Le Jajakistan aurait pu naître ailleurs. Loin des Pyrénées-Orientales, loin du Fenouillèdes, loin de ce massif de collines anthracite aux cols ouvrant l’œil et les poumons, loin de ces châteaux cathares, loin de ces panneaux bilingues qui défilent ; la Tor de França, Espirà de l’Aglí, Estagell…
Le Jajakistan aurait pu naître à la croisée de la Drôme et de l’Ardèche ou dans le Gard, dans ces régions où les deux fondateurs ont leurs histoires. Mais c’est à Lansac, à quarante kilomètres de Perpignan, aux frontières du pays catalan et au bout d’une route serpentant entre vignes et garrigue, que s’étend le royaume autoproclamé de Loïc Roure et Edouard Laffitte, deux vignerons errants et natures, se sont enracinés, amenés là par les vents qui soufflent fort dans le coin.
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D’abord, il y a eu Loïc. Le premier à mettre le grapin sur cette ancienne cave coopérative, bloc imposant à l’entrée du village. Puis bien vite, il a été rejoint par Edouard Laffitte. Ces deux-là ne se ressemblent pas. Le premier a la tchatche. Malgré les traits fatigués de celui que les vendanges ont épuisé, il continue à ouvrir dix tiroirs à la fois quand il raconte une histoire. La parole ne s’épuise pas, les nerfs un peu plus.
À l’autre bout de la cave, le second paraît plus taciturne. Une fois qu’il se sent en confiance, il s’ouvre pourtant et rit à n’en plus voir ses yeux tant ils se plissent. Ces deux-là ne se ressemblent pas, mais ils s’assemblent très bien, comme pour illustrer ce qui pourrait être la seule devise du Jajakistan : « Aidons-nous les uns les autres ». Pour l’amour, c’est déjà fait.
Au Jajakistan, chacun est maître de son exploitation – le domaine du possible pour Loïc et celui du bout du monde d’Edouard – mais les deux se partagent tout. « Chacun est capable de faire l’effort pour l’autre, chacun est prêt à concéder du temps », s’enthousiasme Edouard quand on évoque cette solidarité.
Dans cette région hostile, il vaut mieux avoir les coudes bien serrés. La météo ne fait pas de cadeaux. Quand il gèle, il gèle et quand la pluie boude, elle boude longtemps
Les deux vignerons mettent en commun une grande partie de leur matériel, qu’ils font circuler le long du large couloir qui traverse la cave entre leurs deux domaines. Loïc et Edouard ont aussi la même salariée, qu’ils emploient chacun en temps partiel. À l’image des enfants de divorcés, Anne-Gaëlle divise sa semaine entre la partie gauche de la cave, Le Domaine du Possible et la partie droite, Le Bout du Monde. Ils embauchent aussi les mêmes vendangeurs.
« On alterne : un jour, ils vendangent pour Loïc, l’autre jour pour moi », explique Edouard. Celui qui reste à la cave, presse alors les raisins ramassés la veille et fait la popote pour la fine équipe.
Loïc et Edouard ne sont pas les seuls résidents du Jajakistan. Dans cette grande cave, ils accueillent toujours un invité. En ce moment, ils partagent l’endroit avec Alex, brasseur avec un pied dans le houblon et l’autre dans la vigne. Il ne va pas tarder à prendre son envol après s’être fait la main à leurs côtés pendant quelques années. Il y a aussi Marie, la compagne de Loïc, potière, qui, à l’abri dans son atelier à l’étage, tourne bols, assiettes, vases et pots.
Cet esprit d’échange dépasse les frontières du Jajakistan. Dans la vallée d’Agly, où le nombre d’exploitants viticoles a diminué de 40 % entre 2000 et 2010, le village voisin de la Tour de France s’impose comme un fief de résistance. Il compte mille habitants et quinze vignerons, dont un bon nombre s’est installé dans les années 2000, formant alors la fameuse « bande de Latour ».
Cette bande-là a poussé l’entraide jusqu’à la création d’une structure pour partager outils et donc dépenses. Dans cette région hostile, il vaut mieux avoir les coudes bien serrés. La météo ne fait pas de cadeaux. Quand il gèle, il gèle et quand la pluie boude, elle boude longtemps. Il n’y a pas de demi-mesure. Edouard et Loïc l’ont appris à leurs dépens. En 2006, 2007 et 2008, ils n’ont pu tirer de leurs vignes que des rendements faméliques. La faute à la sécheresse.
