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LE NUMÉRO BRÉSILIEN

Les chroniques de Sapo

Dans la forêt équatoriale amazonienne vit une grenouille très spéciale appelée Phyllomedusa bicolore, plus communément connue sous le nom de Sapo.

La jungle amazonienne. Magnifique, n’est-ce pas ? Eh bien devine quoi, c’est un des environnements les plus hostiles au monde

PREMIER JOUR J’arrive à Tabatinga après avoir voyagé des jours et des jours. C’est une ville improbable, située dans la forêt équatoriale humide, prise en sandwich entre les frontières de la Colombie et du Pérou et construite par les trafiquants de drogue. J’ai l’impression de me faire gang-banger par la végétation ; la moindre surface libre est recouverte de plantes qui poussent. Les rues sont bondées de motos, de scooters et de Solex. Je vois un poulet plumé descendre la rue comme si de rien n’était. Près de notre hôtel, il y a un magasin qui vend exclusivement des fleurs en plastique. C’est une vision rafraîchissante. Pour dîner, je pars à la rencontre de notre guide, Juan. Avant même que nous échangions un seul mot, il jette un coup d’œil à mes cheveux longs et part dans un éclat de rire hystérique. Il dit que les Indiens Mayoruna vont croire que je suis une femme. Il me refait la même blague une centaine de fois au cours du repas. Je me repais d’une énorme plâtrée de viande, je bois capirinha sur capirinha, fume des cigarettes à forte teneur en JWH-018, et je finis incroyablement défoncé. Juan commence à me sembler phosphorescent. Juan a vécu avec les Indiens Mayoruna pendant cinq ans. Il n’a jamais fait usage du venin de la grenouille qu’on appelle Sapo parce que son cœur ne tiendrait pas le coup. Il affirme que l’Amazonie est pleine de créatures dont les scientifiques n’ont jamais entendu parler. En s’enfonçant profondément dans la forêt, il a rencontré une créature cyclope couverte de fourrure. Ils se sont jaugés rapidement, et Juan a récolté une fièvre qui a duré cinq mois. Une autre fois, un jaguar l’a attaqué, et quand mon guide l’a éviscéré avec une machette, cinquante bébés sont sortis de son ventre. Mais je suis bien trop sceptique. À la place, j’ai juste grave les foies.

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Hamilton s’offre une petite sieste entre deux sessions de vomi et de diarrhée

