Comment la troublante photo d’une femme décédée est devenue une icône pro-choix
Illustration : Julia Kuo

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Santé

Comment la troublante photo d’une femme décédée est devenue une icône pro-choix

En 1973, le magazine Ms. a publié une troublante photo d'une femme décédée des suites d'un avortement clandestin. Personne n'avait prévu l'effet de cette photo sur le mouvement pro-choix ni que des décennies plus tard nous lutterions toujours pour que...

L'article original a été publié sur Broadly.

On connaissait la cause de la mort de Gerri Santoro, une embolie gazeuse survenue après un avortement clandestin – avant de savoir son nom.

Le 8 juin 1964, Santoro, 28 ans, et son amoureux, Clyde Dixon, ont loué une chambre au Norwich Motel au Connecticut, sans valise, sans vêtements de rechange, pour une seule nuit. Elle avait acheté un cathéter et un manuel. À son sixième mois de grossesse, elle était prête à laisser son mari l'avorter. Mais, au cours de l'intervention, elle a fait une hémorragie, et Clyde, en panique, l'a abandonnée sur le plancher de la chambre, où elle est morte au bout de son sang.

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Ce n'est que le jour suivant qu'une femme de ménage a découvert le corps de la femme. Elle était en position de fœtus sur des couvertures imbibées de sang.

On a photographié le corps pour documenter la scène de crime. En avril 1973, neuf ans après le décès de Gerri Santoro et un an et demi après l'arrêt rendu par la Cour suprême des États-Unis Roe v. Wade, le magazine Ms. a publié la photo. Le corps était à ce moment anonyme.

« Plus jamais » annonçait le titre de l'article accompagnant l'image, qui est vite devenue un symbole du mouvement pro-choix. Après Roe v. Wade, la rédaction de Ms. pensait que la victoire était enfin acquise.

« On pendait naïvement que c'était la fin de ce chapitre et qu'aucune autre femme ne baignerait dans son sang sur le plancher d'une chambre d'hôtel à cause d'un avortement raté », se rappelle Suzanne Braun Levine, rédactrice en chef du magazine, de son lancement en 1972 à 1988. « Une fois que la Cour suprême a rendu cet arrêt, tout le monde, partout, pourrait subir un avortement sûr. »

À l'autre bout du fil, elle rit.

Née le 16 août 1935, Gerri Twerdy a grandi avec dix frères et quatre sœurs dans une maison de ferme dans la campagne de South Coventry, Connecticut. Dans le documentaire Leona's Sister Gerri, sorti en 1995, sa famille et ses amis racontent leurs souvenirs à son sujet : elle grimpait aux arbres pour éviter les tâches qu'elle n'aimait pas; avec sa meilleure amie, elle sortait de l'école en cachette, enlevait sa robe conforme au code vestimentaire et enfilait un jean pour faire l'école buissonnière; elle sentait la gomme Juicy Fruit.

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Quand elle a eu 18 ans, pressée de se caser avant sa meilleure amie, Gerri a décidé d'épouser un homme qu'elle avait rencontré quatre semaines plus tôt à un arrêt d'autobus. Il s'appelait Sam Santoro, et elle a eu avec lui deux filles. Toutes deux maltraitées par leur père. Après qu'il est parti vivre et travailler en Californie, Gerri s'est mise à fréquenter Clyde Dixon, 43 ans, un collègue de la Mansfield Training School qui prenait beaucoup soin d'elle. Mais quand elle est tombée enceinte, sachant que Sam serait bientôt de retour au Connecticut et qu'il voudrait les voir, elle et ses filles, elle s'est mise à craindre pour leur sécurité.

Gerri, ou « Margaret Reynolds » selon le registre, s'est rendue au motel avec Dixon, ils sont entrés dans la chambre où elle est morte.

Trois jours plus tard, Dixon et Milton Ray Morgan, un collègue qui l'a aidé à trouver le manuel, ont été arrêtés. Dixon a été accusé de meurtre et de conspiration en vue de commettre un avortement illégal ». Il a été condamné à un an de prison.