Chacun a réagi différemment à la pression. Edouard, arc-bouté, a refusé de lorgner du côté du négoce – l’achat de raisins chez d’autres qu’il aurait vinifié. Il a subi ces années bon an mal an : « Je suis vigneron, ça veut dire que je produis et je transforme ma production. Mes raisins, rien d’autre. » Loïc, subissant une pression financière plus forte, a moins hésité et créé son négoce : le bien nommé « En attendant la pluie ».
Ils ont la même philosophie et voient le vin naturel de la même manière. Pourtant, ils travaillent différemment. Alors qu’Edouard est carré et organisé, Loïc semble aimer le joyeux bordel – de son propre aveu, « il se soigne ». Loïc doute en permanence et envoie régulièrement ses vins en analyse pour s’assurer que tout va bien. Ce jour-là, Loïc, Edouard et Alex reçoivent les résultats de leur production.
Edouard n’a fait analyser qu’un seul vin sur ses six cuvées. Sûr de lui, il lit les résultats puis s’en détourne. Loïc les a tous fait analyser. À l’ouverture du mail, son visage s’est assombri avant de se fermer. Il s’inquiète pour la fin de ses fermentations. Quelques heures plus tôt, il racontait que refusant de mettre en bouteilles des jus déviants, il avait dû jeter plus d’un millésime dans sa vie de vigneron et les bénéfices qui allaient avec.
Si Edouard est plus confiant en vinification, le truc de Loïc, c’est le commerce. Pour cet être sociable, c’est l’occasion idéale pour s’imposer, ce qui fait rire Edouard tant cela lui prend du temps. Loïc aime les gens. Même sous l’eau, il se laissera embrigader dans de grandes discussions qui lui grignoteront sa journée, le mettant encore plus en retard qu’il ne l’était.
Cet amour de l’autre et de la fête, fait de lui un vrai commercial. « Il a ça dans les veines » aux dires d’Edouard, qui est, lui, tout son contraire : « Après quelques minutes de discussion au téléphone, mon interlocuteur me demande tout le temps s’il me dérange, voilà l’impression que je donne… »
En 2003, un caviste lui met la puce à l’oreille, parlant de cette belle région aux terroirs intéressants et aux terres pas chères.
Sur les salons, à chaque rencontre, Edouard se repose sur Loïc. Il n’a pas sa mémoire des visages, des noms ou du pedigree alors Loïc les lui murmure à l’oreille, comme une sorte de Shazam des visages. Devenus amis, les deux compères n’étaient néanmoins pas partis pour se rencontrer et se trouver. L’un est Stéphanois, l’autre de Montélimar. Ils ont des choses en commun. Ils ne pensaient pas devenir vignerons.
Loïc a passé plusieurs années chez Amnesty à Lyon, avec toujours dans un coin de sa tête l’idée d’ouvrir un rade avec un copain. Les chemins de traverse l’ont amené sur les bancs de Suze-la-Rousse où il a suivi une courte formation de sommelier. Lors d’un stage dans un bar à vin parisien, il tombe sur un sacré gaillard qui lui remettra les papilles à zéro. On est en 1999. Ce sacré gaillard s’appelle Jean-Pierre Robinot, aujourd’hui vigneron dans la Loire. À l’époque, il tenait, l’Ange Vin l’un des premiers bars à vins natures de Paris.
« Quand je reviens à l’école, je n’aime plus rien », se rappelle-t-il. Comme lui, Edouard a connu un point de non-retour. Son épiphanie a lieu à la coopérative d’Estezargues, dans le Gard, où il travaille après ses études d’économie. Il y rencontre Jean-François Nicq et découvre à ses côtés les vins naturels. Puis son mentor part s’installer dans les Albères pour créer le domaine des Foulards Rouges. Edouard lui emboîtera le pas.
C’est à la table de ce même Jean-François, que Loïc prendra la décision de s’installer dans les Pyrénées-Orientales. En 2003, un caviste lui met la puce à l’oreille, parlant de cette belle région aux terroirs intéressants et aux terres pas chères. Il prend sa voiture et, 3 h 15 de route plus tard, atterrit chez Nicq.
Coup de hasard et de chance, Loïc trouvera six mois après cette ancienne cave coopérative à acheter. C’est là que naîtra le Jajakistan, un lieu autant qu’une idée, mûri au fil des rencontres et où l’on se serre les coudes après les avoir levés.
Cet article est sponsorisé par Urban Distribution dans le cadre de la sortie de Wine Calling, documentaire de Bruno Sauvard, en salles mercredi 17 octobre, consacré au vin nature et aux vignerons qui le font. Le sponsor n’est pas intervenu dans l’élaboration de cet article, réalisé par la rédaction en toute indépendance éditoriale.
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