DEUXIÈME JOUR Pour le petit-déjeuner, je prends des œufs et une sorte de jus jaune pâle qui a un goût de dissolvant. Avant de partir, je suis conduit dans les bureaux de Juan, où je dois signer une tonne de décharges incompréhensibles en espagnol. Apparemment, dans le cas où je mourrais (ou, plus probablement, deviendrais fou), ce ne serait pas de la faute de Juan. Je vais voir notre embarcation, un canoë d’un peu plus de 30 pieds avec un auvent en osier au centre. Je fais la connaissance d’un autre membre de l’équipage, un homme qu’on m’a présenté comme étant « Le Capitaine », et qui sera en charge du petit moteur du bateau. Je jette mon sac à bord et on part chercher un gigantesque bloc de glace d’eau sale de la rivière, qu’on extirpe du congélo rempli d’un tas de poissons-chats dégueu. Juan fend le bloc de glace avec une machette rudimentaire et en jette les morceaux dans deux glacières en polystyrène qui contiennent nos modestes réserves de nourriture. Juan dit que la glace tiendra six jours, mais ça me semble totalement improbable. La saison des pluies, c’est l’époque où le fleuve déborde de son lit pour inonder les terres et où la vie se répand comme une hémorragie. Les anacondas font copain/copine, les moustiques pondent leurs œufs, les grands dauphins roses du fleuve adoptent un comportement curieusement humain et violent des vierges. Des arbres poussent sur d’autres arbres, des fourmis rampent sur des fourmis, et les bébés candirus nagent dans l’urètre d’autres candirus. C’est fatigant à regarder. On fait des détours dans la jungle inondée. Juan se tient à la proue de notre embarcation, fauchant chaque branche à portée de sa machette. Je n’arrive pas à savoir si ses gestes ont une utilité ou s’il est juste d’humeur à faucher. Le Capitaine est assis, silencieux, à l’arrière du bateau, gouvernant dans un épais nuage noir de fumées d’échappement de gas-oil, et fumant cigarette sur cigarette. Il ouvre une conserve de saucisses à l’aide de son énorme couteau de chasse chromé et verse l’eau de la conserve dans l’Amazone. J’en goûte une ou deux, ça a le goût de papier toilette mouillé. Le soleil se couche, et nous amarrons devant la demeure d’étrangers. Le fleuve entoure leur maison et atteint le pas de leur porte. Apparemment, les familles qui vivent sur le fleuve sont obligées d’accueillir les voyageurs. On leur donne du café et du riz. Leur salle de bain est une sorte de longue passerelle qui s’étire sur quelques mètres. Ils élèvent leurs poulets dans un poulailler flottant, et les enfants nagent joyeusement dans les courants de pisse et de merde. Le dîner est étonnamment bon : des nouilles grasses, des ailes de poulet dans un seau en plastique, des bouchées de yucca, et des grandes tasses remplies à ras bord de Coca-Cola. Je pisse à la lumière d’un chandelier puis m’étends dans mon hamac à l’abri d’une moustiquaire rose. Les moustiques pris dans le filet émettent des crissements suraigus en direction de mes oreilles. Ah, et sinon j’ai vu un chat tuer une chauve-souris.

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Hamilton, un bébé singe et une nouvelle amie

TROISIÈME JOUR On se réveille à 5 heures du matin et on mange des mandarines pour le petit-déj’, ainsi qu’un gâteau blanc insipide. Puis, à nouveau le bateau, plus de saucisses détrempées mangées, et plus encore de forêts les pieds dans l’eau parcourues. Vers midi, je dois chier par-dessus bord pendant que tout le monde me filme. Pas très réjouissant. Je me suis fait vaillamment intoxiquer par les poulets flottants nourris à la pisse. J’ai peur de m’oublier sur le seul pantalon que j’ai amené. Je viens d’apprendre que nous menons cette expédition en toute illégalité – sans permis. Pour couronner le tout, seuls les Indiens ont le droit de faire usage du venin de grenouille. Fantastique. Les maisons du fleuve sont de plus en plus espacées, et on accoste plus tôt qu’hier chez une petite famille qui vit sur la rive. L’air vibre d’essaims de moustiques. J’ai jamais rien vu de tel, de toute ma vie. Les insectes ont incroyablement soif de sang, et en mordant, ils retirent une petite parcelle ronde de chair. On me dit que le gouvernement brésilien n’arrive même pas à vendre ce territoire – il le donne. En quelques minutes, mes mains sont recouvertes de plaies gonflées et sanguinolentes. Notre hôte est rongé par la malaria. Sa fille pense qu’on est venus la manger, et que l’appareil photo est un pistolet. Leur salle de bain consiste en un trou noir de mauvais augure qui se situe une quinzaine de mètres plus loin dans la jungle. Je récupère une lampe torche et je suis le chemin alors qu’une douzaine de paires d’yeux brille dans le noir. Je chie un torrent de terreur chaude en me faisant aboyer dessus par des chiens affamés. Un bol de gros morceaux luisants de viande nous tient lieu de dîner, on les mange avec les mains à la lumière des bougies. Une tarentule géante traverse la pièce et Juan m’explique que la morsure ne me tuerait pas, mais qu’elle me « ferait très mal ». Je le crois sur parole. L’air est tellement épaissi par les insectes qu’à la base de la bougie du dîner s’est formé un anneau d’exosquelettes frits d’au moins deux centimètres d’épaisseur. La moustiquaire et le spray antimoustiques, ce sont des formalités, à ce stade. Il n’y a pas d’échappatoire possible.

