Roland Topor, « L’Anniversaire de Joko n’aura pas lieu »

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Culture

Roland Topor, « L’Anniversaire de Joko n’aura pas lieu »

Le chef d'œuvre rabelaisien de Roland Topor ressort en librairie.

Cet article est extrait du numéro « Enflammé » de VICE Roland Topor n'aura jamais connu le succès de son vivant. Poète incompris, dramaturge moqué, dessinateur ignoré, ce Français mourra en 1997 dans l'indifférence quasi-générale. Aujourd'hui, ce proche d'Henri Xhonneux – avec qui il a créé l'émission culte Téléchat et Marquis – est peu à peu redécouvert, et enfin célébré pour ce qu'il est : un type qui n'aura jamais concédé quoi que ce soit aux entrepreneurs de morale de son époque, et qui restera comme l'un des grands noms de l'absurde et du surréalisme européen du XXe siècle.

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On vous livre ici deux chapitres du roman Joko fête son anniversaire, qui ressort en librairie grâce à une réédition entreprise par les nouvelles éditions Wombat. On pourrait résumer l'intrigue en ces mots : Joko, jeune homme honnête travaillant pour le compte d'un certain Baptista, se fait surprendre par un mystérieux congressiste qui lui bondit dessus et l'incite à se transformer en taxi humain. D'abord outré, Joko, mû par l'appât du gain, finit par accepter cette tâche, tout comme ses collègues et son patron. S'ensuivent des aventures rocambolesques qui verront Joko et les congressistes ne faire plus qu'un – au détriment du jeune homme, devenu souffre-douleur d'individus guidés par un objectif : humilier les plus faibles. —Romain Gonzalez

Chapitre 8 : Oui, j'aime ce métier
Les jours se succèdent sans que le congrès prenne fin, au soulagement des employés. Joko est devenu l'un des porteurs les plus favorisés. Les congressistes se le disputent, et les employés le jalousent, mais ils sont également fiers de lui. Quant à Joko, il est en train de devenir un spécialiste. Son travail confine à la perfection. Il sait respecter les petites manies de ses clients, prévenir leurs désirs, deviner leurs besoins.

Le docteur Fersen est, après Wanda, l'usager pour lequel Joko éprouve le plus de sympathie. Non seulement le docteur est léger, mais encore il donne l'impression de s'intéresser à ceux qui le portent. Ce matin, il pleut.

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– Faites bien attention, au moins, recommande le docteur, vous pourriez glisser.

– N'ayez crainte, monsieur, je suis sur mes gardes.

– La chaussée est bien glissante, n'est-ce pas ?

– Sans doute, mais j'ai l'habitude.

Le docteur s'abrite du mieux qu'il peut sous un journal plié en chapeau. L'eau froide dégouline dans le cou de Joko qui claque des dents.

– Vous avez froid ? l'interroge le docteur.

– Oui, j'ai de l'eau dans le cou.

– Pauvre garçon ! Vous allez vous enrhumer. Vous devriez courir pour vous réchauffer.

Joko suit le conseil du docteur, mais il n'est pas encore très fort, malgré son nouveau travail qui durcit ses muscles à vue d'œil. Un point de côté l'oblige à s'arrêter.

– Vous êtes fatigué ? demande le docteur.

– Oui, un peu.

– Que ressentez-vous ? s'enquiert le docteur Fersen avec curiosité.

– Ce que je ressens ? répond Joko, perplexe. Mais je suis fatigué, c'est tout. J'ai froid et je suis mouillé en plus.

– Décrivez, décrivez, s'il vous plaît, insiste le docteur, gourmand. J'aimerais tellement comprendre ce que vous ressentez. Ne laissez rien dans l'ombre.

– Eh bien, c'est difficile à expliquer. D'abord, quand vous sautez sur mon dos, je suis toujours un peu surpris par votre poids. Heureusement, je m'habitue vite. Ensuite, vous me serrez les côtes entre vos genoux et ça me coupe la respiration. Puis vous passez vos bras autour de mon cou, et alors ça m'étrangle.

– Continuez, continuez, dites-moi tout, l'encourage le docteur, ravi.

