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Une interview du mec qui a traduit « Mein Kampf »

Une question, comme ça : comment traduire le livre du plus grand fils de pute que la Terre ait jamais porté ?

Photo via Wiki Commons.

Mi-octobre, la maison d'édition Fayard a confirmé la publication, prévue pour début 2016, de Mein Kampf, le livre programmatique d'Adolf Hitler. Fracassante nouvelle, qui a immédiatement poussé Jean-Luc Mélenchon, fondateur du Parti de Gauche, à se fendre d'une lettre ouverte aux éditions Fayard intitulée : « Non ! Pas Mein Kampf quand il y a déjà Le Pen ! »

En fait, sa publication par Fayard est programmée depuis 2011, les écrits de l'ex-chancelier nazi étant censés tomber dans le domaine public le 1 er janvier prochain. Le texte, rédigé en 1924 et 1925, lors du passage en prison de l'ex-chancelier nazi après son coup d'État raté, sera une édition critique, c'est-à-dire agrémentée de nombreux commentaires d'historiens. Il en sera de même en Allemagne, où l'Institut d'histoire contemporaine de Munich prévoit, elle aussi, de sortir une édition commentée de Mein Kampf en janvier 2016.

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En France, outre les historiens, Fayard a choisi Olivier Mannoni pour traduire Mein Kampf. Olivier est un traducteur de longue date, devenu en quelque sorte spécialiste du nazisme après avoir passé 25 ans à traduire des bouquins sur le sujet. Bientôt deux ans après avoir terminé son labeur, je lui ai passé un coup de téléphone, histoire de savoir ce que ça fait de traduire la plus grosse pourriture du XXe siècle.

Montage réalisé par un artiste et militaire anglais à la suite de la Première Guerre mondiale – et avant les drames commis par Hitler au cours de la Seconde. Image via

Wiki Commons

VICE : Bonjour Olivier. Ça fait longtemps que vous traduisez des livres nazis ?
Olivier Mannoni : Ça fait depuis plus de 25 ans que je traduis des livres consacrés à la période nazie et à ses conséquences. Je crois que j'ai commencé en 1988 avec un livre sur la médecine nazie. Ensuite, j'ai fait le livre de Peter Reichel, absolument extraordinaire, « La Fascination du nazisme », qui montre comment le nazisme avait utilisé toute sorte d'artifices pour séduire sa population et conserver le pouvoir. Après, j'ai refait un autre livre de traduction sur la médecine nazie, qui était ma pire expérience de traducteur, c'était abominable. Je ne vais pas vous faire toute la liste, mais j'ai énormément travaillé là-dessus.

Comment expliquez-vous votre attrait pour le nazisme ?
Il y a une raison autobiographique : mon grand-père a été tué par des Allemands en 1940. Mon père était professeur d'allemand, et il fait partie de ces gens qui ont souffert, pas directement du nazisme, mais plutôt de la guerre, et qui se sont intéressés à ces questions. Moi, je suis traducteur, et j'y trouve un double intérêt. Historique, parce que je trouve que c'est une période d'une intensité incomparable, extrêmement intéressante à comprendre. Et puis il y a un intérêt de traducteur, parce que c'est vraisemblablement le moment de l'Histoire moderne où on a le plus utilisé le langage pour accéder au pouvoir, le conserver et déformer la réalité.

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Quand avez-vous lu « Mein Kampf » pour la première fois ?
C'est absolument impossible de lire ce livre en entier. Je l'ai lu au fur et à mesure de la traduction, sachant qu'une traduction prend au moins cinq ou six lectures. Je l'ai lu vraiment, d'un bout à l'autre, pour la première écriture de la traduction. Puis je l'ai relu cinq ou six fois depuis pour y apporter les modifications nécessaires.

Comment avez-vous bossé sur cette traduction ? Vous aviez un document papier ?
Le document qui m'a été fourni est l'édition originale de 1925. La toute première. Elle a été très souvent modifiée depuis. L'Institut allemand d'Histoire contemporaine de Munich se prépare aussi à sortir une édition l'année prochaine ; une édition scientifique, réalisée avec un groupe d'historiens. Ils ont l'édition de 1925, plus toutes les modifications qu'a apportées Hitler depuis jusqu'à sa mort en 1945.

Elle fait combien de pages, cette première édition ?
Elle représente à peu près 1 200 feuillets – je crois que ça fait 700 pages.

Ah oui, c'est énorme.
Oui, elle est complète et contient deux volumes.

De temps en temps, Hitler devient très lyrique. Il y a des pages à la limite du pompeux, et dans celles-ci, il arrive à écrire des phrases à peu près correctes.

Selon certains, c'est un livre qui, littérairement parlant, est d'un style assez mauvais. Vous confirmez ?
C'est absolument abominable. Mais pas toujours : de temps en temps, Hitler devient très lyrique. Il y a des pages à la limite du pompeux, si vous voulez, et dans certains passages, il arrive à écrire des phrases à peu près correctes. À la fin du premier volume par exemple, où il annonce le renouveau du mouvement, ça a un côté wagnérien. Il arrive à faire des phrases très ronflantes, construites. Mais le reste du temps, son écriture est abominable.

