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Musique

Ce que j’ai vu dans les free parties françaises des années 2000

Intégral kaki et kétamine chauffée : quand les kids des villes allaient danser dans les bois.

Alors jeune transfuge du punk hard-core, mes potes et moi avons découvert les free parties sous un pont, en Indre-et-Loire. On s'y rendait pour frissonner avec la drogue et l'on repartait de là avec un coup de foudre. Ceux qui y allaient pour chercher l'embrouille repartaient souvent avec des heures de fun inattendues, passées la tête dans les immenses murs d'enceintes. La teuf avait cette espèce de super pouvoir. Ces rassemblements de la scène techno hard-core – ou tekno, comme il était coutumier de la nommer – arrivaient à tisser des liens inespérés et à tracer d'immenses arcs émotionnels. Je reconnais y avoir passé d'excellents moments. Des moments que je considère avec le recul, comme précieux.

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Nous sommes alors au tout début des années 2000. Une période charnière où le mouvement free party, à force de se manger des interdictions d'organiser des teufs, des saisies de matos et autres grenades à plâtre, s'apprête à se radicaliser. La plupart des danseurs sont intégralement sapés avec des fringues couleur kaki. Ils portent des filets camouflage, des doudounes de l'armée, s'incrustent des briquets dans les oreilles. Ce genre de trucs.

On entend plein de rumeurs tarées, que l'on se murmure de teufs en teufs. Le pire, c'est que toutes sont vraies. Pêle-mêle : des mecs qui se branlent devant le mur de son, des flics caillassés, un gamin qui a bouffé 40 taz en un week-end, des chiens perchés à force d'être caressés par des meufs dont les mains suent le LSD, ou encore un Anglais en plein K-hole sous un camion qui vient de se faire rouler dessus mais qui est trop défoncé pour s'en rendre compte. Et encore plein d'autres histoires, encore pires.

Pourquoi toutes ces stories ? Parce que la free party consistait en un rassemblement de mecs qui se revendiquaient comme étant insoumis à toute forme de loi. Sauf une : celle de Murphy. Car selon l'ingénieur aérospatial américain : « Tout ce qui est susceptible de mal tourner tournera nécessairement mal. » Dans notre cas, cela signifie que s'il existait au moins deux façons de faire quelque chose et que l'une d'elles pouvait entraîner une catastrophe, il se trouverait forcément un teufeur, quelque part, pour emprunter cette voie. À part dans les films d'horreur, je n'ai jamais vu un principe empirique à l'œuvre de façon aussi vraie, qu'en free party. C'est cruel en effet, et c'est triste. Voilà d'où venait par ailleurs l'intérêt d'organiser lesdites teufs en pleine nature. Il fallait écarter ces troupes de gens drogués le plus possible de la ville et de ses infrastructures, et les parquer le plus loin possible d'une centrale électrique.

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Car voilà ce en quoi la free party consistait : imaginez-vous en plein mois de décembre, les pieds dans un champ, au cœur de la Bretagne champêtre, massés à 200, 400, souvent 1 000 et plus, juste pour écouter de la techno hard-core. Et danser devant le DJ, comme des morts-vivants. Avec pas loin, une casserole de kétamine et du LSD liquide, à ingérer en collyre. Ladite casserole de K est en train de mitonner sur un réchaud. Et lorsqu'elle sera prête, un « tribeux » en fera une longue, longue trace.

Un after quelque part en Bretagne au début des années 2000. Photo fournie par l'auteur.

Évidemment, la loi de l'emmerdement maximum frappait inexorablement les pauvres teufeurs, et ce pour de nombreuses raisons.

La première est anatomique. La plupart des gens qui fréquentent les teufs s'y rendaient une, voire deux nuits – rarement plus. Le vendredi soir, le public a dormi la veille et a encore plusieurs repas chauds dans le ventre. Mais dès le lendemain, ce ratio est à terre. Pas besoin d'être médecin urgentiste pour comprendre que le cocktail épuisement-déshydratation-consommation obsessionnelle de psychostimulants vous fait rarement prendre les bonnes décisions.

Ensuite : oui, pas mal de teufeurs galéraient dans la vie. Ils avaient quitté l'école ou la fac, ne trouvaient pas vraiment de job. Et pour cause. Leurs cerveaux étaient bien frits. Néanmoins, je n'ai jamais compté plus de mecs débiles dans cette scène que dans, disons, le beatdown, le graffiti ou le rap français. En toute honnêteté, le mec en kaki avec deux écarteurs dans les lobes et son jerrican de Pastis sous le bras ne représentait pas une menace majeure pour le mouvement. Au contraire des dealers semi-pro qui se pointaient à toutes les teufs – ou aux préfets de police.

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C'est vraiment dans le pli des années 2000 que la fête Rave On originelle de la décennie précédente, douce et libre, s'est éteinte. Peu à peu, au tournant du millénaire, la rave a laissé place à la free party, où le sentiment de liberté et d'insouciance des premières heures s'est lentement évaporé.

De la MDMA ou des champis pour la tribe et la trance d'avant, on a définitivement switché sur le speed, les amphétamines et la K pour écouter de la hardtek ou du breakcore.

Réactions quasi-épidermiques à la répression grandissante ainsi qu'à l'amendement Mariani , les teufs sont vite devenues de vastes plaines napoléoniennes bétonnées. Finies les prairies fleuries dédiées à « l'individuation ». Place aux Teknivals, c'est-à-dire, en gros, à de petits champs de bataille organisés. Ce qui n'était pas non plus pour nous déplaire. J'aimais bien le côté fête foraine dangereuse, slaloms entre les morts-vivants à la recherche de belles âmes – et d'amphétamines, aussi –, week-ends de transe aux issues plus qu'incertaines nichés tous ensemble au fin fond de la forêt de Brocéliande.

