu puis rejeté la blog-house, le dance-punk, la chillwave, le crunk, l’electroclash, le freak folk, le glitch, le grime, le mashup, le neo-lo-fi et de très nombreuses tentatives de revival rock. Chaque année, de plus en plus de groupes se battent pour jouer dans des salles de moins en moins nombreuses. Les groupes de rock indé des années 2010 sont étouffés par le succès de leurs homologues des années 1980 et 1990.

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Nulle part ce marché des acheteurs ne s’affiche plus que dans les festivals. Même s’ils restent d’excellentes occasions de s’amuser pour le public et pour les représentants de l’industrie du disque, ils se sont transformés en quelque chose de nouveau pour les artistes : une bonne grosse dose d’humiliation déguisée en opportunité de carrière déguisée en récréation par rapport aux ­tournées habituelles. Avec une concurrence chaque année plus grande, les groupes ont de plus en plus de mal à se faire signer et encore davantage à en voir les résultats. Au South by Southwest, des douzaines de groupes sont obligés de jouer devant des salles vides à 11 heures du matin. Il y a tout simplement trop de groupes, trop de chanteurs-compositeurs, trop de rêveurs.

En octobre dernier, l’article « Why Does CMJ Exist, Exactly ? » du

Village Voice

présentait le prestigieux CMJ Music Marathon de New York comme peu inspiré et officieusement truqué, ses concerts comme des « cérémonies de couronnement, et non pas des concerts décou­verte ». L’article se poursuivait en ces termes :

Il est très possible qu’à ce stade-là, le CMJ ne s’adresse plus à personne en particulier, sinon à la poignée d’Européens venus pour l’occasion, contents de pouvoir voir rassemblées au même endroit une quantité honorable de choses qui sont très loin d’habitude. (Idem pour les directeurs artistiques peu amateurs de vie nocturne qui ­peuvent en une seule fois se faire une série d’aperçus rapides.) C’est un événement qui ne survit que par inertie.

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Une veine de l’industrie musicale ne manque pas de dynamisme : la ­nostalgie. Le cover band – ancienne nouveauté lancée par les imitateurs d’Elvis et la Beatlemania – constitue désormais un élément essentiel du foisonnement de la vie nocturne de n’importe quelle grande ville américaine. Au cours des trente dernières années, les Hard Rock Café se sont multipliés jusqu’à posséder une enseigne dans un quart des pays du monde. Même l’effondrement global de l’économie n’a pas ralenti ce goût intarissable pour les vieux souvenirs. Deux mois avant la Grande récession, Christie’s a organisé une vente aux enchères « Punk/Rock », collant l’étiquette « objet rare » sur des centaines ­d’articles de bric-à-brac. Dans le lot, un flyer photocopié des Germs (vendu pour 688 $), un poster de promo des Sex Pistols (6 250 $), une photo dédicacée de Debbie Harry (8 750 $). Fait éloquent, la vente couvrait quarante années de rock, de Bill Haley à Nirvana, comme si la maison se servait de son prestige pour sous-entendre une certaine finitude. Et puis il y a aussi le Rock and Roll Hall of Fame and Museum de Cleveland, où, pour 22 $, vous pouvez contempler le haut-de-forme de Slash avec le même recueillement que vous inspirerait le tuyau de poêle d’Abraham Lincoln aux Archives nationales. Après avoir refusé qu’on y intègre les Sex Pistols en 2006, John Lydon a envoyé une lettre célèbre qualifiant le musée de « tache de pisse ». Si le Hall of Fame n’expose pas cette lettre, Christie’s finira sûrement par la vendre à quelqu’un qui s’en chargera.

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L’intégration de rappeurs a provoqué des murmures de consternation chez les puristes. Dans une police criarde de type graffiti, le site web du musée affirme que « le hip-hop, c’est du rock ’n’ roll ». Dans une fastidieuse tentative de défendre cette intégration, le site explique que « le hip-hop est la dernière forme d’une conversation de l’Amérique avec elle-même qui dure depuis 400 ans », ce qui est l’une des quelques définitions plausibles (une autre étant que le hip-hop fait partie d’un monologue nettement plus court et bruyant auquel se livre l’Amérique face au reste du monde depuis la fin de la seconde guerre mondiale).

  Voilà une question bizarre : quelles sont les limites du rock ’n’ roll ?

Guitar Hero

est différent de

DJ Hero

dans la mesure où il nécessite un autre type d’équipement. Mais ça reste le même jeu. De la même façon, la mythologie du rap ressemble fort à celle du rock : ruer dans les brancards, viser haut, vivre à fond. C’est un schéma tellement durable qu’on a du mal à trouver un genre ou sous-genre musical populaire qui ne tombe pas dans ces aspirations de baby-boomer. Même le groupe électro le plus barré s’inscrit toujours dans le cadre d’un engagement basé sur la performance. Si on ne te paie pas en cash et en gloire, tu reçois quand même ton lot d’émotions fortes et de notoriété. Se produire en direct avec un instrument du XXe siècle, c’est déjà presque jouer dans le Grand Chapiteau du rock ’n’ roll.