Gerri et sa sœur. Photo : Leona's Sister Gerri

Avant Roe v. Wade, environ 1,2 million de femmes par année ont eu recours à un avortement illégal aux États-Unis. Des avortements qui ont directement causé la mort de jusqu'à 5000 femmes par année, selon la fondation NARAL. Plus la loi sur les avortements dans un État est restrictive, plus le nombre d'avortements risqués est grand. D'après une étude qu'a effectuée l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en 2008, ils sont à l'origine d'environ 13 % des décès maternels dans le monde.

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« Les avortements risqués sont souvent pratiqués par des personnes qui ne possèdent pas les compétences et les connaissances nécessaires, et certaines femmes tentent de s'avorter elles-mêmes », explique-t-on dans l'étude de l'OMS. L'absence de mesure de protection, de bonnes conditions sanitaires, de médicaments en dose appropriée peut entraîner entre autres des infections, des hémorragies et des traumatismes tous parfois mortels.

Quand, dans l'arrêt Roe v. Wade, la Cour suprême des États-Unis a décidé à sept contre deux d'invalider toutes les lois des États qui limitent ou interdisent l'avortement au cours des trois premiers mois de grossesse, Suzanne Braun Levine et Roberta Brandes-Gratz, les journalistes qui ont écrit l'article de Ms. ont pensé que c'était la fin de ces horreurs.

Dans les mois qui ont précédé l'arrêt, mme Brandes-Gratz avait voulu publier un article sur le sujet. Mais quand la décision a été rendue, quelques semaines avant la publication, elle l'a vite réécrit. « J'avais l'habitude d'aborder des enjeux relatifs aux femmes, comme le viol, le divorce et l'adoption », dit-elle. Elle se souvient d'un article sur le viol qui a entraîné un changement dans la loi de New York. « Après l'arrêt Roe v. Wade, elle s'est dit : « OK, maintenant que cette question est réglée, quelle sera la prochaine bataille? »

Elle avait toujours eu en tête de publier la photo de Gerri Santoro, que Ms. avait en sa possession (mais aucune des deux journalistes ne se souvient comment le magazine l'avait obtenue). Dans le numéro du printemps 1973, la photo en taille réduite au centre de la page de gauche d'une double page a été publiée.

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Le double page de Ms. Photo : Leona's Sister Gerri

« C'était comme une petite île au milieu d'une page vide, comme si on voyait la scène à travers un judas », raconte-t-elle.

Mme Brandes-Gratz avait voté pour que la photo apparaisse en couverture, mais le personnel était d'avis qu'une image plus petite dans le magazine aurait de plus grandes répercussions. En rétrospective, elle est d'accord. « Même si je ne sais toujours pas si c'était une bonne décision ou non de la publier, étant donné qu'elle a hanté les gens. »

Aucune des deux journalistes ne se souvient de la première réaction, si elle a été positive ou négative. Elles attribuent le peu d'intérêt suscité à l'hésitation des femmes à se montrer en faveur de l'avortement à cette époque. Ce n'est que dans les années 80, au cours d'une marche pro-choix, que Mme Brandes-Gratz s'est rendu compte de l'influence de la photo : elle a vu une femme qui portait une affiche de la photo. C'est sa fille qui lui a dit qu'elle était omniprésente.

« Comment osent-ils se servir de ma mère et publier cette photo? »

Dans les années 90, elle a remis en question son éthique journalistique quand des membres de la famille de Gerri Santoro, choqués par la publication de la photo, ont communiqué avec elle. C'est la sœur de Gerri, Leona Gordon qui a reconnu la « femme anonyme » dans le magazine Ms. La famille avait raconté aux filles de Gerri, Joannie et Judy, que leur mère était décédée dans un accident de voiture.

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En 1995, Leona Gordon a produit le documentaire Leona's Sister Gerri avec l'objectif de donner à sa sœur une identité. « Comment osent-ils se servir de ma mère et publier cette photo? » a demandé Joannie, citée dans un article du New York Times.