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La Sapo

QUATRIÈME JOUR Je me réveille, massacré par les piqûres d’insectes. Le plus facile, c’est de décrire où je ne me suis pas fait piquer : mes cheveux, mes ongles, mon anus, et à l’intérieur de ma bouche. On prend un polaroïd de nos hôtes, on le leur confie, et on se tire de là. Aujourd’hui, on est censés atteindre le village Mayoruna – le village historique de la grenouille. On aperçoit les premiers Mayoruna vers midi. Ils vivent en haut d’une falaise d’argile orange qui fait saillie au-dessus du fleuve. Les enfants nous scrutent de leurs hauteurs, puis ils accourent jusqu’à notre bateau pour nous aider à porter nos sacs. L’argile s’effrite sous mes pieds. Si je tombe, je suis à trois jours de l’hôpital le plus proche. Le village Mayoruna est une collection de huttes étalées autour d’une clairière large et poussiéreuse. Les insectes semblent provenir tout droit de la Préhistoire. On s’avance vers la hutte de notre hôte, un certain Petro. Son visage est recouvert de tatouages qu’il s’est faits lui-même à l’aide d’une aiguille à trois pointes et d’encre de champignon noir. Juan demande à Petro s’il pense que je suis une fille. Petro hoche négativement la tête. Juan a l’air déçu. Sur le sol de la cuisine de notre nouvel hôte gît un morceau de barbaque de la taille d’un attaché-case, grouillant d’insectes. Juan m’explique que c’est un « petit rongeur de la jungle ». Il chasse de la main les insectes et se met à ronger le cadavre. On m’a raconté que jusqu’à très récemment, les Indiens Mayoruna se laissaient aller au cannibalisme, donnaient le sein aux bébés singes, et volaient des femmes blanches afin de s’en servir comme esclaves sexuelles. Petro me voit mettre du spray antimoustique et en réclame pour lui. Je lui file le tube et il le regarde comme si c’était un Rubik’s Cube. Je dois donc lui en vaporiser moi-même. Un gamin de 10 ans arpente la pièce d’un pas lourd en suçant un esquimau glacé, vêtu d’un tee-shirt K-Swiss. Tout ceci est très déroutant. Le fils du chef m’entraîne jusqu’à la pharmacie, une hutte où est empilée une modeste provision d’antibiotiques. Mais c’est quand même chouette de voir une pharmacie. Juste devant, une blonde aux yeux bleus donne le sein à un enfant métis. Ça me remplit d’effroi – ils volent vraiment des femmes blanches. On installe nos hamacs et on se détend, à l’affût du cri de la Sapo, qui n’est pas supposée chanter avant le petit matin. Juste avant l’aurore, Petro entend le chant d’une Sapo et imite son croassement. Il sort précipitamment de la hutte et s’enfonce dans la jungle jusqu’à ce qu’on le perde de vue. Il revient bredouille une demi-heure plus tard. Et maintenant quoi ?

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La collecte du venin de grenouille. Vous tracassez pas, on libère la pauvre bête après