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C’est un chapiteau si grand et vieux que pour des tas de musiciens aujourd’hui, il est difficile d’envisager un monde qui n’obéisse pas aux règles de la mythologie américaine du rock. Cette absence de contexte a donné naissance à une forme mutante de légitimité. Une partie de cette légitimité est d’ordre technologique. Pour n’importe quel jeune de moins de 30 ans, les possibilités infinies d’enregistrement à domicile, de distribution mondiale instantanée et de capacités de stockage illimitées (au moment où j’écris cet article, on peut acheter deux ans de stockage mp3 pour 100 $) sont un droit inné et non pas un luxe.

Mais il y a désormais une forme plus profonde encore de légitimité en jeu, insidieuse de par son omniprésence. Il s’agit de l’idée que toute musique mérite d’être reconnue. La Future of Music Coalition (FMC) – prestigieuse organisation consacrée à la défense des droits des musiciens – stipule dans son cahier des charges qu’elle souhaite « la juste rétribution des artistes pour leur travail ». En 2010, il est unanimement accepté que le métier de « musicien » est une carrière comme une autre, qu’au même titre qu’un boulanger, un banquier, un médecin ou un agriculteur, un musicien doit être payé pour ses performances musicales. Une étude de la FMC datant du mois de juin indique que le pourcentage de musiciens sans couverture médicale est deux fois plus élevé que celui relevé pour l’ensemble de la population du pays (30 % contre 17). C’est un triste constat, mais ces chiffres sont ambigus. On pourrait tout aussi bien souligner que 100 % des gens vivant sous les ponts sont dépourvus de couverture médicale. « Si on supprime les royalties sur la propriété intellectuelle, soutenait le militant anti-Napster Travis Hill en 2000, les musiciens n’auront plus de raison de créer de nouveaux morceaux. »

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Ce n’est pas tout à fait juste non plus. Les gens ont créé de la musique pendant plusieurs milliers d’années avant l’existence des royalties. Le clergé, l’armée, les conteurs et les propagandistes ont tous une longueur d’avance en matière d’incitation à la composition musicale. Pour les musiciens qui s’efforcent de trouver leur place dans l’Amérique du XXIe siècle, il se trouve qu’il existe un précédent : l’Amérique du XIXe siècle.

Le secteur spectacle de variétés, en particulier, présentait plus d’une ressemblance avec le circuit actuel de tournées des petits groupes ou des indépendants. Un siècle plus tôt, il existait un gros réseau national de night-clubs, de salles de concert et de théâtres, alimenté par un public ouvert, avide de divertissement. Les acteurs de variétés travaillaient en réseau et enduraient de longues périodes d’inactivité – comme les musiciens d’aujourd’hui. Si l’on oublie une seconde le moteur à explosion, ces deux époques se ressemblent terriblement.

Avec une différence de taille, cela dit. Les acteurs de variétés avaient une conscience aiguë du marché dans lequel ils évoluaient. Si leur spectacle faisait un bide, ils se renouvelaient. À mesure que le blackface devenait de moins en moins politiquement correct aux États-Unis, les spectacles du genre se raréfiaient. Même les

nut acts

– spectacles comiques mettant en scène des cinglés casseurs de décor – répondaient aux lois de l’offre et de la demande (s’adaptant, par exemple, aux propriétaires de clubs qui les expulsaient quand ils avaient pété les plombs). Nul acteur de variétés n’aurait osé s’aliéner le public dont il dépendait pour gagner sa croûte. Dans le spectacle de variétés, il n’existait aucun équivalent aux performances ou aux groupes bruitistes. Parmi tous les numéros les plus extravagants qui tournaient dans le pays à cette époque – danseurs, magiciens, musiciens, ventriloques –, pas un seul n’exigeait du public qu’il aille de lui-même vers l’artiste. L’« expression person­nelle » était l’affaire des peintres et des poètes, pas des artistes de scène.

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Le monde actuel des groupes et du disque en général est une anomalie dans l’histoire, dangereusement dépendante d’une série d’innovations étroitement liées. Sans réseau national d’électricité (années 1890 à 1930), sans système d’autoroutes inter-États (années 1950), sans carburant fiable (années 1910 à 1990), les groupes n’auraient aucun moyen d’enregistrer ni de promouvoir leur musique. Internet s’est très rapidement rendu indispensable aux musiciens. Et les libertés sociales post-hippies sont devenues si universelles qu’on a tendance à oublier qu’il y a cinquante ans, on pouvait se faire arrêter pour avoir dit « fuck » sur scène.

Ces réalités peuvent paraître dérisoires et éloignées de nous. Pourtant, elles correspondent à des variables. Et les variables peuvent varier. Si la crise financière de 2008 s’était passée quelque peu différemment, de nombreux ponts, autoroutes et échangeurs auraient pu être laissés à l’abandon. Et un effondrement économique à grande échelle aurait pu condamner les musiciens (de même que les autres professionnels de la route) à la pénurie de scènes et au banditisme d’autoroute qui guettent toujours en marge de n’importe quelle civilisation.