Sauf que les teufs, à mesure qu'elles se radicalisaient, devenaient aussi nécessairement plus lisses, car flanquées de codes. Uniforme dans la lutte – la tenue camouflage, le gramme de speed à 80 francs (un peu plus de 12 euros) et les bpm hard-core qui dominaient alors –, le cadre de la free est devenu trop serré. Et ce que l'on a appelé les « Sarkovals » géants qui ont eu lieu par la suite, n'y ont rien changé. Sauf qu'au lieu d'être 500, nous étions parfois 50 000.

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Directement menacés économiquement à cause du matériel confisqué, les collectifs et les mecs à la tête des sound-systems se sont mis, pour compenser, à vendre de plus en plus de dope. Ces DJ-producteurs-dealers brassaient des drogues de plus en plus « physiques » à mesure que la musique s'accélérait. De la MDMA ou des champignons hallucinogènes pour la tribe et la trance d'avant, on a définitivement switché sur le speed, les amphétamines et la K pour la hardtek et le breakcore, qui arrivaient alors massivement sur les teufs. D'un coup, ç'en était fini des petites meufs à dreadlocks déguisées en fées fluo. Désormais, place à une petite armée de mecs en total kaki avec des têtes de briquet clipsées sur leurs visières. Et qui possédaient tous les mêmes chiens, tous beaucerons et tous prénommés « Chillum ».

Un drapeau breton flottant au loin, un dimanche matin en France. Photo fournie par l'auteur.

À ce niveau du championnat, et face à une telle standardisation, ce que beaucoup d'entre nous cherchions encore en teuf, c'était la différence. Typiquement, on était plus chauds pour un sound-system jungle inattendu à l'aube. Le mieux étant de loin la rencontre – de plus en plus inespérée –, celle avec lequel ou laquelle vous alliez pouvoir discuter longtemps sur le capot d'une bagnole. On tombait là sur quelques heures d'une conversation chaude et passionnée, loin des échanges sordides de type : « Végé ? Taz ? Speed ? »

Ces week-ends sous capuche sont, de fait, rapidement devenus des refuges à dealers. De plus en plus de demi-grossistes étaient attirés par la thune qu'ils pouvaient potentiellement s'y faire. Aucun d'eux, bien sûr, n'avait à voir avec la tekno. En général, ces mecs étaient facilement reconnaissables puisqu'ils passaient leur temps dans des camions de location, souvent immatriculés dans le 93. J'ai souvent assisté, comme d'autres, à leurs évacuations – souvent assez musclées – des teufs.

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J'étais à une poignée de mètres du gamin qui s'est fait arracher la main par une bombe défensive des CRS au Tekos du Faouët, en 2003. Et je n'oublierai jamais.

Autre emmerdement collatéral : la redécouverte de Bérurier Noir par le mouvement. Poursuivis toute la semaine par l'agence d'intérim et leurs parents désespérés, chassés le week-end par la gendarmerie nationale, les teufeurs de base nourrissaient de fait une haine basique de l'autorité. Un truc finalement assez punk. Et qu'est-ce qui est punk, saccadé, et qui s'écoute avec des bottes ? Les Bérus. Il y a environ 12 piges, l'infâme délire nommé Berutek a donné naissance à une traînée de remixes hardtek des morceaux du groupe de rock alternatif français tels que Porcherie, Ainsi squattent-ils ou Deux clowns. C'est avec des mecs sympa issus de ce sous-genre, dans une teuf organisée à Carhaix, dans le Finistère, que l'on m'a notamment fait découvrir Hakim Bey, l'auteur de TAZ, bible du mouvement dit des utopies pirates et légende vivante.

Cette utopie, sans surprise, n'était pas du goût de tous. Spécialement du ministre de l'Intérieur d'alors, Nicolas Sarkozy. Avant de s'en prendre à presque toutes les minorités de France lorsqu'il fut président, le jeune Sarkozy s'était d'abord fait les dents sur le mouvement free. Accompagné des préfets et autres gendarmes, il a alors expérimenté nombre de techniques d'infiltration et d'évacuation directement sur les teufeurs. Pour vous faire une idée, imaginez un keuf de la BAC d'Orléans déguisé en une vague idée de ce que pouvait être un « free parteux » pour un adulte. Ce n'était pas super brillant.

Il n'est pas exagéré de dire que la free party fut pour le ministère de l'Intérieur d'alors une sorte de laboratoire privé. Là, il était possible de tester de nouvelles stratégies de guérilla en milieu urbain – ou champêtre – : abus de pouvoir, correspondants des journaux locaux en boucle sur les rapports des flics, sabotages divers, mensonges de la part des préfectures et trop souvent, de nombreux teufeurs blessés à la fin. J'étais pour ma part à une poignée de mètres du gamin qui s'est fait arracher la main par une bombe défensive des CRS au Tekos du Faouët, en 2003. Et je n'oublierai jamais.

Nous avions vingt ans à l'époque. Je crois que nous avons alors tous compris comment pouvait fonctionner un État lorsque la droite dure le réduisait à ses plus simples expressions : mépris de la jeunesse, absence de dialogue, brutalité policière et bon gros bobard médiatique pour faire passer le consentement.

Ces week-ends noirs continuent d'endeuiller le mouvement free party. Celui-ci poursuit sa petite vie quelque part dans l'ouest de la France, avec les derniers survivants et les jeunes recrues qui haïssent toujours autant l'autorité. Je ne sais pas s'ils sont toujours en vert kaki. Je sais en revanche qu'ils sont toujours soumis au joug de la même loi : celle de Murphy.

Théophile est sur Twitter.