CINQUIÈME JOUR Les morsures répétées des insectes commencent à être sérieusement handicapantes. Je peux à peine tenir le crayon pour rédiger mon journal, toute la surface de mes mains est couverte de plaies. Je compte les piqûres : 52 sur la main gauche, 51 sur la droite, qui a tellement gonflé que je ne peux plus serrer le poing. Je vais mâchouiller un peu de Tramadol et m’efforcer de ne plus bouger jusqu’au coucher du soleil. Petro m’embarque sur son canoë. On pagaie à travers les forêts inondées, serpentant entre les branches tombantes. Le soleil couchant filtre au travers du feuillage. Je suis seul, dans un canoë, en compagnie d’un cannibale repenti, en pleine période de reproduction des anacondas. Il se retourne pour me regarder et je lève les pouces en signe d’assentiment. La nuit tombe, et on somnole, assis, en attendant la chanson de la grenouille. Ces Sud-Américains sont accros aux sucreries, et quand le Coca vient à manquer, Petro mélange une poudre rouge concentrée à notre eau potable, qui transformerait n’importe qui en une Shirley Temple brésilienne et suante. Vers deux heures du matin, la Sapo chante à nouveau, et on se précipite tous dans la jungle. J’emboîte le pas à Petro alors qu’il suit le cri à la trace durant une bonne heure, mais à nouveau, on rentre les mains vides. Je vais me coucher, vaincu, et je rêve que je suis Shirley Temple chantant « On the Good Ship Sécrétion de grenouille ».

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Le Capitaine en plein trip

SIXIÈME JOUR C’est le troisième jour qu’on passe en compagnie des Indiens Mayoruna. Les piqûres de moustiques ont provoqué chez moi une sorte de psychose traumatique, et constamment, j’écrase des insectes qui n’existent pas. Je donne à Petro un exemplaire de Vice et il me fait savoir que ce sera un bon support masturbatoire. On leur file des piles, des stylos, des carnets, des tee-shirts, et d’autres trucs sans valeur dans le genre. Une fille attrape tout ce qu’elle peut et remplit son soutien-gorge de grosses piles rondes. On est officiellement à court de nourriture, et on achète un poulet aux Mayoruna avant de repartir. Un enfant se charge de nous tuer le poulet en lui tordant le cou jusqu’à ce qu’il se brise. Je n’arrive pas à croire qu’on parte sans la grenouille. Juan s’efforce malgré tout de mettre l’ambiance avec des blagues idiotes, sa marque de fabrique : donner des fessées et viser avec une balle ceux qui ne se doutent de rien, faire accélérer le bateau quand on pisse, et m’appeler mujer, chica, ou niña environ 100,000 fois par jour. On commence à se rapprocher de la maison flottante d’un shaman. Ma peau enflammée scintille. J’ai l’impression de m’être injecté dans les veines un kilo de poudre à gratter. On accoste au pas de la porte du shaman et on pénètre à l’intérieur. Il n’est pas chez lui, mais on trouve un toucan sur la table de la cuisine, qui s’efforce de garder ses distances. À l’étage, juste à côté d’un tas de bananes en état de putréfaction avancée, il y a un bébé singe avec une tête pas plus grosse qu’un citron. Il mugit, gazouille, halète, les yeux grand ouverts, ses lèvres roses entrouvertes. On m’informe que le singe a seulement trois jours et que le shaman a mangé sa mère la veille au soir. Il enroule sa queue autour de lui et entoure de ses petits doigts marron un slip souillé. Juste à côté du petit singe, un bébé pleure. Son visage est ravagé de piqûres de moustique. Ils se braillent dessus. On jette les filets à l’eau pour dîner, mais on n’attrape que des candirus, des poissons-vampires, alias poissons-pénis. Ces parasites composent une vision d’horreur, avec leurs crocs rétractables, acérés comme une lame de rasoir, qui jaillissent de leurs gueules puis y rerentrent en une fraction de seconde. Apparemment, ils aiment pénétrer les anus. Je pense que je vais arrêter de me baigner. On mange du riz et des poissons du fleuve pour le dîner. Comme on peut tout trouver dans la maison du shaman, depuis un toucan jusqu’à un poisson-pénis, je suis confiant quant à la possibilité d’y trouver aussi la grenouille.

