Cet article a initialement été publié sur VICE en mars 2013.
Photos : Melchior Ferradou-Tersen
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Martin C. est une boutique crée en mai 2007 et implantée au 38 rue Greneta, dans le 2ème arrondissement. C’est le seul shop ouvertement revendiqué mod et casual de tout Paris. Même si le quartier – l’un des plus libéraux de la ville – et l’époque – l’une des plus chiantes de l’histoire – ne semblent pas vraiment propices à la vente de fringues faisant l’apologie de sous-cultures musicales britanniques à moitié éteintes, la boutique tient pourtant la barre depuis bientôt six ans.
Martin, né à Paris en 1972 (même année que la Adidas SL), est sociologue de formation. Ensuite, il a décidé de devenir consultant en équipement sportif, puis a synthétisé les deux en montant son magasin, avec lequel il espère « faire partager l’univers dans lequel [il a] grandi, peuplé de musique, de foot et de culture anglaise. » Je suis allé le voir en fin de semaine dernière, pour parler de sapes et de mecs qui se lattent pour leur équipe. En bon lad, Martin déteste se faire prendre en photo et n’est pas avare de son temps : on a passé près de trois heures à causer de choses telles que les mods français, la fin du PSG ou le premier concert d’Oasis à Paris. Le reste du temps, son chien Diablo couinait gentiment.
VICE : Il existe une vraie culture casual en France, ou est-ce que s’intéresser aux gentlemen du football est encore un truc complètement marginal ?
Martin C. : Aussi surprenant que cela puisse paraître, oui, la France en possède une. Le mouvement casual existe à Paris, Lyon, Lille, Bordeaux, etc. Après, c’est vrai que les vrais casuals ne sont pas légions en France. Mais ceux qui font partie du mouvement essaient de se bouger en créant des blogs, des webzines, pour se refiler des infos sur les nouvelles sapes et les nouveaux groupes de rock indé anglo-saxons.
OK. Quel âge ont la majorité de ces mecs ?
De ce que j’en vois, la scène a l’air plutôt jeune : une vingtaine d’années, ou la trentaine naissante, maximum. Si l’on veut, les casuals sont un peu les mods des stades : ils partagent la même recherche de singularité, de même qu’une certaine esthétique vestimentaire « élitiste », si l’on veut. Les deux mouvements ont également une culture musicale spécifique et une volonté de ne partager les « bons plans » qu’entre initiés, loin des hools – qu’ils considèrent vulgaires.
Et qu’en est-il des mods français ? Leur scène a l’air plus visible, il me semble.
Au sujet des mods, le mouvement en France est toujours resté confidentiel. C’est assez logique vu que le mod est un farouche indépendant, à la recherche du meilleur look, de l’attitude parfaite, afin d’être considéré par ses pairs comme un « Face » : un mec qui va dicter au groupe la vraie mode, aussi bien vestimentaire que musicale. La scène est vieillissante à Paris mais elle retrouve une certaine vigueur cette année avec l’organisation de soirées de qualité. Celle du 2 mars dernier organisée par les « minets à Paris » a été un gros succès – elle a réuni un bon plateau de DJs européens qui ont fait danser plusieurs centaines de mods internationaux sur un parquet talqué jusqu’au petit matin.
Pas mal. Il n’existe donc plus de jeunes mods vigoureux, en France ?
Eh bien, je me pose la question. À la boutique je vois passer pas mal de jeunes qui se sapent mod 60’s mais je ne les rencontre jamais – ou très rarement – en soirée sur Paris. Y aurait-il d’autres réseaux de mods plus jeunes évoluant dans leurs propres circuits dont nous n’aurions pas connaissance ? Ou bien sont-ils de jeunes poseurs qui changeront de look la saison prochaine ?
À ce propos, comment analyses-tu la « street culture » des gens en bleu et beige que tu vois passer tous les jours dans le quartier Montorgueuil ?
Eh bien, j’en ai un peu ma claque de croiser dans les salons ou dans la rue tous ces branchés arborant des looks d’inspiration « pêcheurs », « dockers » mais le plus souvent, « SDF ». Ces looks sont biens adaptés à ceux qui n’ont pas vraiment de classe naturelle. Mais peut-être est-ce symptomatique de la médiocrité ambiante ?
Ah, ah. Tu te sappais où dans les années 1990, avant Internet ? Aujourd’hui j’ai l’impression que les gens ne s’habillent plus pour signifier quelque chose – leur appartenance à tel ou tel mouvement, notamment.
À l’époque pré-Internet, on se sapait aux puces de Clignancourt, aux Halles ou dans le shop London Styl du 15ème arrondissement. Ou bien à Londres, pour les plus chanceux. Je ne sais pas si aujourd’hui les jeunes ont abandonné la notion de « marque identaire », mais c’est vrai qu’à la fin des années 1980, porter un Fred Perry représentait un signe fort : un véritable engagement aux sous-cultures mod ou skinhead. Il fallait l’assumer son polo aux quatre coins de Paris et sa banlieue ! Et avoir des yeux de mouche pour vérifier que personne ne te tombe dans le dos !
Ouais, j’imagine.
Depuis quelques années, l’influence grandissante des gays sur la mode masculine a donné lieu à une réappropriation de marques telles que Fred Perry, Ben Sherman, Lonsdale, etc. Ces marques à l’origine « identitaires » et difficilement portables dans la rue ont été dédiabolisées et rendues accessibles au grand public. Perso, j’avoue qu’à l’époque la règle était de tarter tout mec qui portait du Fred Perry ou du Ben Sherman sans savoir pourquoi… Bon, aujourd’hui, je m’en tape complètement. Je suis un père de famille responsable qui vend tous ces labels et cela ne me fait plus ni chaud ni froid de croiser des non-initiés en Fred Perry. Ceci dit, je garderai toujours en tête le plaisir que représentait le fait de se trimbaler en Fred Perry et de se faire mater avec méfiance dans les concerts, les soirées, et autres lieux sociaux !