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Comment faire pour que, malgré tout le mépris qu'on peut avoir pour l'auteur, ça ne se ressente pas dans la traduction ?
Il faut savoir rester neutre, c'est le métier du traducteur. Quel que soit le regard qu'on porte sur un texte, il ne doit pas se sentir. En 35 ans de carrière, je suis tombé sur des livres que j'ai aimés, d'autres pas. Là, c'est autre chose.

Avant de commencer mon travail, j'ai fait un choix précise : celui de rendre le livre tel qu'il était. Ça signifie ne pas forcer le trait quand c'était vraiment épouvantable, et surtout ne pas améliorer quand c'est difficile à lire. Par-dessus tout, il me fallait comprendre : la logique d'Hitler est tellement chaotique qu'il y a des moments où l'on se demande comment il a pu écrire ça. Ce n'est pas un livre méprisable, c'est un livre ignoble, qui a joué un rôle historique qui n'est pas le rôle terrifiant qu'on lui prête. Il a joué un rôle dans la construction du national-socialisme, dans sa construction idéologique et aussi un peu dans sa mythologie. Le principal rôle qui reste à ce livre est d'ordre magique : il est frappé de tabous, on n'en parle pas et il fascine d'autant plus les esprits faibles.

Une famille allemande s'offre « Mein Kampf » en cadeau, 1936. Photo via Wiki Commons.

On ne se sent pas « plus proche » de l'idéologie nazie après avoir traduit « Mein Kampf » ?
Vous savez, quand on a traduit le livre d' Ernst Klee sur la médecine nazie et ses victimes… On a déjà touché à l'horreur. Ernst Klee, ce chercheur très important, a presque arrêté son métier après avoir écrit ce bouquin tellement il n'en pouvait plus. C'est la première fois que j'ai pleuré en effectuant une traduction. Donc non, je ne me suis pas senti plus proche des nazis en lisant ce livre.

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D'une manière générale, je pense que personne ne peut « devenir » nazi en lisant « Mein Kampf ». Cela étant dit, c'est aussi parce qu'on ne peut pas s'y fier que je n'ai accepté de faire la traduction pour Fayard qu'à de strictes conditions, c'est-à-dire de participer à une édition critique appuyée par un travail d'historiens avec des notes, des précisions sur le contexte, et sur les mensonges d'Hitler.

Le passage le plus effrayant, c'est celui où il décrit le moment où il devient antisémite. C'est d'une débilité complète, sauf que les arguments, je les entends régulièrement dans la vie politique française d'aujourd'hui.

Y a-t-il un passage, une phrase, qui vous a marqué dans le livre ?
Le passage le plus effrayant, c'est peut-être celui où il décrit le moment où il devient antisémite. Il raconte qu'il aimait beaucoup les Juifs, et que tout à coup, il comprend certaines choses, etc. Ça m'a beaucoup touché. C'est d'une débilité complète, sauf que les arguments – et c'est aussi pour ça qu'il faut publier ce livre maintenant – je les entends très régulièrement dans la vie politique française aujourd'hui, et à haute dose dans l'ultra-droite. Ce passage montre tellement la débilité de ce que peut être l'antisémitisme, le racisme, la haine de l'autre, que c'est un passage qu'il faudrait presque enseigner, pour montrer comment se forment ces sentiments.

Vous avez d'autres projets de traduction qui touchent au nazisme ?
Oui, je suis en train de finir la relecture d'un livre absolument extraordinaire qui s'appelle « Eichmann avant Jérusalem ». C'est un livre d'une philosophe allemande qui a fait un travail historique époustouflant sur la période qu'a passée Eichmann en Argentine et qui démontre qu'Eichmann était très loin d'être le petit rouage qu'il prétendait être lors de son procès en Israël.

Vous ne traduisez que des livres sur les nazis ou vous traduisez des livres normaux de temps en temps ?
[Rires] Non, je fais aussi de la philosophie, et du roman. Sinon je deviendrais fou. Les chercheurs et les traducteurs sur le nazisme, s'ils ne font que ça, ne tiennent pas très longtemps.

Oui, j'imagine que ça marque.
Vous êtes dans un univers où tout est déformé, en fait. Il suffit de se promener un peu sur Internet en ce moment… « Mein Kampf » est un livre qui développe un état de paranoïa, notamment sur les Juifs. Et ce sont des types de raisonnement que vous retrouvez facilement chez Soral, par exemple. Il y a une continuité du mode de pensée assez frappante. Quand j'entends les complotistes aujourd'hui, je frissonne peut-être plus que d'autres personnes, parce que je baigne dans le milieu et je vois immédiatement à quoi ça correspond. Certains « nouveaux intellectuels », je crois qu'ils ne le savent pas, mais j'ai entendu des phrases venant d'eux qui étaient pratiquement tirées de ce bouquin.

Merci Olivier.

Matthieu est sur Twitter.