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Hamilton se fait piquer avec un bâton fumant

SEPTIÈME JOUR Ce matin, le shaman est de retour. Il a une dent en or et une moustache noire. Je lui demande s’il sait où trouver la grenouille, et il me répond qu’il n’en a pas la moindre idée, mais qu’il nous invite à chercher. Ensuite je lui demande s’il peut m’aider à trouver de l’ayahuasca. Il me dit que c’est possible, et me guide à travers la jungle. C’est toujours assez confus de parler d’ayahuasca, parce que ça a 150 noms différents. C’est pas un truc spécifique, c’est une mixture de plantes. Le shaman avance pieds nus dans la jungle et nous fraie un chemin à grands coups de machette à travers un épais mur végétal. Il dit que ça prendra juste deux minutes, et, d’une façon ou d’une autre, je le crois. Quarante minutes de coups de machette sur les arbustes épineux et les orties et quelques pas avec de la boue jusqu’aux chevilles plus tard, on atteint une plante intéressante, marron et noduleuse, pas plus épaisse qu’un hot-dog. Le shaman la coupe avec sa machette. La chair à l’intérieur est jaune vif, et vire au marron rapidement, exposée à l’air. Il me dit que c’est une « plante mâle », et que ça n’aurait pas d’effet sur une femme. J’acquiesce. Cette plante toute seule n’est pas suffisante pour une expérience psychédélique. C’est l’activateur d’une autre plante qui, elle, contient du DMT, mais toute seule c’est pas spécialement intéressant. Je réclame des plantes avec du DMT, mais impossible d’y avoir accès. Donc me voici, après une semaine de douleur et de terreur, sans grenouille, au fin fond de l’Amazonie, avec la moitié des plantes nécessaires à la confection de l’ayahuasca. On mange un œuf en guise de dîner, et je m’allonge dans mon hamac pendant que le shaman et sa famille essayent vainement de régler une radio. Du portugais crachotant. Des sifflements grésillants. Un peu de musique. Zappe. En plein milieu de la nuit, Juan et le Capitaine trouvent la grenouille perchée dans un arbre. Le Capitaine grimpe à l’arbre mais il trouve le moyen de coller ses mains dans une ruche et doit redescendre. Est-ce qu’on se rapprocherait du but ?

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Hamilton défoncé au venin de grenouille. Prêtez une attention particulière aux traces de brûlure sur son bras