Voici une autre analogie étonnante : en 2008,

overthinkingit.com

a tracé une courbe situant dans le temps les 500 plus grandes chansons de tous les temps selon

Rolling Stone

et a mis ces données en regard avec un graphique présentant la production américaine de pétrole brut. Ces deux jolies courbes sont pratiquement identiques, sinon que

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Rolling Stone

situe le sommet du rock en 1965 alors que le pic de production de pétrole correspond à 1971. Cette courbe nous éclaire surtout sur les partis pris des journalistes, mais c’est instructif dans la mesure où

Rolling Stone

est le porte-drapeau des baby-boomers. Si suffisamment de gens pensent que quelque chose est terminé, à quel moment cette fin prend-elle effet ? L’article inclut une analyse assez âpre : « Il semblerait qu’à l’instar du pétrole, les réserves de grandes idées musicales se soient taries. »

Ce commentaire se voulait probablement une plaisanterie. Pourtant, nombreuses sont les personnes d’âge moyen – élevées au rock et choquées par son déclin brutal – qui semblent être parvenues à la même conclusion. C’est un bon moyen de devenir aigri. En novembre dernier, le compositeur d’avant-garde Glenn Branca a fait quelques vagues en signant un article intitulé « The Score: The End of Music ». C’est une accroche déroutante, qui s’empare maladroitement de l’hypothèse selon laquelle la musique pourrait avoir une fin. Pour l’avenir, Branca n’imagine rien d’autre que de la musique aseptisée conçue pour séduire les consommateurs. Sur le site web du journal, l’article a provoqué des commentaires incendiaires. Curieusement, beaucoup partaient de l’hypothèse qu’il existe de la bonne et de la mauvaise musique, que la mauvaise représente la majorité, et que Branca avait négligé de chercher ce qui se faisait de bien. Étant humains, les auteurs de commentaires ne se sont jamais entendus sur ce qu’était précisément la bonne musique.

Peut-être que l’effondrement des ventes de disques n’est pas seulement un revers du partage de fichiers ou des limites du support CD. Peut-être que le vaste foutoir de l’industrie de la musique en 2010 est aussi un indicateur du fait que la musique n’est plus aussi importante aux yeux de la génération proche de l’âge adulte. Les fans de Justin Bieber sont des consommateurs fidèles, mais contrairement aux fans de Leif Garrett il y a trente ans, ils disposent d’un nombre exponentiel de moyens pour exprimer leurs espoirs et leurs rêves prépubères.

De plus en plus souvent, la musique populaire du XXIe siècle ressemble à une vaste pyramide. La première vague de chaque sous-genre rafle tout le prestige, laissant les générations à venir face à une concurrence accrue et à des canaux d’expression saturés de médiocrité. Le Rock and Roll Hall of Fame and Museum, à la fois bénéficiaire et instigateur de ce schéma pyramidal, défend sa propre existence par une banalité faiblarde : « Si le rock ‘n’ roll a un but, c’est de mettre les gens en position de communiquer, intellectuellement ou géographiquement. » En termes de vocation commerciale, c’est un peu léger. La tradition représente un poids considérable. L’article d’overthinkingit.com met le doigt dessus :

Si l’on considère que la définition d’une forme comporte certaines contraintes, les possibilités d’innovation à l’intérieur de celle-ci sont limitées. La plupart émergeront tôt et très vite, et s’étioleront après le pic.

Ce n’est pas un hasard si les innovateurs récoltent la plus grosse part du gâteau. Ce n’est pas un hasard si les peintres cubistes modernes ne sont pas connus. C’est un triste phénomène qui ne se limite pas aux musiciens obscurs (prenez par exemple l’espoir non déguisé des Killers, qui crèvent d’envie d’entrer au panthéon du rock). Lorsqu’elle donne le meilleur d’elle-même, la musique permet à ceux qui l’écoutent de transcender le bourbier de la vie. Aucune innovation technologique ne pourra changer ça. Mais de plus en plus, ce seront les vieux groupes et les vieilles chansons qui inspireront les foules.

L’auteur du 116e commentaire de l’article de Branca écrit : « La musique live reste une expérience humaine irremplaçable. » Pas si sûr. Il y a de grandes chances pour qu’assister à un concert virtuel – un concert magique, avec des licornes et des bulldozers chantants qui s’occupent des chœurs pendant que vous, Jimi Hendrix et un Kurt Cobain à poil hurlez d’une seule voix, tout ça en surround et en 3D – soit de loin plus excitant que la réalité d’un concert d’aujourd’hui. En fin de compte, le rock ’n’ roll ne mourra jamais. Il ne vieillira même pas. Il se contentera d’évoluer vers quelque chose de nouveau, un univers dans lequel des fans paraderont sur des scènes en pleine hallucination virtuelle, célébrant des gloires passées tandis que tous les martyrs et forçats du rock seront figés dans l’éternité du mythe. Comme le soulignait l’article du

Village Voice

sur le téléchargement de

Guitar Hero III

de Metallica, pourquoi perdre du temps à écouter un album quand on peut le vivre ?