Au cours de sa fructueuse carrière qui l’a notamment fait passer par les rédactions du Yomiuri Shinbun , du Washington Post et du Japan Times , le journaliste américain Jake Adelstein ne s’est pas fait que des amis. Pendant plus de dix ans, Adelstein a collaboré avec la police japonaise pour enquêter sur le crime organisé – il est notamment revenu sur ses errances tokyoïtes et ses nombreuses incursions dans le monde de la prostitution dans le livre Tokyo Vice , publié en France en 2016 aux éditions Marchialy.
Après avoir publié une enquête sur le dirigeant yakuza Tadamasa Goto, les menaces de mort ont plu sur Jake et ses proches – ce qui l’a poussé à embaucher un ex-yakuza réputé pour son tempérament impétueux, Saigo Kato, afin de le protéger. En contrepartie, Kato a exigé du journaliste qu’il écrive sa biographie — le livre qui a résulté de cette singulière rencontre sort aujourd’hui, toujours aux éditions Marchialy, et nous sommes très fiers de vous en livrer ici un extrait.
Nous étions trois dans le salon. Moi, Makoto Saigo, et Tomohiko Suzuki, qui voulait être de la partie.
Saigo était un ancien yakuza et avait eu plus de 150 soldats sous ses ordres lorsqu’il était le chef d’une sous-branche de l’Inagawa-kai, le troisième plus grand groupe criminel du Japon.
Tomohiko Suzuki était l’un des plus grands journalistes spécialistes des yakuzas et l’ancien rédacteur en chef de Jitsuwa Bull, un magazine à la gloire des yakuzas. Suzuki avait encore plus l’air d’un yakuza que ceux sur lesquels il écrivait. Il s’assit par terre, Saigo s’installa sur le canapé en similicuir rouge, et moi sur la chaise en face de lui. Il y avait une petite table ronde entre nous, un chabu-dai, parfaite pour la cérémonie du thé et pas trop mal pour prendre un café ou poser un cendrier.
Le salon était silencieux. C’était comme si le monde venait d’être assourdi. Il faisait froid pour un mois de juin. Il pleuvait des cordes depuis le matin, et le vent soufflait fort. Les volets vibraient et j’entendais la pluie tomber sur le rebord de la fenêtre. Dans ce silence rythmé par le bruit des gouttes, je repensais à ce qui nous avait amené là tous les trois.
J’étais dans une situation délicate. J’avais réussi à mettre en rogne le chef yakuza le plus vicieux du Japon, Tadamasa Goto, l’un des consigliere du Yamaguchi-gumi. Le Yamaguchi-gumi, avec ses 39 000 membres, est le plus grand syndicat du crime du pays. La manière dont je l’ai mis en rogne est une longue histoire que j’ai déjà racontée dans un autre livre, Tokyo Vice.* Pour faire court, disons que j’ai déterré des infos sur lui prouvant qu’il avait traité avec les fédéraux américains en échange de certaines faveurs et au détriment de son organisation.
Pour le moment, je pouvais compter sur la protection de la police de Tokyo, à l’exception d’un flic corrompu qui était à la solde de Goto. Je bénéficiais aussi d’une alliance tacite avec le Yamaguchi-gumi, mais je n’avais pas le sentiment d’avoir toutes les chances de mon côté. Heureusement, j’avais encore une carte en main, il fallait juste que je reste en vie assez longtemps pour pouvoir la jouer : je devais écrire un article bien précis pour que Goto me laisse tranquille. Une fois l’affaire rendue publique, je deviendrai une cible beaucoup plus difficile à abattre.
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« Personne n’aime les balances, surtout pas les yakuzas. D’ailleurs, en japonais, on ne dit pas “balance”, on dit “chien”. »
J’étais coincé au Japon depuis deux mois et je désespérais de trouver un moyen de faire paraître cet article. Je ne voulais pas que Goto me suive jusque chez moi aux États-Unis et qu’il s’occupe de mon cas — et fort probablement aussi de celui de ma femme et de mes deux enfants.