HUITIÈME JOUR Et enfin, tôt le matin, le shaman sort de la maison et parvient à déloger la grenouille de sa branche. Facile. C’est une grenouille vert fluo géante, de la taille d’un hamburger. Je la prends dans la main, et immédiatement elle monte sur ma tête. Un chapeau grenouille. Finalement, je la vire du sommet de mon crâne et je l’assieds à la table de la cuisine. Le simple fait de la tenir en main fait que ma peau crevassée picote et brûle. Une petite fille s’approche et touche l’un de ses grands yeux visqueux. Je lui dis que c’est une mauvaise idée. La grenouille demeure complètement immobile, elle s’est résignée à son destin. Juan et le Capitaine l’ont suspendue verticalement en attachant ses pattes au moyen de cordages faits avec de hautes herbes, comme si on allait l’éviscérer. Ils se mettent à lui agacer les côtes avec un bâton pointu pour l’inciter à secréter son venin. Tout ça, c’est de ma faute, et ça me fait me sentir un peu mal à l’aise. Un Indien n’arrête pas de répéter : « Visez le trou du cul ! Visez le trou du cul ! » La grenouille se met à sécréter de la gelée psychoactive, qu’on récolte sur une petite planche en bois. Le Capitaine se porte volontaire. C’est le seul qui a déjà utilisé du venin de Sapo, et c’est aussi le seul, avec moi, qui ait l’intention d’en faire usage. Juan met feu à un bâtonnet jusqu’à ce que le bout soit incandescent. Il l’enfonce dans le bras du Capitaine, qui ne réagit pas. Il reste impassible malgré les deux autres brûlures qu’on lui inflige, et Juan tartine ses trois plaies de gelée de grenouille. Le Capitaine se met debout, les yeux dans le vague. Ensuite, il s’assied, et se prend la tête entre les mains. Il dit que sa tête tourne et qu’il peut le sentir dans ses boyaux, puis il plonge dans le silence. Le simple fait de le regarder me donne une envie irrépressible d’aller chier. Alors que je suis dans les buissons, ils lui versent un seau d’eau sur la tête pour « contrer le venin. » Le Capitaine saute dans le fleuve de pisse, me regarde, et dit qu’il va bien. C’est mon tour. Je m’assieds sur une coque retournée et je retire mon tee-shirt. Juan prend un bâtonnet, y met le feu. Il éteint la flamme et souffle sur le bout de bois pour conserver la braise fumante. Ensuite, il le dirige droit vers mon biceps. Je hurle, ça fait rire le shaman et sa famille. Ensuite il me frotte le liquide de la grenouille sur les plaies fraîches. Rien, dans un premier temps. Puis lentement, je suis submergé par une défonce opiacée, la sensation d’être bourré – c’est très agréable. Je quémande une autre brûlure. Je re-hurle. Plus de gelée. Des frissons se font sentir dans tout mon corps. L’archétype des graines Acme de tremblement de terre que Vil Coyote sème sur son chemin. Je demande une quatrième brûlure – plus de jus de Sapo que le Capitaine. C’est qui la mujer maintenant ? Ma pression sanguine s’accroît ; mes mains sont engourdies. Brûlure. Hurlement. Plus de gelée. Je ferme les yeux et je me sens soudain bidimensionnel, pour ensuite me redéployer en 3D. Les couleurs me semblent désaturées. Je suis tellement défoncé que je ressens le besoin de m’allonger. Les gens qui m’entourent m’éventent comme si j’étais un empereur. Je suis allongé torse nu sur une toile en plastique, l’estomac en feu. J’échange un coup d’œil avec la grenouille. Le Capitaine insiste pour que je m’immerge dans la rivière à caca afin de redevenir sobre. Je dis que j’en ai pas la moindre envie. Je me sens faible, et je n’ai pas d’énergie pour leurs superstitions. Je ne vois aucune raison scientifique qui justifierait que je me mouille. Je doute que ça débarrasse mes veines du poison. Mais il insiste encore, donc je le laisse déverser un bidon de gazoline rempli de pisse sur ma tête, et on navigue jusqu’au milieu du fleuve. Je chie liquide, je fais quelques brasses, jusqu’à ce que je sente un monstre marin me chatouiller le pied. L’eau ne m’a pas permis de redescendre, mais ça m’a rafraîchi. La grenouille, toujours vivante et en pleine santé, a trouvé un nouvel arbre où grimper. Je m’allonge sur mon hamac en proie à un sentiment tenace de dissociation, défoncé et nauséeux pour les trois heures qui suivent. Certains aspects du voyage étaient euphoriques, et je pourrais envisager de le refaire, mais je suis sûr qu’on peut arriver au même résultat sans se brûler à vif, juste en frottant de la gelée de grenouille dans ses narines.

Dévoré par les insectes, Hamilton se fait jeter un seau de pisse dessus

NEUVIÈME JOUR Je me réveille dans un état lamentable. Je n’ai pas de superpouvoirs, encore moins de résistance à la faim ou à la soif. La façon dont ces rumeurs à propos de cette drogue ont démarré, j’en sais rien. Les Indiens, c’est bien ça ? Je mange un œuf pour le petit-déjeuner et je caresse la petite tête du singe orphelin de temps en temps. On offre au shaman et à sa famille du riz et du café, et aussi une statuette érotique en porcelaine représentant deux cochons en train de faire l’amour, qu’ils semblent chérir. J’empoigne mon paquet de 9 kilos d’ayahuasca frais et on se remet en route pour Tabatinga. Juan va à l’extrémité avant du bateau, défait sa braguette et se met à pisser. Le Capitaine fait accélérer le bateau jusqu’à ce qu’il atteigne une pleine vitesse, m’envoyant un fin nuage d’urine dans les yeux et la bouche. Rentrer en ville me met en joie. Mes morsures de moustique grattent un peu moins, mes coups de soleil pèlent moins, et mes intestins se débarrassent peu à peu des parasites qui les colonisent. Les cieux sont clairs et les rives de l’Amazone sont d’une monotonie magnifique. Demain, je préparerai le breuvage magique. Ce soir, je me repose.

