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Je revendique mon droit à la paresse

Pourquoi gâcher sa vie à faire des choses quand on peut ne rien faire du tout ?
Illustration : François Dettwiller

Cet été, après des mois de labeur, j'avais prévu de monter voir mes potes à Paris, lire Tolstoï, visiter la Grèce, commencer à écrire un bouquin, prendre des leçons de conduite, trouver l'amour et faire plein d'autres trucs. Au bout du compte, j'ai passé mes vacances à regarder Bojack Horseman, traîner sur Facebook et apprendre à faire des courgettes farcies au poulet. Malgré tout, j'ai passé un bon été.

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Comme à peu près tous les gens de mon âge – je suis issu d'une génération qui glorifie la productivité comme les Aztèques vénéraient le Soleil –, j'ai été élevé selon le principe que l'oisiveté serait mère de tous les vices. Et, comme je suis un garçon pétri de vertu, j'ai bossé à chaque été dès que j'ai eu l'âge de le faire. J'ai notamment bâti des pyramides de boîtes de fromage de chèvre dans un hypermarché à 4h du matin, nettoyé des chiottes de fast-foods et littéralement emballé du thon dans une poissonnerie. De ces tâches peu enrichissantes, j'ai appris une chose majeure : faire croire que le travail est vertueux est une magistrale arnaque.

Dans son essai Le Droit à la Paresse (1880), Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, s'étonne de « l'étrange folie » qu'est l'amour que l'on porte au travail manuel qu'il décrit comme « la cause de toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique ». L'auteur socialiste défend les journées de travail de trois heures – ce que la technologie et la robotisation auraient depuis dû nous permettre – et explique : « Pour tuer le temps qui nous tue seconde par seconde, il y aura des spectacles et des représentations théâtrales toujours et toujours. »

Avec le temps, ce genre de théories m'a permis de cultiver un véritable appétit pour la procrastination, si bien que je défends aujourd'hui l'idée que ce n'est pas un vice mais un art de vivre. Comme tout enfant sage, j'ai lu le texte religieux qu'on m'a mis entre les mains. Il dézingue les paresseux sur Terre mais me promet, une fois au Paradis, si je suis sage, dix mille serviteurs et un lit qui vole tout seul vers la personne à laquelle je désire parler – soit tout ce qu'il faut pour pouvoir sereinement exercer sa flemme. Comment un vice pourrait-il être une récompense divine ?

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Capture du film "Alexandre le Bienheureux" (1968) d'Yves Robert

Le paresseux est simplement un type qui, un jour, a décidé qu'il se contenterait de choses simples : de la fumée de sa cigarette il apprécie l'allure, du quotidien ordinaire il fait un spectacle envoûtant. Lorsqu'il fait face à des tâches contraignantes, il trouve le moyen de les éviter, les faire de la manière la plus simple possible, ou les reporter à son « moi du futur », qui sera chargé de s'en occuper.

Dans The Procrastination Equation (2012), Piers Steel définit la procrastination comme l'acte de reporter délibérément une chose à faire, quitte à se mettre en difficulté vis-à-vis du délai donné. Il ajoute que l'être humain est, de par ses racines, un paresseux inconscient : nos ancêtres les Néandertaliens n'avaient pas à payer de factures, répondre à des mails chiants ou faire des Power Point lassants – tout se faisait dans l'immédiat. Alors, quand je repousse l'idée de prendre des heures de conduite pour mieux regarder Bojack Horseman, je ne fais qu'illuminer la fluidité de l'identité humaine à travers les âges ; je renoue avec la relation ancestrale de l'homme à l'égard du temps en privilégiant mon « vouloir » sur mon « devoir ».

« Je suis le gars qui, à la fac, prenait le tableau en photo pour ne pas avoir à réécrire ce qu'il y avait dessus. »

Vu sous ce point de vue, je peux sembler être une plaie pour l'humanité. Je suis le gars qui, à la fac, prenait le tableau en photo pour ne pas avoir à réécrire ce qu'il y avait dessus. Il m'est aussi arrivé de regarder 58 minutes de la version italienne de Masterchef simplement parce que mon chat avait marché sur la télécommande. Je pourrais changer et devenir un de ces types avec un planificateur électronique, un junkie du post-it entouré d'instruments qui l'aident à rendre son temps plus rentable. Néanmoins, j'ai de sérieux doutes sur le profit moral ou psychologique de cette initiative – et même sur le profit professionnel : Bill Gates avait avoué qu'il choisirait toujours un flemmard pour accomplir une tâche difficile, parce que ce dernier trouverait alors un moyen simple d'y arriver. Et Thomas Edison lui avait déjà donné raison un siècle auparavant.

