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Tribune

Du plaisir de fumer des clopes

Comment la cigarette me permet de disparaître du monde, et pourquoi j'aime ça.

On a déjà beaucoup trop cité le fameux éloge du tabac de Molière pour que je m'emmerde à refaire ici la même chose. Je ne m'étendrais pas non plus sur les vertus prétendument inspirantes du tabac, dont la première serait « d'inspirer le poète » ou le philosophe. Ce que je voudrais dire ici, c'est autre chose : c'est que la cigarette, pour reprendre un titre de David Le Breton, contribue à un phénomène moderne qu'il appelle le disparaître de soi.

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En fait, la clope est évidemment un disparaître de soi, d'abord parce qu'effectivement, elle favorise le développement de maladies telles que le cancer, qui, à l'évidence, tuent. Elles vous font donc disparaître dans les limbes spirituels de votre gourou préféré. D'autre part, quel fumeur n'apprécie pas sa pause clope loin du brouhaha et des exigences sociales que porte toute réunion d'êtres humains ? Aller cloper sa garo dehors ne procède pas que d'une volonté de se sociabiliser.

En réalité, dans une société où le devoir d'existence est poussé à l'extrême, où la mode et les réseaux sociaux vous imposent de vous informer en permanence, où l'individualisme somme chacun d'entre nous de rayonner face aux autres, et où les doctrines sécuritaires impliquent une surveillance toujours plus forte des individus, tout le monde est susceptible de ressentir une certaine pression qui l'invite à s'évader un court instant de l'impératif d'exister. À cet égard, même pas besoin d'ouvrir le livre de Le Breton : les premières lignes du résumé suffisent. En allusion à Alzheimer, il écrit qu' « il arrive que l'on ne souhaite plus communiquer, ni se projeter dans le temps, ni même participer au présent ; que l'on soit sans projet, sans désir, et que l'on préfère voir le monde d'une autre rive : c'est la blancheur. La blancheur touche hommes ou femmes ordinaires arrivant au bout de leurs ressources pour continuer à assumer leur personnage. »

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Suis-je le seul ici à avoir été pris d'une « passion d'absence » que seule la cigarette m'a permis d'incarner ? Combien de clopes ai-je fumées seul, sur un balcon, un banc ou un chemin, simplement parce que j'étais mû par un désir de m'oublier ?

Dans sa matérialité flottante, il n'y avait finalement que la fumée qui incarnait ce no man's land dans lequel, en bon nostalgique, je me suis toujours senti : jamais ici, jamais ailleurs, mais toujours dans un entre-deux insituable. Je ne cherche pas à me faire passer pour un rêveur : cet entre-deux n'est ni un espace fécond pour la pensée, ni un paradis artificiel ; c'est une zone aride et fantomatique où votre existence s'élime, sans pour autant rejoindre la sphère de la spiritualité ou d'une quelconque idéalité platonicienne.

Fumer a longtemps été pour moi un prétexte pour trouver la solitude. En bon introverti, je ne savais pas toujours où me mettre en société, bien trop enfoncé en moi-même pour faire preuve de spontanéité sur un quelconque jeu de mots, qui ne comprend que la moitié des blagues et de manière générale, jamais rien à ce qui se passe. Parfois, je me rends même compte avec effarement que depuis dix minutes, je suis complètement à côté de la plaque et que j'ai absolument tout compris de travers. Alors voilà, se sortir une clope et décaler vers le balcon, c'est souvent un soulagement. Surtout si, comme moi, vous avez tendance à ressembler à une cocotte-minute dès qu'une salle de 20 m 2 contient plus de dix personnes et que vous avez bu la moitié d'une bouteille d'une bière assez forte (pour vous, plus de 5 %). Fumer, c'est votre moment à vous. Une phase où vous pouvez enfin vous retrouver. Dans votre solitude éternelle, une cigarette demeure votre meilleure amie.