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– Je commence à marcher, et à chaque pas vous glissez un peu vers le bas. Vous me tombez sur les reins, ce qui est exaspérant parce que vos bras m'étranglent encore plus à ce moment-là. Je suis obligé de vous remonter en me penchant en avant et en donnant de petites secousses. Alors, c'est votre haleine que j'ai dans le cou. Il y a aussi le point de côté, les tempes qui commencent à battre, les éblouissements. J'ai un voile rouge devant les yeux, mais je serre les dents, j'avale ma salive et je continue. Les pieds me font mal, j'ai souvent des crampes dans le mollet… Voilà, c'est à peu près tout ce que j'ai à dire… et aussi que je regarde plus souvent le sol depuis que je vous porte. Avant, je regardais surtout le ciel.

– Il n'y a que de mauvais côtés ?

– Non, bien sûr. On peut parler, c'est agréable. J'ai toujours rêvé d'exercer un métier où l'on voit du monde. Je n'aime pas beaucoup le travail à la citerne. On voit des gens, d'accord, mais ils ne pensent qu'à leurs récipients. Maintenant, je suis libre… Je peux prendre un raccourci, ou un chemin plus long, ou marcher doucement… Oui, c'est surtout cette liberté que j'aime.

– On voit que vous aimez porter les gens, dit le docteur avec bonté. Vous les portez bien, infiniment mieux que vos camarades. On sent que, pour vous, il ne s'agit pas d'une affaire d'argent… Oh, je sais qu'un pourboire vous fait plaisir, mais il y a quelque chose en plus. Vous aimez votre métier et vous tentez de le faire bien. Vous ne pouvez pas savoir combien c'est rare.

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– Oui, j'aime ce métier, acquiesce Joko, ému.

– Et quand vous êtes exténué, vous pensez que vous allez tomber ?

– Oui, parfois j'ai l'impression que je serai incapable de faire un pas de plus, que je vais m'étaler sur le trottoir et rester là, étendu de tout mon long, sans avoir la force ni l'envie de me relever.

– Et moralement, vous souffrez ?

– Oui, je souffre. Je me dis que je suis faible comme un enfant, que je suis incapable de porter quelqu'un comme les autres. Je me sens humilié, impuissant.

– Mais, lorsque vous avez réussi à aller jusqu'au bout, vous êtes fier, je suppose ?

– Pour ça oui, je suis fier. Ce n'est pas tout le monde qui peut aller aussi loin aussi vite.

– Votre salaire vous paraît-il suffisant ?

– Oh oui ! Je vous trouve tous très généreux. C'est une joie de vous porter.

– Moi aussi, je vous apprécie, Joko. Je sais reconnaître vos mérites. Mais…

Le docteur paraît gêné et regarde furtivement autour de lui avant de poursuivre :

– Dites-moi, n'avez-vous jamais envie d'être porté à votre tour ?

– Oh non, monsieur, je n'y aurais jamais pensé tout seul !

– Votre humilité vous fait honneur ; cependant, n'êtes-vous pas curieux de connaître cette sensation grisante ? N'aimeriez-vous pas savoir ce que je ressens maintenant ?

– Si, bien sûr…, dit Joko, confus, mais…

– Vous n'osez pas ?

Le docteur Fersen regarde de plus en plus fréquemment autour de lui.

– Écoutez, vous voulez que je vous porte pendant un bout de chemin ?

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– Oh non !

– Mais vous disiez en avoir envie ?

– C'est qu'il pleut…

– Si peu ! réplique le docteur, pressant.

– Je suis trop lourd pour vous.

– Non… vous verrez…, dit le docteur, haletant. Alors, c'est oui ? Vous voulez bien ?

Le docteur saute à terre et présente son dos courbé.

– Vite, montez !

– Bon, si ça peut vous faire plaisir…, dit Joko, hésitant. Mais non, c'est impossible.

– Qu'est-ce qu'il y a encore ? demande le docteur, pleurant presque d'impatience.

– Je n'ai pas d'argent pour vous payer.

– Aucune importance… vous ne paierez pas… Juste pour me faire plaisir… montez !

À ce moment, M. Baptista apparaît au coin de la rue, transpirant sous le poids du gros congressiste. Le docteur change d'expression. Il saute prestement sur les épaules de Joko en disant :

– Filons, nous avons perdu trop de temps déjà !

[…]

Chapitre 18 : Je ne prétends pas tout savoir

« Joko lit des journaux délaissés par son père. Les congressistes bavardent.

– J'ai hâte d'être libre, déclare Sir Barnett. L'atmosphère de cette pièce est déprimante.

– Avez-vous remarqué la hideur du papier peint ? demande le professeur Krank. Ces raies vertes et jaunes ? Regardez les taches d'humidité près des plinthes.

– Et le plafond tout craquelé ! ajoute le docteur Fersen. Les murs doivent receler des colonies de vermine.

