Cinq ans avant la sortie de son premier court-métrage, Day of the Fight, et huit ans avant celle de son premier long-métrage, Fear and Desire, le jeune Stanley Kubrick décroche un job de photographe pour le magazine Look. Sa marque de fabrique ? Un sens inné de la mise en scène du réel. À 17 ans, Kubrick réussit déjà à se faire un nom.
Les 13 000 clichés qu’il a réalisés pour Look de 1945 à 1950 sont exposés au Musée de la ville de New York (MCNY) jusqu’au 28 octobre 2018. Through a different lens: Stanley Kubrick Photographs explore ainsi les images créées par le réalisateur. Pour VICE, Sean Corcoran, conservateur des estampes et de la photographie du MCNY, lève le voile sur ces photos exceptionnelles.
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VICE : Bonjour, Sean. Comment avez-vous réussi à monter cette exposition ?
Sean Corcoran : En fait, dans les années 1950, Cowles Magazines Inc, éditeur du magazine Look, nous a cédé ces photos de Kubrick. À l’époque, Look se débarrassait des planches contact et des négatifs peu de temps après la parution des magazines. Ces photos étaient donc chez nous depuis longtemps, nous avons mis beaucoup de temps à les exploiter.
Au milieu des années 2000, on a édité un livre, sans avoir encore saisir toute l’étendue du travail photographique de Kubrick. Ce n’est qu’après avoir numérisé toute la collection, aux alentours de 2010, qu’on a su qu’elle regroupait plus de 13 000 images réalisées par Kubrick. Un vrai trésor, qui offre un nouveau regard sur l’oeuvre d’un immense cinéaste, et qui propose aussi également une vision inédite sur le New York d’après guerre.
Treize mille photos, c’est énorme…
Avec Donald Albrecht, co-commissaire, nous avons examiné chaque image. Elles sont triées en fonction des missions qui étaient confiées à Kubrick. Nous avons retenu une sélection de photos publiées dans le magazine, ainsi que des images inédites et plus personnelles de Kubrick.
Qu’avez vous appris en examinant ces photos ?
On apprend beaucoup du New-York de l’époque. Le travail photographique de Kubrick porte essentiellement sur la vie new-yorkaise, le quotidien de la ville, les gens ordinaires, les célébrités. Des scènes de la vie quotidienne aux portraits de célébrités – Montgomery Clift, Faye Emerson, le chef d’orchestre Guy Lombardo – il y a de tout.
Et que nous apprennent ces photos sur le jeune Kubrick ?
Bonne question. Il a vendu sa première photo à Look à l’âge de 17 ans. Il était encore au lycée. Une fois son diplôme en poche, il est devenu photographe pour le magazine, et il y est resté environ cinq ans, jusqu’en 1950. On voit très bien comme il a réussi, au fil du temps, à développer un regard critique, ainsi qu’un vrai sens du cadre et de la lumière. Il a aussi appris à étudier ses personnages, à capter leurs émotions, à rendre compte de leur psychologie. Plus tard, cela se traduira évidemment dans ses films. À l’époque d’ailleurs, il est déjà influencé par le cinéma, en particulier le film noir.
C’est également à cette époque qu’il a appris à travailler en studio, mais aussi en décor réel, il a par ailleurs réalisé un travail très approfondi sur l’Université de Columbia. Il a aussi suivi le Ringling Bros and Barnum & Bailey Circus, qu’il est allé photographier à Sarasota, pour les répétitions des shows. Cette expérience photo, à bien des égards, a posé les bases de son art.
Ces images lèvent-elles, même partiellement, le voile sur la personnalité complexe de Kubrick ?
Seules les photos non publiées offrent quelques informations à son sujet. La plupart de ses images étaient destinées à Look, un magazine somme toute assez généraliste, destiné à un public familial. Il devait se douter que certains clichés ne seraient jamais publiés – comme celui d’un homme tatoué et percé, qui évoque presque Diane Arbus. Cela apporte quelques pistes quant à ses sujets de prédilections.
Chez lui, quelle est la frontière entre mise en scène et réel ?
C’est très variable, même dans ses premiers travaux. Par exemple, « Life and Love on the New York City Subway » est une combinaison de photos prises sur le vif et d’images mises en scène. L’idée de ce projet était de décrire le métro de New York. On y voit des gens qui sortent du théâtre et s’endorment dans les rames, on y voit aussi des amants qui s’enlacent. Il y aussi la photo d’une femme, dont on sait qu’elle était sa petite amie à l’époque. Elle deviendra même sa première femme. Ce type d’indice nous laisse penser que cette image, par exemple, était mise en scène.
Existe-t-il des liens entre ces photos et son oeuvre cinématographique ?
Pour Look, Kubrick a réalisé plusieurs séries sur les boxeurs. Une sur Rocky Marciano, une autre sur Walter Cartier, qui est devenu le sujet de son premier court-métrage, The Day of the Fight. Le travail réalisé pour Look lui a même servi de storyboard. Les boxeurs et les danseuses, qu’il a beaucoup photographiés pour le magazine, sont très présents dans son premier long-métrage, Le Baiser du tueur.
À l’université Columbia, il a photographié un scientifique avec des lunettes rondes et ombrées, que tout le monde compare à Peter Sellers dans Docteur Folamour. C’est une coïncidence. Mais quand vous regardez la photo, vous pensez immédiatement au film.
Avez-vous réussi à collecter des anecdotes sur le passage de Kubrick chez Look ?
Il y a cette longue interview de 1966 dans laquelle il évoque ses débuts. On sait que ses collaborateurs le considéraient comme un petit génie. En 1948, Look a publié sa série sur l’Université de Columbia – c’était l’une de ses premières grosses commandes. Dans la table des matières, on peut un petit portrait de Kubrick, dépeint comme une mascotte, encadré par les autres photographes du magazine. Je trouve ça beau – tous ces photojournalistes confirmés qui prennent ce jeune garçon sous leur aile.
Justement, que savez-vous de sa relation avec le photographe new-yorkais Weegee ?
Kubrick l’admirait beaucoup. Il a été envoyé par Look pour prendre des photos sur le tournage de La Cité sans voiles, réalisé par Jules Dassin, auquel participait Weegee. C’est certainement là qu’ils se sont rencontrés. Il s’est ensuite développé un lien très fort entre eux. Kubrick a réalisé une série à la lumière infrarouge, technique de prédilection de Weegee. La série s’appelle « Love Is Everywhere », on y voit des couples en train de s’embrasser, dans des théâtres ou des ruelles. Plus tard, Kubrick invitera même Weegee comme photographe de plateau sur Dr Folamour.
Diriez-vous que les photos de Kubrick s’inscrivent dans l’histoire photographique américaine et new-yorkaise ?
Kubrick se situe entre deux générations. Celle des photojournalistes comme Arthur Rothstein ou John Vachon, et celle des photographes comme Diane Arbus. C’est, finalement, un contemporain de Garry Winogrand. Il aurait d’ailleurs eu à peu près le même âge que lui. Leur style est assez similaire, même si Winogrand est parti dans une direction différente.
Question plus personnelle… Quel est votre film préféré de Kubrick ?
C’est presque aussi dur que si vous me demandiez quelle est ma photo préférée ! On pense évidemment à ses films pour Warner Bros., et on oublie souvent ses premiers films noirs comme Killer Kiss ou The Killing, qui sont assez remarquables. Mais pour être honnête, s’il ne fallait en garder qu’un, ça serait probablement Dr Folamour, pour son humour noir et la modernité de son propos.