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Radioactive Man

Le 11 mars 2011, un tremblement de terre au large du Japon a ravagé le pays et provoqué l'un des plus gros désastres nucléaires de notre histoire. Les populations des alentours ont été évacuées en urgence, laissant derrière elles des maisons vides et...

Regardez le nouveau documentaire Alone in the Zone, produit par VICE Japan pour leur chaîne YouTube

Interview et photos par Ivan Kovac et Jeffrey Jousan

Une tête surmontée de cheveux blancs, le visage bruni par le soleil. Des pupilles sombres, attentives au moindre détail, brillent au fond des yeux de ce vieil homme fatigué. Les rides inscrites aux coins de ses paupières révèlent un détail important : cet homme se marre depuis toujours. « Je suis né et j’ai grandi dans cette ville. J’y ai vécu 53 ans. Je mourrai à Tomioka. »

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Aujourd’hui, c’est le deuxième anniversaire du grand tremblement de terre qui a frappé l’est du Japon le 11 mars 2011. Personne n’aurait jamais imaginé les conséquences de celui-ci : le désastre nucléaire de Fukushima Daiichi. L’une des premières régions à avoir été touchée s'appelle Tomioka, un village de la préfecture de Fukushima. Située à moins de 10 kilomètres de la centrale de Fukushima Daiichi, la ville souffre encore aujourd’hui d’un niveau de radioactivité anormalement élevé. Aujourd’hui, cet espace est toujours considéré comme une zone déconseillée à toute forme d'habitation.

Pourtant, un homme vit encore à Tomioka. Il s'appelle Naoto Matsumura, a 53 ans et est riziculteur comme son père, son grand-père et son arrière grand-père avant lui. Selon lui, « Tomioka a beau être un petit village, c’est un endroit naturellement riche. Il y a les rivières, l’océan et les montagnes à proximité. On peut nager dans l’océan, pêcher dans les ruisseaux et cueillir des légumes sauvages dans les montagnes. Sauf qu’aujourd’hui, tout ceci est impossible. »

Le compteur Geiger que nous avons emmené avec nous à Tomioka indiquait 7 microsieverts par heure. Cela représente 61.32 millisieverts par an. La limite de dosage annuel prescrite par les normes de sûreté est de seulement 1 millisievert et selon les chercheurs, le corps humain peut subir des effets directs à partir de 100 millisieverts.

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Naoto Matsumura, chez lui. Comme la région est toujours privée d’électricité, il utilise des panneaux solaires – comme celui en haut à droite sur la photo – pour charger son ordinateur et son téléphone.

Ça fait deux ans que Matsumura vit dans la zone d’évacuation de Tomioka. Ici, la débrouillardise est devenu le mot d’ordre pour s'alimenter, s'habiller et tout simplement vivre. Ceci veut dire aussi que Matsumura consomme depuis deux ans de la viande, des légumes et du poisson contaminé par les radiations. Il existe deux formes distinctes d’exposition aux rayons : l'exposition externe et l'exposition interne. La plus dangereuse est l’exposition interne. Si dans le cas d’une exposition externe, la source de rayonnement est extérieure à l’organisme, dans celui de l'exposition interne, la source reste active tant que la substance radioactive n'est pas retirée du corps. Un exemple tristement célèbre : l’iode 131 qui, comme vous devez le savoir, peut causer des cancers en moins de cinq minutes lorsqu'elle est ingérée dans l'organisme humain.

« Je suis bombardé de radiations à la fois de l’intérieur, par la nourriture que je mange, mais aussi de l’extérieur. Des chercheurs de la JAXA (l’agence d’exploration aérospatiale du Japon) ont dit qu’ils voulaient me faire passer des tests. Lorsque je m’y suis rendu pour qu’ils puissent m’examiner, ils m’ont dit que j’étais le « champion toutes catégories confondues » – j’avais le plus haut taux de radiation du pays. Ils ont ajouté que je ne serai jamais malade au cours des 30 ou 40 prochaines années. Je serai sûrement mort d’ici là, donc ça n’a aucune importance. »

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Récemment, on a conseillé à Matsumura de ne plus manger de la nourriture trouvée à l’intérieur de la zone irradiée. Il boit donc de l’eau contrôlée et se nourrit d’approvisionnement de secours venant de l’extérieur.

Lorsque le réacteur 4 de la centrale nucléaire de Fukushima a explosé, Matsumura s’était déjà réfugié vers le sud avec ses parents. Ils ont plusieurs fois été arrêtés sur le chemin de peur que les « radiations sur propagent ». Au final, Matsumura a laissé ses parents dans la ville d’Iwaki, à côté de Fukushima et est retourné seul à Tomioka. Il est ainsi devenu le seul et unique habitant de la zone d’évacuation.

