FYI.

This story is over 5 years old.

Culture

À la rencontre des hommes prêts à se faire exploser

Dans le cadre d'un documentaire, le journaliste Paul Refsdal a suivi les membres du Front al-Nosra qui ont ajouté leur nom à la « liste des martyrs ».

Le journaliste Paul Refsdal a réalisé un nouveau documentaire sur les candidats au martyr. Dugma : The Button suit un groupe de kamikazes du Front al-Nosra, branche syrienne d'Al-Qaïda. Ces hommes ont ajouté leur nom à la « liste des martyrs » et attendent d'être déployés dans un camion piégé pour contrer le régime d'Assad. Une fois sur la ligne de front, ils appuieront sur le bouton et prendront un aller simple pour le paradis.

Publicité

La caméra de Refsdal nous offre une rare plongée dans la psychologie de ces hommes qui n'aspirent qu'à la douce immortalité. Parmi eux, Abu Qaswara, un Saoudien blagueur qui adore le poulet frit, et Abu Basir, un Britannique de principe qui rêve de tomber amoureux et de fonder une famille.

Vendredi dernier, Abu Mohammed, dirigeant du Front al-Nosra, a annoncé que le groupe coupait tous ses liens avec Al-Qaïda et changeait son nom en Jabhat Fatah al-Cham. De toute évidence, il s'agit d'une tentative de légitimer leurs opérations aux yeux de l'Occident. Quoi qu'il en soit, leurs batailles sur le terrain continuent et leur but ultime – vaincre Assad et contrôler la Syrie – demeure inchangé.

Avant la parution de son reportage, Paul – qui avait déjà réalisé le documentaire Behind the Taliban Mask – m'a appelé sur Skype depuis chez lui, en Norvège, et m'a parlé des martyrs, de l'humanité, du kidnapping et d'Al-Qaïda.

Abu Qaswara

VICE : Salut Paul. Pourquoi avez-vous voulu réaliser ce film ? Était-ce pour humaniser les martyrs ?
Paul Refsdal : Le sujet des kamikazes n'était même pas celui que j'avais en tête quand je suis arrivé là-bas. Je souhaitais juste faire un portrait d'un groupe de combattants d'al-Nosra de faible niveau. Je voulais les suivre aussi longtemps que possible et comprendre leur psychologie. Donc, la réponse à la question est oui, mais j'y suis allé avec un esprit ouvert. S'ils avaient dû faire – par exemple – des exécutions devant moi, je n'aurais pas hésité à les montrer.

Publicité

Comment avez-vous approché le groupe ?
C'était comme postuler à n'importe quel emploi, vraiment. J'avais déjà sorti un documentaire sur les talibans en 2010, Behind the Taliban Mask. J'y présentais un côté plus humain des talibans, alors bien sûr, je l'ai mentionné. J'ai donné mes références, comme dans un CV. J'ai aussi été aidé par le fait que, lorsque les forces spéciales américaines ont tué Oussama Ben Laden en 2011, elles ont trouvé beaucoup de ses lettres. L'une d'elles venait d'un responsable médias d'Al-Qaïda et énumérait quelques journalistes recommandés. J'en faisais partie.

Le groupe vous a-t-il mis la pression quant au contenu du film ?
Pas du tout. Ils m'ont dit de faire ce que je voulais. Ils voulaient que ce soit objectif. Par exemple, il y a une scène dans le film où la coalition bombarde la région autour de nous, et un homme en colère crie qu'ils ne bombardent que des maisons de civils. Un autre homme le corrige : « Dis la vérité, s'il te plaît » – car c'était aussi une base militaire. Cet homme était un commandant de al-Nosra. Ils auraient pu avoir la chance de faire de la propagande mais ils n'ont pas voulu saisir cette chance. Ils ont préféré être honnêtes.

Qu'est-ce qui vous a attiré chez votre sujet principal, Abu Qaswara ?
Il était exactement à l'opposé du stéréotype du kamikaze. Je pensais tomber sur un jeune [Abou Qaswara a 32 ans] avec une mince idée de la vie en dehors de sa ville, et peut-être étroit d'esprit. Mais il est tout à fait différent. Il vient d'Arabie Saoudite. Il est très généreux et c'est un brave mec.