L'anonymat a sans doute contribué à faire de la photo un symbole iconique : cette femme sans nom, sans visage, incarnait toutes les femmes qui avaient souffert à cause d'un avortement raté et toutes celles qui craignaient de se retrouver un jour dans la même position.

En 2004, Joannie a participé avec sa fille à sa première marche en faveur du droit à l'avortement, transformant sa colère en militantisme pour s'assurer que personne ne subisse le sort de sa mère. Plus tard, après qu'un ami de sa fille a dit à cette dernière comment elle pouvait s'avorter elle-même, Joannie a écrit un billet de blogue au sujet du droit des femmes de choisir. « Il y a quelques années, j'aurais dit que les horreurs du passé n'étaient que les cicatrices d'une bataille difficilement gagnée, a-t-elle écrit. Maintenant que je vois les droits de mes filles leur glisser des doigts et les horreurs du passé devenir leur réalité, je me rends compte que je n'ai rien fait pour prévenir ça. Je ne sais pas si ma voix changera les choses, mais il est temps que j'essaie, avant qu'il soit trop tard. Je suis la fille de Gerri Santoro et mes filles ne vont pas hériter de ce passé. »

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« Compte tenu des politiques sur l'image dans les années 70 aux États-Unis, où les images de fœtus dans les campagnes pro-vie recevaient une attention démesurée, il n'est pas surprenant que cette photo se soit retrouvée dans une grande publication féministe », écrit Maureen McNeil dans Transformations: Thinking Through Feminism. « Des images qui semblent représenter l'expérience collective des femmes, une «vérité» qui peut servir de base à des affirmations politiques, contribuent de façon importante à représenter les enjeux pour lesquels elles luttent. »

Au début des années 60, on a introduit l'imagerie par ultrason – qu'on avait d'abord utilisée dans les sonars de sous-marins de guerre, mais qui faisait petit à petit son entrée dans différentes spécialités de la médecine – en obstétrique, selon l'étude de David Graham Ultrasound in Clinical Obstetrics publiée en 1982. Peu après l'arrivée de l'échographie dans les cliniques, des images ont commencé à s'infiltrer dans les médias. En 1962, des images d'un fœtus, que l'on désignait comme « le bébé » et auquel on faisait référence avec le pronom « elle » même s'il s'agissait en réalité d'un garçon, ont été publiées dans le magazine Look pour promouvoir le livre The First Nine Months of Life. Trois ans plus tard, le magazine LIFE a publié l'essai photo marquant de Lennart Nilsson intitulé Drama of Life Before Birth, composé d'images d'un fœtus de 18 semaines. L'essai est vite devenu de la propagande antiavortement et, encore aujourd'hui, des militants se servent de ces images sur leurs sites web.

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Dans l'étude The Power of Visual Culture in the Politics of Reproduction publiée en 1987, Rosalind Pollack Petchesky se penche sur la façon dont ces images – un outil de prédilection du mouvement antiavortement – décrivaient depuis longtemps le fœtus comme un « être primaire et autonome », et la mère simplement comme l'environnement dans lequel cette nouvelle vie pouvait s'épanouir. Par conséquent, ces images sont devenues de parfaits outils de propagande à distribuer dans les cliniques d'avortement et les salles d'audience.

« Quand des légions de femmes de droite du mouvement antiavortement brandissent des images de mort sordide ou de fœtus flottant devant les cliniques ou au cours de manifestations, ils participent à un spectacle visuel qui dégrade l'image des femmes, et par la même occasion elles-mêmes, écrit Rosalind Pollack Petchesky. « En faisant de ces images de fœtus des icônes, elles propagent et renforcent l'image de héros spatial du fœtus et celle d'"espace vide" de la femme. »

Le message antiavortement est simple : les fœtus ont une existence ontologique et spirituelle dissociée de celle de la mère. Ces « bébés », comme les appellent les militants antiavortement, ont le droit à la vie. C'est pourquoi le magazine Ms., afin de contrer la popularité de ces photos, a répondu avec la mort.