Pour ceux qui se demandent pourquoi Matsumura tient à continuer sa vie dans de telles conditions, il existe une raison : il ne pouvait pas abandonner les animaux que sa famille avait laissés à Tomioka.

« Au début j’avais peur parce que je savais que les radiations s’étaient répandues partout. D'abord, je me suis dit que si je restais trop longtemps, j’allais finir avec un cancer ou une leucémie. Mais plus je restais avec les animaux, plus je me rendais compte que nous étions tous en bonne santé et qu'en réalité, tout allait bien se passer. »

Aujourd’hui, la routine quotidienne de Matsumura consiste à s’occuper du bétail, des cochons, des autruches, des chats et des chiens dont les propriétaires se sont enfuis il y a bien longtemps.

Matsumura, en train de s'occuper de son bétail. Son visage apaisé signifie : « je ne partirai jamais de cette zone hautement contaminée. »

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« Nos chiens n’ont pas été nourris durant les premiers jours. Quand je leur ai donné à manger, les chiens des voisins sont devenus fous. Je suis allé les voir et je me suis rendu compte qu’ils étaient encore attachés. Je suppose que tout le monde était parti en pensant pouvoir revenir une semaine plus tard. À partir de ce jour, j’ai nourri tous les chats et tous les chiens au quotidien. Ils n'en pouvaient plus et hurlaient à la mort dès qu’ils entendaient mon camion arriver. Partout où j’allais, les chiens aboyaient. C'est comme s'ils disaient "on a soif !" ou "on n’a plus rien à manger !" J’ai donc continué à faire mes rondes. Je me suis occupé de tous les chiens de la zone. » Malheureusement, une bonne partie des chiens et chats alentour s'étaient aussi réfugiés dans la forêt ; on n'en compte plus beaucoup aujourd’hui. Coincés à cinq dans le camion de Matsumura, celui-ci nous a fait faire le tour de la ferme dans laquelle il garde ses animaux adorés.

« Le niveau des radiations autour de la maison est faible mais il augmente de ce côté du village. » Au même moment, notre compteur Geiger indiquait 6 à 7 microsieverts par heure. Au départ, cet endroit n’était pas une ferme. C'est Matsumura qui l’a construite de ses propres mains en utilisant des tuyaux retrouvés ça et là dans des rizières abandonnées. Alors que les fermiers soignaient ces champs avant le désastre, ceux-ci sont aujourd'hui recouverts de mauvaises herbes.

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« Si on faisait pousser du riz ici, personne ne l’achèterait. Mais c’est quand même la moindre des choses de se débarrasser des mauvaises herbes. On m’a demandé de simplement laisser le bétail s’en occuper ; c’est ce que j’ai fait. »

Même si les animaux qui ont survécu au cataclysme n’ont plus que la peau sur les os, ils ont pu retrouver un peu de réconfort entre les mains bienveillantes de Matsumura. Dans d’autres circonstances, ils seraient déjà morts.

Dans l'étable, Matsumura contemple les corps sans vie du feu-bétail.

Matsumura nous a ensuite emmené dans son étable. Des vaches tristement maladives nous y attendaient. « On le sent toujours. 120 vaches sont mortes ici. Peut-être même plus. Elles sont mortes et ont toutes pourri ici, ne laissant que leurs os et leurs cornes derrière elles. Il y avait des tonnes de mouches et de vers sur les cadavres. L’odeur était si horrible qu’en restant plus de cinq minutes, il devenait impossible de s’en débarrasser. Maintenant que ce ne sont plus que des os, c’est plus facile à regarder ; mais avant c’était infâme, un enfer. Plus de 1000 vaches ont péri dans cette ville. »

L’intérieur de l’étable, où l’odeur ravive les tristes souvenirs d’il y a deux ans. Des scènes comme celle-ci sont devenues banales dans l'ancienne zone d’évacuation.

Matsumura ne protège pas seulement les animaux d'une mort par radiations. Il les protège également du gouvernement, qui essaie de les massacrer. « Alors qu’ils retrouvent la santé, le gouvernement vient les tuer sous prétexte qu’ils sont "moches à voir". Pourquoi faire ça alors que tant d’animaux sont déjà morts misérablement ? Si on en faisait de la viande, ça ne me dérangerait pas. C’est naturel. Mais pourquoi les abattre pour rien, surtout dans un tel endroit ? Je me demande s’ils pourraient tuer les humains avec la même cruauté. »

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Comme il était impossible de s’occuper du bétail dans la zone évacuée, le gouvernement japonais a décidé de l'« euthanasier avant que celui-ci meure de faim ». Le 12 mai 2011, le directeur général des quartiers généraux d’urgence nucléaire a donc ordonné l’abattage du bétail au gouverneur de Fukushima. Celui-ci se découpe en trois étapes : droguer les animaux, les rendre inconscients et enfin leur donner un relaxant musculaire ultra-puissant pour que leur cœur s'arrête de battre.