Tu penses que Citadium a tout tué ?
C’est vrai qu’aujourd’hui Citadium diffuse les marques que je distribue depuis près de neuf ans. Au final, ce n’est pas si gênant ; ils respectent un certain niveau de prix et contribuent quelque part à vulgariser ces marques auprès du grand public. C’est sûr que dès que Citadium rentre une marque que je vends, je perds les puristes du jour au lendemain. Mais d’un autre côté, je récupère un nouveau public qui, grâce à Google, atterrira au shop.
Citadium est un bon indicateur pour moi : je dois toujours être en avance sur eux et ne pas me reposer sur mes lauriers. Si je m’endors, je ne fais plus mon vrai boulot de sélectionneur, c’est-à-dire ma raison d’être sur le marché !
En fait, ton magasin cherche à rappeler d’où viennent les idées ?
Tout à fait, c’est très important pour moi. Je ne suis pas le vendeur d’une boutique de base qui vend des marques anglo-saxonnes, ce n’est pas du tout ma formation. Je ne suis pas un marchand. À la base, je suis sociologue. C’est donc avec un grand plaisir que je discute de l’historique des marques ou des produits icônes avec mes clients « éclairés » ou au moins, sensibles à ces sujets.
Tu as des sapes préférées pour aller au stade ?
Perso ça a toujours été jean, Adidas Samba et parka Barbour. Classique. D’ailleurs, j’hallucine quand je vois ce look casual 80’s qui revient sur le devant de la scène. Quand tu vois certaines photos et certains looks de l’époque, franchement, les mecs ressemblaient aux Deschiens : cols roulés, Fila, pulls jaquard, etc. Je n’aurais jamais pu porter des trucs comme ça. C’est un truc spécifiquement anglais, ça pouvait pas marcher en France. Ils ont un goût et une approche vestimentaire totalement différente.
Tu supportes quels clubs de foot en France ?
Feu le PSG de la fin des années 1980 ! Maintenant c’est terminé. Je ne veux plus retourner au Parc : ce serait lui manquer de respect au vu des matchs et des ambiances que j’ai connus – à Auteuil comme à Boulogne. J’ai aussi fait quelques tours au Red Star, le plus vieux club parisien, dans son petit stade à l’anglaise. Mais cela va de soi : je suis contre le football moderne et j’attends son effondrement avec impatience.
Pourquoi ?
Je déteste cette mafia de l’UEFA qui nous bassine à longueur de temps avec le fair-play alors qu’elle cautionne l’esclavage moderne avec l’acheminement des joueurs africains, les matches truqués et le dopage à gogo. C’est l’omerta devant tout le pognon qui est en jeu. Il faut se rappeler l’histoire du médecin-chef de l’AS Roma qui s’était mis à dénoncer les pratiques de dopage dans le Calcio il y a une dizaine d’années – tout le monde s’était indigné ! Cette histoire a été vite enterrée dans le merveilleux monde du football propre…
J’ai vu que tu organisais des soirées où tu fais le DJ. Tu passes de la musique ici aussi, à la boutique ?
La musique a toujours été importante pour moi. Il y a donc souvent de la musique au shop, qui varie en fonction des horaires et de mon humeur : ska, rhythm & blues, northern soul, indie rock, madchester, etc. Dans les soirées que j’organise au J’ose Bar, je peux passer de The Jam à « This is Acid » de Maurice, sans problème. Moi aussi dans les années 1990, j’allais en rave – même si je n’ai jamais touché aux drogues chimiques. On retrouvait plein de gars du Parc, en bonnet Rotterdam, à fond sur de la tecnno hardcore. Par moment, les types enchaînaient deux morceaux techno avec un sample ska ou rockteady, et là tu te disais : « OK, le mec est dans le truc, il ne fait pas ça par hasard. » D’ailleurs, c’est marrant de voir que l’évolution de la musique suit autant celle de la technologie que celle des drogues. Pour revenir à la question, je n’ai pas la prétention de me qualifier DJ : je suis un « selecta », pour la musique comme pour les marques.
Dans les années 1990, tu devais également être dans ce qu’on a par la suite appelé la brit-pop, j’imagine.
Tout à fait. Je suis allé voir Oasis voir avec des potes à l’Erotica, en 1993. C’était leur première date en France, et si je me souviens bien, dans le cadre d’un festival organisé par Les Inrocks. Il n’y avait pas grand monde et on avait pris des photos avec le groupe après le concert ; ils trainaient devant la salle, comme ça. Musicalement, j’ai toujours aimé cette aggressivité latente qu’on retrouve chez eux. Mais bon, j’adore Blur aussi : Albarn est bien meilleur compositeur. Enfin bref, je ne rentrerais pas dans ces pseudo-querelles montées de toutes pièces par des journalistes musicaux en mal de sensations.
Tant mieux. J’imagine que pour une petite enseigne comme la tienne, il est difficile de distribuer les marques grand public vénérées par les casuals, type Stone Island ou du C.P. Company ?
Exact. Pour les agents commerciaux de Stone Island en France, la marque doit se retrouver dans un univers de marques semi-luxe italiennes comme Gucci ou Prada… Ils ont vite oublié que ceux qui ont fait connaître Stone Island – sans parler de Hackett ou de Burberry – et qui portent encore largement la marque en Europe, ce sont les casuals et autres lads des tribunes de football.