« Cette image était la conséquence d'un système de justice rétrograde qui a changé des femmes non seulement en criminelles, mais souvent aussi en cadavres. »

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« Vue comme un symbole pro-choix, l'image d'une femme morte a été, et continuera d'être, considérée en relation aux images de fœtus et aux discours affirmant qu'un fœtus est une personne, écrit Rosalind Pollack Petchesky. La complexité des enjeux auxquels sont confrontés les acteurs politiques en est réduite à des dichotomies morales : la vie contre le meurtre, la femme contre le fœtus, le bien contre le mal. »

Nina Berman, photographe et professeure à la Columbia Journalism School, aborde aussi la dichotomie avec, d'une part, la propagande antiavortement basée sur le fœtus et, d'autre part, l'image de la femme qu'utilise le mouvement pro-choix. Elle comprend pourquoi la photo a été publiée dans Ms., un magazine aux visées politiques définies. Selon elle, il aurait été inimaginable de la publier dans un magazine populaire, dans les années 70 comme aujourd'hui.

« La presse américaine a été beaucoup plus prudente dans la publication de photos de violence envers des sujets américains, de violence qui a eu lieu ici, estime-t-elle. Il est beaucoup plus probable, même si c'est fait avec délicatesse, de voir publier des photos de violence qui s'est déroulée ailleurs. Il y a une sorte d'anxiété quand on publie une image trop troublante parce qu'elle brise certains mythes dans la société en montrant qui nous sommes, ce que nous faisons. »

Pour Nina Berman, l'image morbide suggère aussi un temps révolu. Même si l'accès à l'avortement n'est toujours pas exempt d'obstacles de nos jours, la perspective a changé.

« Il est moins question de mort, dit-elle, et plus d'accessibilité. »

Aujourd'hui, l'avortement est aussi sûr qu'une injection de pénicilline : le taux de décès des suites de l'intervention est de 0,6 par 100 000 interventions aux États-Unis, selon l'OMS. Les décès sont « rares dans les pays où l'avortement est légal, accessible et pratiqué au début de la grossesse par des professionnels qualifiés, d'après NARAL.

Toutefois, l'OMS mentionne aussi qu'en 2003, les avortements risqués ont causé 13 % des décès maternels dans le monde, un taux inchangé en 2008. Bien que l'arrêt Roe v. Wade ait légalisé l'avortement partout aux États-Unis il y a plus de 40 ans, l'avortement légal et sûr – aux États-Unis et dans le reste du monde – n'est pas universellement accessible. Cette année, le gouverneur de l'Indiana Mike Pence a approuvé une loi odieuse qui oblige les femmes à payer pour des services funéraires après un avortement. Dans de nombreux États, il existe toujours des lois qui forcent des délais et des transferts rendant les avortements moins accessibles.

« Même s'il y a plus d'options de nos jours que dans le passé – avec les contraceptifs hormonaux, la pilule du lendemain et l'avortement légal –, il y a toujours beaucoup d'obstacles, affirme Nina Berman. On a conscience que des femmes meurent encore des suites d'un avortement clandestin, et c'est pourquoi des images montrent ce qu'elles doivent faire pour contourner les gens qui leur crient qu'elles sont des tueuses de bébés. »

Quand Suzanne Braun Levine et Roberta Brandes-Gratz ont publié la photo de la femme anonyme en 1973, elles voulaient qu'elle serve de relique d'un temps révolu : pour illustrer le progrès que permettait Roe v. Wade. Mais quand elles parlent de la photo quarante ans plus tard, les inflexions de leur voix ne reflètent pas le ton victorieux de « Plus jamais ».

« Une ou deux générations de jeunes femmes ne connaissent pas la genèse de cette photographie, observe Roberta Brandes-Gratz. Cette image était la conséquence d'un système de justice rétrograde qui a non seulement changé des femmes en criminelles, mais souvent aussi en cadavres. Qui avait prévu les reculs qui sont survenus depuis? »