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L'inventeur de l'ampoule électrique raconte en effet qu'il doit sa première création à la paresse, « mère intelligente et fantaisiste de nombreuses inventions » selon lui. Alors qu'il était employé de nuit dans un centre de télégraphie, il devait envoyer, toutes les demi-heures, un signal au surveillant pour lui prouver qu'il était bien à son poste. L'ennui est que Thomas aurait de temps en temps bien voulu piquer un somme. Ainsi, il a inventé un mécanisme automatique fixé au télégraphe capable d'envoyer le signal à sa place. Le surveillant ne s'est jamais douté de rien et notre génie a pu pioncer au calme.

Évidemment, il y a plusieurs sortes de paresses. Toutes ne mènent pas à l'invention du phonographe. Les Italiens l'ont d'ailleurs bien compris, eux qui séparent celle qui est voulue et maîtrisée, la « pigrizia », de celle engendrée par une forme de dépression et qui entraîne un laisser-aller découragé et triste, l'« accidia ». On parle bien ici de la première forme et, si l'on en croit les scientifiques qui ont étudié le sujet, nous sommes nombreux à pratiquer la pigrizia.

En 1999, les professeurs Read, Lowenstein et Kalyanaraman ont fait choisir à des adultes sélectionnés au hasard trois films parmi une large sélection. Dans cette liste, on trouvait des titres qui laissaient présager des comédies drôles et légères, et d'autres œuvres plus marquantes mais qui demandaient un plus grand effort intellectuel. Ils devaient en regarder un sur le champ, et deux autres dans les jours à venir. La plupart (71%) ont choisi des drames de renom, applaudis par les critiques comme La Liste de Schindler ou Le Piano, mais ont réservé ces œuvres exigeantes pour plus tard, préférant dans l'immédiat, pour 56% d'entre eux, se divertir devant The Mask ou Speed.

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Les chercheurs avaient donc devant eux un tas de paresseux aux bonnes intentions qui préféraient d'abord enfiler un kebab bien gras tout en ayant la volonté de passer prochainement à la salade de crudités sans vinaigrette. D'après Katherine Milkman, professeur à la Wharton School de l'université de Pennsylvanie, c'est ce comportement qui pousserait les supermarchés à placer les bonbons et friandises à proximité des caisses.

Une attitude puérile donc, comme si l'adulte n'était rien d'autre qu'un enfant qui obéit à ses envies compulsives. Une autre étude menée par Walter Mischel, psychologue américain, dans les années 1970 nous aide à comprendre ce qui différencie le prévoyant du procrastinateur. Ce dernier a donné un marshmallow à des enfants en leur promettant que, s'ils y résistaient pendant quelques minutes, ils en auraient deux supplémentaires. Si une grande partie a vite cédé à la tentation, d'autres ont développé des stratégies pour éviter ce drame. Ils regardaient ailleurs ou tapaient du pied. Ceux-là – un tiers – ne sont ni moins gourmands ni plus intelligents, mais ont simplement une meilleure faculté à se priver. Des études ultérieures ont montré qu'ils seront plus sveltes physiquement et réussiront mieux à l'université. Seront-ils plus heureux ?

Dernièrement, pour éviter un peu plus longtemps de passer l'aspirateur, j'ai entrepris la lecture d'un article intitulé « What Makes Us Happy? » paru dans The Atlantic et consacré à une étude monumentale. Pendant 72 ans, des chercheurs de Harvard ont suivi 268 personnes piochées au hasard dans les années 1930 pour découvrir les ingrédients du bonheur. Ils ont pisté leur vie sociale, amoureuse et professionnelle ainsi que leur activité physique et leur alimentation jusqu'à leur mort.

Les enseignements qu'ils en ont tirés sont précieux : à partir d'un certain degré, le fric ne fait pas définitivement le bonheur ; le taux de cholestérol, le niveau scolaire ou la classe sociale non plus. Les cyniques vont crier Candide mais, d'après le mec qui a consacré sa vie à savoir comment il faut la mener : « Le bonheur, c'est l'amour. Point final. »

Comme s'il fallait, pour être heureux, se souvenir des mots de Lessing : « Paressons en toute chose, hormis en aimant et en buvant, hormis en paressant. »

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