La joyeuse équipe au complet

DIXIÈME JOUR Je me réveille tôt pour me rendre chez un shaman spécialisé dans l’ayahuasca, à Tabatinga. Je suis surpris de constater que le shaman est une vieille femme ratatinée qui porte un combi-pantalon rose. Elle me conduit dans son jardin de plantes médicinales, jusqu’à un arbuste pourvu de feuilles d’un vert luxuriant. L’arbre s’appelle chacruna et ses feuilles contiennent environ 0,5 % de DMT. Elle insiste pour que je lui achète aussi du basilic, affirmant que sans ça, je n’aurai pas de vision. OK, pourquoi pas ? Les gens de notre hôtel sont assez conciliants pour me laisser utiliser leur cuisine, où je passe le reste de l’après-midi à faire infuser l’ayahuasca. Les gens d’ici ont une tout autre attitude envers les drogues psychédéliques – tout le monde boit de l’ayahuasca. Pendant que la plante d’ayahuasca mélangée aux feuilles bout, je me promène en ville et je m’achète un cône de glace à la fraise. La femme du magasin de glaces me dit que j’ai « les yeux de Jésus Christ ». Au coucher du soleil, je commence à boire ma potion. L’ayahuasca est véritablement la substance au goût le plus dégueu au monde, et chaque gorgée me file des réflexes vomitifs. Gorgée. Hoquet. Gorgée. Hoquet. Ça agit sur moi comme un tsunami de lait chaud. Je n’ai jamais été aussi somnolent de ma vie. Je suis entièrement paralysé. Je bois les feuilles de chacruna et je m’endors. Je fais d’étranges rêves apocalyptiques. Je prévois la mort d’Alicia Silverstone. Je prends de la Ritaline et j’essaye de me mettre debout. Un objet gonflable en origami vomit un mathusalem. Je m’enfuis de l’hôtel et me retrouve plongé dans la nuit brésilienne, échangeant des regards avec des touristes inquiétants qui ont tous un air de déjà-vu. J’ai 1,000 ans. Je me rends au magasin de fleurs en plastique mais il est fermé. Les roses en plastique dorment, les ours en peluche dorment, tout le monde dort. Je m’étends sur le sol bétonné juste devant le magasin et je ferme les yeux. Il commence à pleuvoir. Je descends des rues envahies par la végétation qui me semblent étrangement familières, je traverse l’Amazone du Massachussets. Je me rends à nouveau au stand de glaces. Je commande deux boules de glace goût chewing-gum et la femme au décolleté éternel m’appelle Jésus. Je la remercie en me léchant les mains. Elle me demande comment on dit « chewing-gum » en anglais mais elle a du mal à le prononcer. Je me rends compte, lentement mais sûrement, que les boules de glace sont pleines de chewing-gum. J’avale des bouchées entières de chewing-gum. La vendeuse me regarde et me dit : « Vrai chewing-gum ! » « Vrai chewing-gum ? », je demande. « Vrai chewing-gum ! », elle me répond. C’est la glace qui devrait être illégale – elle pousse à la consommation dévergondée de chewing-gum. Grenouille, singe, glace, jungle. Combien de temps un homme peut survivre en ne se nourrissant que de chewing-gums ? Tu dois sûrement avoir envie d’aller voir la vidéo de ce périple : La Pharmacopée d'Hamilton - Les chroniques de Sapo