Pour être honnête, j’espérais pouvoir écrire cette histoire afin que les gens autour de lui veuillent le tuer. Cela me semblait être une stratégie réaliste. Personne n’aime les balances, surtout pas les yakuzas. D’ailleurs, en japonais, on ne dit pas « balance », on dit « chien ». En tout cas, les yakuzas n’ont pas vu d’un bon œil que l’un d’entre eux coopère avec les forces de l’ordre.
Je contactai Suzuki parce que s’il y avait une personne qui pouvait m’aider à faire publier cette histoire en détail, c’était bien lui. Il fallait aussi qu’il m’aide à reprendre contact avec Saigo que l’on connaissait tous les deux. Je savais qu’il n’allait pas très bien depuis quelques années. Je savais aussi qu’il s’était fait expulser de l’Inagawa-kai, sans savoir exactement ce qui s’était passé. On m’avait dit qu’il cherchait du boulot et qu’il avait un fils d’un an. Moi, il me fallait un garde du corps, et j’avais l’intention de l’engager pour me protéger.
Avant de lui demander de travailler pour moi, ou avec moi, je voulais être absolument certain de pouvoir lui faire confiance. Je le connaissais de vue depuis des années. On l’appelait le Tsunami, car c’était une force de la nature, implacable, violent, et personne ne pouvait prédire à quel moment il allait abattre son déluge destructeur. Cela étant, on ne connaît jamais vraiment très bien les gens dans ce milieu.
Je pris contact avec la seule personne en laquelle j’avais un minimum confiance dans la mafia. Ça n’a pas été facile de mettre la main dessus. Je dus aller dans une cabine télé- phonique et appeler l’une de ses sociétés-écrans, laisser un message, attendre qu’on lui transmette et être là au moment où il rappellerait. Lui aussi appelait depuis une cabine téléphonique.
Il me passa un coup de fil peu avant minuit le jour même où je le contactai.
Je lui expliquai la situation et donnai le nom de Saigo.
« Ah, Saigo. Je l’ai bien connu. C’est le kyodai (frère d’armes) de l’un d’entre nous, mais d’une autre faction que la mienne. Son oyabun (boss) est un type réglo. Donc lui aussi. »
Tout cela avait l’air parfait. Pourtant mon « conseiller » me mit en garde.
« Il est très têtu. Impossible de lui faire entendre raison et quand il s’estime dans son droit et qu’il perd son sang-froid, alors il défonce tout sur son passage. »
Ça m’allait bien. Si Saigo était une tempête vivante, cela faisait de moi un mini- Raijin, le dieu de la foudre et du tonnerre. J’aimais mieux ça plutôt que de me sentir comme une mandarine en offrande sur l’autel des morts.
Saigo arriva chez moi avec Suzuki, vêtu d’un costume noir qui avait connu des jours meilleurs. On aurait dit un costume de deuil. Il était immense pour un Japonais, il avait les cheveux gominés et on voyait ses tatouages dépasser de ses manchettes d’un blanc douteux. Il était poli et calme. Il avait les yeux renfoncés, comme si on lui avait pilonné les orbites à coups de poing. Bien qu’il approchât les 50 ans, vous pouviez toujours sentir l’énergie brute qui émanait de lui.
Je lui demandai d’assurer ma protection, tout en sortant de mon sac un brouillon de l’article, contre les conseils de Suzuki qui me faisait signe de ranger ça immédiatement. Saigo prit un bon moment pour le lire, en égrenant les kanji les uns après les autres, suivant les caractères du doigt comme s’il lisait en braille.
La vipère agit comme l’aspic. Ja no michi wa hebi.
C’est l’un de mes proverbes japonais préférés. J’aime aussi son équivalent : traiter le mal par le mal. Je m’étais dit que la seule manière de gérer mon problème avec le Goto-gumi était d’avoir à mes côtés un yakuza d’une branche rivale. Ça ne pouvait pas faire de mal, et ça pouvait même s’avérer utile.
La grande question était de savoir s’il accepterait le job. Il reposa le brouillon et me regarda droit dans les yeux.
« Je pense que tu as un sérieux problème. J’espère que tu t’en es rendu compte. Tu as chié dans les bottes de Goto Tadamasa. Laisse-moi te dire une chose… je le connais Goto. Il n’est pas comme les autres yakuzas.
