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Les fonctionnaires et leurs bureaux

Des sièges, des étagères et des posters de Bob Marley.

Harsh Deo Prasad, employé du bureau 29 sevak en Inde, informe les fermiers du coin sur l'utilisation des engrais et de l'irrigation pour les aider à devenir des agriculteurs efficaces. Son salaire mensuel est de 9 100 roupies (environ 138€).

Il y a quelques années, le photographe Jan Banning a parcouru les cinq continents pour trouver la réponse à cette question : les fonctionnaires du monde entier sont-ils des incapables qui passent leur journées à murmurer des menaces de mort depuis leur bureau ? Ou bien est-ce uniquement le cas dans les pays occidentaux ? Afin de comprendre pourquoi quelqu'un se mettrait volontairement dans cette position, Jan Banning est allé enquêter sur place et a photographié des centaines de fonctionnaires. Du coup, on l'a appelé, pour en savoir un peu plus sur son projet « Bureaucratics »

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VICE : Salut Jan, ça va ?

Jan Banning :Ça va, mais je ramasse un peu parce que j'ai fait la fête hier soir. Une de mes photos, une interprétation de La Cène de Leonard de Vinci, a été récompensée par un groupe de poètes. Ils avaient écrit des poèmes pour moi et ils avaient amené beaucoup de vin.

Ouais, c'est vrai que s'il y a une chose sur laquelle les poètes sont calés, c'est le vin. Comment vous est venue cette idée de Bureaucratics ?

J'ai toujours été intéressé par ce qui touche au pouvoir – surtout ceux de l'état. Pour Bureaucratics, tout a commencé avec cette horrible mission qu'on m'avait donnée : photographier l'administration du Mozambique pour booster l'aide au développement. Ce n'était pas vraiment une offre excitante, mais bon…

Ensuite tu es allé faire la même chose en Bolivie, en Chine, en France, en Inde, au Liberia, en Russie, aux États-Unis, et au Yémen. Pourquoi avoir choisi ces pays ?

On voulait représenter différentes parties du monde, différents continents. Mais, évidemment, il y avait des critères politiques à prendre en compte : l'Inde par exemple, est la plus grande démocratie du monde. Les États-Unis sont la plus grande puissance. La Bolivie est le pays d'Amérique du Sud avec la plus grande population d'indigènes. La Chine a été sélectionnée parce que – politiquement du moins – c'est toujours un pays communiste et la Russie parce que c'est une ancienne puissance mondiale passée du communisme au…. comment dire ? A la mafio-cratie ? Donc la question, c'était à chaque fois : dans quelle mesure ces personnes sont-elles impliquées dans leur propre administration, dans la structure de pouvoir de leur pays ?

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Comment as-tu ressenti ces différentes structures du pouvoir dans chaque pays ?

Le plus évident, c'était en Chine. Ils ont vraiment essayé de contrôler ce qu'on faisait. Par exemple, quand on est arrivés, on a pris une voiture pour aller jusqu'aux bureaux que l'on voulait visiter. Au début, on était avec Will Tinnemans [l'auteur avec qui Jan a travaillé pour le livre Bureaucratics], un traducteur, un chauffeur, un mec du bureau des Médias de l'Etat, et moi. Mais sur le chemin, on a fait plusieurs arrêts et à chaque fois, une ou deux personnes rentraient dans notre véhicule. Quand on est arrivés à destination, on était carrément une délégation d'une douzaine de personnes. Je n'avais aucune idée de la raison pour laquelle tous ces gens étaient là, certains d'entre eux ne s'étaient même pas présentés, mais il était clair que leur job était de surveiller ce qu'on bricolait. Une fois arrivés aux bureaux, des représentants officiels nous ont balancé une tonne d'informations qui ne nous intéressaient pas du tout. Par exemple, la profondeur de la mine la plus profonde du pays, combien de tonnes d'acier ou de charbon elle produisait, la hauteur de la montagne la plus haute, et je ne sais quelles autres conneries.