Publicité

Une des scènes les plus émouvantes du film est quand Abu Qaswara révèle que son père sera au téléphone avec lui quand il sera dans le camion.
La chose que vous pourriez ne pas comprendre est que son père l'incite beaucoup. Il paraît que c'est assez fréquent chez les Saoudiens. En tant que martyr, en plus d'atteindre le plus haut niveau de paradis, vous pouvez aussi demander à emmener 70 membres de votre famille. Parfois, la famille désigne un fils chargé de sauver la famille dans l'au-delà. Ce n'est pas dit clairement dans le film, mais c'est sous-entendu. Son père veut être au téléphone avec lui au moment de l'explosion. Il lui a envoyé un message demandant : « Quand vas-tu mourir ? » Je pense donc que son père le pousse. Je ne suis pas sûr qu'il [Abu Qaswara] voulait vraiment le faire.

Je ne vais pas trop en révéler ici, mais tout ne se déroule pas tout à fait comme prévu. Pensez-vous qu'Abu Qaswara est heureux de la tournure qu'ont prise les choses ?
J'ai reçu un message WhatsApp de lui hier. Je lui ai dit de rester en sécurité, et il a dit qu'il serait en sécurité aussi longtemps qu'il y aurait des poulets dans le monde. Il adore le poulet frit.

Abu Basir al-Britani

Qu'en est-il du Britannique, Abu Basir al-Britani ? A-t-il perdu le respect de ses frères en décidant de se retirer de la liste ?
Eh bien, ce fut difficile pour Abu Basir, car son plus grand rêve était d'effectuer une opération martyre, mais je ne pense pas qu'il ait eu de problèmes – après tout, il est normal de changer d'avis. Qui plus est, il fait toujours partie d'une grande opération ; il va dans le camion avec le kamikaze, le fait exploser sur la ligne de front, faisant ainsi un trou et menant les principales attaques de force depuis ce trou. Mais ils ont toujours du renfort au cas où le premier kamikaze change d'avis. Il y a beaucoup de personnes sur la liste, donc je ne pense pas qu'il fasse l'objet d'une stigmatisation.

Publicité

Comment compareriez-vous votre expérience avec al-Nosra par rapport à celle des talibans pour Behind the Taliban Mask ?
Oh, c'est beaucoup plus simple avec al-Nosra – pas seulement par rapport à la langue, mais aussi d'un point de vue culturel. Il y a des gens là-bas qui ont vécu dans les pays du Golfe et qui ont des diplômes universitaires. Il était très facile de communiquer. En Afghanistan, la plupart d'entre eux n'étaient pas alphabétisés. Ils n'avaient pas la moindre idée du risque qu'ils encouraient. c'était des hommes qui n'étaient jamais sortis de leur vallée – c'est donc tout à fait différent.

De plus, les talibans vous ont enlevé pendant que vous faisiez ce film.
C'est le genre de choses qui arrivent là-bas. Le commandant voulait se remarier, donc il avait besoin d'argent, alors il a pensé qu'il pouvait simplement capturer un journaliste. C'était absurde.

Vous avez été enlevé pendant une semaine. Où étiez-vous détenu ?
Tout simplement dans une maison familiale avec un vieil homme et ses fils. Je pouvais sortir et aller aux toilettes la nuit, mais le traducteur a dit que si je m'échappais, mes ravisseurs sanctionneraient la famille. Si j'écrivais tout cela dans un script, on ne me croirait pas. Ils m'ont remis une kalachnikov chargée car ils étaient inquiets qu'un autre groupe djihadiste ne m'enlève. En fin de compte, j'ai réussi à appeler l'ambassade de Norvège. J'ai parlé en norvégien avec l'agent de sécurité de l'ambassade. Je lui ai expliqué où se trouvait l'endroit, combien de personnes y étaient, etc. C'était un peu comme le Monty Python's Flying Circus, sauf que c'était l'Afghanistan.

Merci, Paul.

@Gobshout