– Qu’est-ce qu’il a de particulier ?
– C’est un connard, un enfoiré arrogant et fourbe. C’était l’un des nôtres, il a été membre de l’Inagawa-kai, mais il s’est barré pour rejoindre le Yamaguchi-gumi. Je le connais. »
Saigo sortit son téléphone, l’ouvrit, et fit défiler son répertoire. Il était là : Goto Tadamasa, avec son numéro.
Goto a assassiné, ou commandité les meurtres, de gens ordinaires, des civils, sans sourciller. « C’est pas comme ça que les yakuzas doivent se comporter, dit Saigo. Katagi ni meiwaku o kakenai. C’était ça la règle avant : ne causez pas de problème aux petites gens. »
Si Goto se retrouve là où il est et a réussi à amasser une telle fortune, c’est parce qu’il n’a jamais respecté cette règle. Il a certainement participé a donné une nouvelle orientation aux yakuzas. Il n’y en a plus que pour le pognon de nos jours.
« Jake-san, à quel point est-ce que tu tiens à cet article ? Parce qu’il y a toutes les chances que je me fasse tuer, avant ou après la publication, en t’apportant ma protection. »
J’avais bien pensé à foutre le camp du Japon, mais je n’aurais jamais pu être tranquille. Ce n’était plus un simple article. C’était devenu personnel. Peut-être même une sorte de vendetta. J’hésitai un peu avant de lui sortir ce genre de baratin mélodramatique, seulement je n’avais pas mieux à lui servir.
Il n’avait pas seulement les orbites renfoncées, les pommettes aussi, et sa peau était d’une pâleur maladive. Il avait l’air d’un mort-vivant. Pas si mal, pensai-je. On ne peut pas tuer un zombie.
« Ma vie entière repose là-dessus.
– Dans ce cas, Saigo fit rouler les mots dans sa bouche, je suppose que la mienne aussi. »
Il accepta alors de devenir mon garde du corps. Il était prêt à mourir pour moi, mais il voulait savoir ce que j’étais prêt à faire pour lui en échange. Il me posa la question comme si c’était une simple formalité.
« Que veux-tu que je fasse ? » lui demandai-je.
« Laisse-moi réfléchir une seconde », dit-il dans un murmure.
Il s’alluma une cigarette, une Short Hope, inspira et ferma les yeux. Sa cigarette avait l’air d’une allumette entre ses mains énormes. Il la tenait de telle manière qu’il était difficile de remarquer qu’il manquait les deux premières phalanges à son petit doigt.
En fait, « manquer » n’est pas le mot juste. Il se les était amputées, suivant la tradition des yakuzas, pour faire pénitence. J’ignorais la raison exacte et je n’allais certainement pas lui demander. Pas aujourd’hui.
Il se redressa sur le canapé, et je pus voir un peu mieux son visage. Il avait les cheveux coupés en brosse et une barbe poivre et sel. Il n’avait pas seulement les orbites renfoncées, les pommettes aussi, et sa peau était d’une pâleur maladive. Il avait l’air d’un mort-vivant.
Pas si mal, pensai-je. On ne peut pas tuer un zombie. Ils continuent de vous poursuivre. Le garde du corps parfait.
« Quand cette histoire sera finie, tu écriras ma biographie. Je suis fier d’avoir été un yakuza, et je veux que mon fils sache qui j’étais et ce que j’ai fait. Je doute de vivre assez longtemps pour le voir grandir. »
J’hésitai. Il fallait qu’il me protège, mais je ne voulais pas devenir l’étendard de son mode de vie.
« Je ne vais pas faire l’apologie des yakuzas, dis-je. Si je dois écrire quoi que ce soit, il faudra que tous les aspects soient pris en compte. »
Sa réponse me surprit.
« Je n’en attendais pas moins. »
Et sur ces paroles, nos vies furent liées. Je ne découvrirais que bien plus tard les véritables raisons qui le poussèrent à accepter ce job.
*Tokyo Vice, Un journaliste américain sur le terrain de la police japonaise, est sorti aux éditions Marchialy en 2016. ( N. d. T.)
Traduit de l’anglais par Cyril Gay
Copyright texte : Les Éditions Marchialy