« Selon moi, il vaudrait mieux attendre et voir ce qu’il se passe avec les animaux de la zone afin de pouvoir comparer leurs réactions avec celles des humains. Si les animaux survivent, il n’y a peut-être aucun souci à se faire. Mais s’ils donnent naissance à une génération d’animaux déformés, dans ce cas, oui : ils ne devraient plus jamais laisser quelqu’un revenir ici. »

À gauche, un chien qui, piégé à l’intérieur d’une étable suite au désastre nucléaire, a survécu pendant un an et demi en se nourrissant uniquement de la chair des vaches mortes. Il a été secouru par Matsumura au cours de l'été 2012. À son arrivée, le chien avait perdu une grande partie de son pelage. Il l’a nommé « Kiseki » (miracle en français) et l'a apprivoisé. À droite, Kiseki, deux mois après avoir été secouru. Son pelage a repoussé et il ressemble à nouveau à un chien tout mignon.

Bien qu’il ait l'air doux au premier abord, Matsumura devient sinistre au fur et à mesure qu'il s'enfonce dans ses souvenirs. « L’un de mes cousins travaillait pour Tepco ; il habitait à côté. Le jour où la centrale a explosé, il est venu ici pour récupérer quelques fringues. Il m’a demandé pourquoi je ne m’enfuyais pas. Je lui ai donc demandé si quelque chose n’allait pas. Il m’a dit qu'il ne savait pas et que tout rentrerait dans l’ordre d’ici deux à trois jours. Comment pouvait-il me mentir comme ça ? Je savais qu’il avait déjà fait évacuer sa famille. Ça me rend malade. Il était assez naïf pour croire que la centrale n’exploserait jamais. Plus tard, j’ai demandé à des employés de Tepco s’ils savaient d’où provenait l’explosion ; ils m’ont dit que ça ne pouvait pas être la centrale nucléaire et que ça devait sûrement être "un missile en provenance de Corée du Nord". »

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Il est impossible d’imaginer ce que Matsumura a enduré à Tomioka. « Je me suis habitué aux radiations. Je ne vois plus vraiment les effets au final. Cela dit, je serai peut-être malade dans cinq ou six ans. D’autres personnes qui reviennent de temps en temps ont aussi arrêté de s’inquiéter. Je suis sûr que si vous reveniez plus souvent, vous aussi cesseriez de vous inquiéter. Mais les aiguilles sur le compteur Geiger bougent sans arrêt donc si vous en amenez un à chaque fois, vous continuerez à vous inquiéter. C’est pour ça que je n’en ai pas. Mais même si j’en avais un, je ne l’utiliserais pas. »

Matsumura, en train de fumer une clope sur le dos de son autruche.

La dose horaire de radiation dans la maison de Matsumura est de deux microsieverts. À la fin de l’année, elle sera de 17.5 millisieverts. Cela ne représente qu’un tiers de la dose à l’extérieur mais quand on sait que le niveau maximum d’exposition pour une personne normale au cours d’un an est de seulement 1 millisievert, c'est énorme. On s’est adressé au Dr. Kiroyuki Koide de l’institut de recherche de l’université de Kyoto afin d'avoir plus d’informations.

« La loi japonaise, et c’est la même chose aux États-Unis ou en France, dit que tout endroit dont la dose horaire dépasserait 0.6 microsieverts doit être considéré comme une zone contrôlée et fermée à toute population. Dans une zone irradiée, on ne peut ni boire de l’eau, ni manger quoi que ce soit. Je ne peux pas imaginer que quelqu’un puisse vivre dans de telles conditions. »

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Le maire de Tomioka, Katsuya Endou, a annoncé en septembre 2012 que les résidents du village ne pourraient pas revenir chez eux avant au moins 2018 (soit six ans après la catastrophe). Il a justifié cela par l’absence de prévisions de décontamination et la lente reconstruction des infrastructures. Sans parler du fait que deux ans après le désastre, un plan de décontamination n’a toujours pas été réalisé, bien que le ministère de l’environnement a désigné Tomioka comme une « région spéciale de décontamination ». Les 15 000 résidents de la ville vivent encore dans des refuges, quelque part aux quatre coins du Japon.

« Mon rêve ? Pour l’instant je souhaite simplement aider autant d’animaux que possible. Chaque semaine, des centaines, voire des milliers de chiens et de chats se font tuer dans des refuges animaliers tenus par des centres de santé publique. Tous les animaux sont pareils. Celui-ci est mignon aussi, non ? »

Comme pour attirer l’attention de Matsumura, une autruche lui donne des coups de bec sur la manche. Il la regarde faire sans la moindre pointe d’irritation, hilare.

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