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Cependant, fumer n'est pas qu'un moyen de disparaître des autres, mais aussi de soi. Enfin, fumer, c'est surtout disparaître de toi. Sans vouloir étaler une quelconque fascination pour la psychanalyse, je précise qu'en écrivant cet article, j'ai d'abord écrit disparaître de toi, et que j'ai ainsi effectué un lapsus écrit qui me semble assez fécond. Car aux yeux de qui disparaissez-vous quand vous clopez seul le soir ? Et bien de votre moi au sens freudien, c'est-à-dire de celui « qui a pour mission d'être le représentant de ce monde aux yeux du ça et pour le plus grand bien de ce dernier ». Votre ça, qui est ce bouillonnement chaotique de vos pulsions premières, a besoin du moi pour se formuler dans la réalité, car la satisfaction de vos désirs exige un contrôle de votre moi. En clair, vous ne pouvez pas vous jeter sur n'importe quelle personne qui vous attire, car vous aurez alors beaucoup de chances d'être repoussé ; mais votre moi vous aide, en vous permettant de mettre en place des démarches de séduction qui, progressivement, peuvent vous faire atteindre votre but.

Ainsi, quand je suis épris du désir de fumer, alors même que je suis seul, et en particulier lorsque j'ai besoin de sortir pour le faire, c'est que je ne supporte plus mon moi, que je suis déçu ou éprouvé par mon existence sociale, et que j'ai besoin de le mettre de côté un instant. Pour schématiser, ce n'est rien d'autre que mon inconscient disant à mon moi : « je n'en peux plus de toi, je voudrais disparaître de toi. » Ou à peu près. Et en fumant, j'accomplis cette action parce que je ne fais absolument rien d'autre que fumer et que tout mon être vient s'abolir dans l'acte compulsif de la fumée aspirée.

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Certes, fumer une clope ne procure pas exactement les mêmes sensations qu'un bon gros pilon, mais il y a tout de même entre ces deux actes une singularité frappante.

Quand je fume seul, je ne suis plus un existant. Je m'oublie dans cet acte. En fait, c'est peut-être ce que voulait dire Baudelaire quand, en parlant du fumeur de haschich, il écrivait : « il arrive quelquefois que la personnalité disparaisse et que l'objectivité, qui est le propre des poètes panthéistes, se développe en vous si anormalement, que la contemplation des objets extérieurs vous fait oublier votre propre existence. » Avant de préciser qu'en tant que fumeur, il vous arrivera aussi sans doute que « par une équivoque singulière (…) [vous vous sentiez ] vous évaporant, et vous attribuerez à votre pipe (…) l'étrange faculté de vous fumer. »

Certes, fumer une clope ne procure pas exactement les mêmes sensations qu'un gros pilon, mais il y a tout de même entre ces deux actes une singularité frappante. Des trucs tels que l'évaporation, la personnalité qui disparaît au profit d'un panthéisme qui abolit l'individualité de l'être, l'oubli de sa propre existence. Toutes ces actions renvoient à une lassitude vis-à-vis de l'être social, c'est-à-dire, pour faire simple, du moi. Fumer vous permet d'exhaler pour vous libérer d'une pression trop forte : exister.

On peut dire en un sens que votre cigarette vous fume. De fait, elle aspire de votre être beaucoup plus que vous n'aspirez d'elle, et consume votre moi pour le laisser s'échapper dans la fumée exfoliée. Un peu comme l'image de l'âme s'évadant du corps. Cette fumée qui s'échappe de votre bouche est la même que la vapeur de la cocotte-minute : elle vous vide, pour baisser la température, et baisser la pression.

Il existe, bien sûr, bien d'autres manières de fumer, et il pourrait être très intéressant d'en dresser une typologie, de la clope-récompense à la clope-énervement, en passant par la clope-dépressive voire sadomasochiste. Il y a sans doute autant de fumeurs que de manières de fumer. Mais le disparaître de soi me paraissait important, parce que c'est comme ça que j'ai toujours fumé : l'addiction, chez moi, ne me semble pas liée à la nicotine ou à une habitude de gestuelle, mais plutôt à ce « désir d'absence » que je n'ai pas trouvé d'autre moyen de formuler.

Certains pourraient y voir une analogie trop forte avec les sensations que peut procurer le cannabis, mais je pense sincèrement que la clope, à son échelle, reproduit certaines de ses sensations – pas toutes, évidemment. D'ailleurs, comme beaucoup d'amis fumeurs, c'est quand j'ai commencé à fumer des joints que, peu à peu, je me suis à la cigarette. Je les ai d'abord considérées comme de petits goûters entre les repas, puis j'ai peu à peu fini par préférer la clope aux joints. Je trouvais les effets de ces derniers indésirables. J'avais enfin trouvé dans les clopes ce que je cherchais : disparaître de soi.