– Et les meubles ! s'écrie Gunnar Ader. Démantibulés et bancals !

– Seigneur, quel mauvais goût ! s'exclame Wanda. Le paysage avec le reflet sur l'eau ! C'est à pleurer de rire.

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– Plus je les connais, plus je me persuade que nous n'avons rien à voir avec ces gens-là, dit Sir Barnett. Nos goûts, nos mœurs, notre système moral sont différents. Ils nous sont moins proches que les animaux de ferme. J'éprouve pour les vaches, les moutons, les chevaux, une sympathie que je suis loin de ressentir à leur égard.

– Vous avez raison, dit le professeur Krank. Regardez celui-là. Quelle détestable race dégénérée ! Il est petit, mal proportionné, la tête est grosse, le front bas. C'est le spécimen d'une espèce vouée à la disparition. Une aberration de la nature qui doit être détruite afin de laisser le champ libre à d'autres formes de vie plus évoluées.

Joko comprend mal ce que disent les congressistes, mais il est indigné. Il craint trop les représailles pour répondre, alors il garde le silence. Les autres épient ses réactions.

– Comment se nomme-t-il déjà ? demande Pan Ton.

– Joko, répond Pozzi. Un nom à coucher dehors.

– Quelle est sa profession ? s'enquiert Gunnar Ader.

– Il travaille à la citerne de Borota, répond le docteur Fersen.

– Le malheureux garçon a un emploi à la mesure de ses capacités, c'est-à-dire subalterne, dit le professeur Krank. Encore ses supérieurs doivent-ils faire preuve de patience avec lui, car il ne comprend rien. J'ai eu l'occasion d'en parler avec le chef du personnel, un certain Baptista, son renvoi était imminent.

– Il est bête comme ses pieds, affirme Wanda. Si vous saviez ce qu'il a pu me raconter ! Que l'Apocalypse était une pipe, la diffamation une femme verte, qu'un diminutif dure dix minutes, que la conscience désigne neuf heures du soir, qu'un psaume est une rivière, un sablier un gâteau, et je ne sais combien d'autres âneries semblables.

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Joko serre les poings. Malgré sa crainte, il proteste. On le regarde ironiquement.

– Puisque c'est faux, dit le docteur Fersen, alors dites-nous s'il vous plaît ce qu'est une contre-expertise ?

– C'est une expertise qui en contrôle une autre, répond Joko.

Les congressistes poussent des cris d'animaux. Ils se tapent sur les cuisses en s'étranglant de rire.

– Imbécile, c'est un bateau de guerre ! s'écrie Gunnar Ader. Vous êtes vraiment inculte !

– C'est vous qui n'y connaissez rien ! rétorque Joko. Je sais très bien ce que signifie une contre-expertise ! D'ailleurs, j'ai un dictionnaire.

Il ouvre un gros volume, mais Pan Ton le lui arrache des mains, si malencontreusement que plusieurs pages se déchirent.

Pan Ton lit les feuillets froissés :

– Contre-expertise : bateau de guerre. Voilà, vous avez tort.

– Montrez-moi la définition, demande Joko.

– Dis donc, tu veux que je te casse la gueule, ordure ? se fâche Pan Ton. J'ai lu ce qui était inscrit. Tu me traites de menteur ?

– Non, non. Il me semblait… J'étais certain…

– On ne dit pas « j'étais certain », corrige Pozzi, on dit « j'étais perpain ».

– Vous croyez ? s'étonne Joko.

– « Vous croyez » est impropre, affirme le professeur Krank. C'est « fou droyez » qu'il faut dire.

– Vous vous moquez de moi.

– Laissez-le, dit Wanda, exaspérée. Vous voyez bien qu'on ne peut rien lui apprendre. Monsieur est supérieur à tout le monde. Il sait tout, il connaît tout. C'est le plus grand savant du siècle !

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– Je ne prétends pas tout savoir, dit Joko. Il y a quand même des choses que j'ai apprises et dont je suis certain…

Un coup de poing sur la tempe le rappelle à l'ordre. Il corrige précipitamment :

— … dont je suis perpain…

Le docteur Fersen le récompense d'un sourire et dit :

– Vous voyez, Wanda, que vous êtes trop sévère avec notre ami Joko. Il ne demande pas mieux que de se corriger.

Joko pleure. Ils détournent la tête, écœurés.

« Joko fête son anniversaire » de Roland Topor est disponible aux nouvelles éditions Wombat, 2016.