Bureau 10, en Chine. Cui Weihang est le chef du village de Cui et Cui Gongli, le président du parti communiste chinois de Cui. Salaire mensuel du chef de village : inexistant. Salaire mensuel du président du parti : 280 yuan ren-min-bi (environ 34€)

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Merde. Ils n'ont pas bronché quand vous leur avez demandé de les prendre en photo ?

Eh bien, ça a été compliqué en fait. On nous a foutu dehors à plusieurs reprises ou alors, on nous demandait d'attendre patiemment que les fonctionnaires se refassent une beauté. Donc on entrait au bout d'une vingtaine de minutes et tout ce qu'on pouvait voir, c'était, par exemple, deux femmes bien apprêtées, en train de travailler sur des ordinateurs flambant neufs alors que le reste du bureau était complètement vide. Quand j'ai dit que ça ne me convenait pas, notre traducteur a insisté pour que je photographie ce qu'on me proposait. Donc, oui, en Chine c'était compliqué. Les autres pays étaient plus détendus sur la question je crois. Quoique, au Yémen aussi on a eu du mal. On a passé cinq jours dans le bureau du vice-premier ministre avant qu'il nous autorise à nous balader dans le bâtiment – même si on nous avait promis qu'il n'y aurait aucun problème. On n'a jamais rencontré ce type d'ailleurs, mais je pense qu'il attendait qu'on lui file un pot de vin.

Yémen, 2006. Alham Abdulwaze Nuzeli travaille au bureau régional du ministère des impôts et de l'aumône de la ville d'Al-Mahwit. Salaire mensuel : 12 000 rials (42€ environ). Derrière elle, un portrait du président Saleh.

Donc vous êtes devenus les victimes de votre propre sujet.

Oui, on peut dire ça. À un moment Will a pris le temps de compter le nombre de mails liés au projet qu'il avait dans sa boite de réception – des e-mails demandant des permissions de faire telle ou telle chose, des e-mails qu'on s'était échangés pour essayer de trouver quelles institutions on voulait voir, etc. – Résultat : 3 200 mails. Pour ce qui est des démarches administratives, je suppose que c'est la preuve que nous sommes devenus les victimes de notre sujet, oui.

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Pourtant, les photos que vous avez prises montrent une image étrangement sympathique de vos sujets alors qu'elles sont prises du point de vue du citoyen.

C'est vrai, mais je me suis dit que ça ne serait pas intéressant de faire un truc cliché. Je pense que c'est ce qui différencie l'art et le journalisme. Le journalisme fait beaucoup dans le cliché. Je trouve ça plus stimulant d'embrouiller le spectateur et de le forcer à se poser des questions. Bien sûr, je ne voulais pas faire une campagne de propagande pour la fonction publique non plus, mais j'ai essayé d'être honnête. J'ai véritablement ressenti de la sympathie pour ces gens et je pense que c'est en grande partie parce que je n'étais pas là pour demander un permis ou un truc du genre. Évidemment, il y a un côté très ironique à tout ça, mais on ne pouvait pas faire autrement.

En parlant d'ironie, c'est quoi cette photo du mec assis à son bureau sur une pelouse en Inde [image du haut] ?

Ah, lui ! C'était un petit fonctionnaire dont le bureau se trouvait dans un genre de garage sans fenêtre, c'était hyper déprimant. Quand il faisait beau, il mettait son bureau dehors.

Un fonctionnaire français, Auvergne, 2006. Roger Vacher est un agent de la brigade des stup' de Clermont-Ferrand, dans le Puy-de-Dôme. Salaire mensuel : 2 200€.

Et le flic français avec les posters de Bob Marley et les feuilles de weed sur son mur ?

Cette histoire est géniale : c'est un flic infiltré et il a une théorie très intéressante. Étant donné qu'une grande partie de son job consiste à parler à de prétendus dealers ou à des informateurs, il pense que ce genre de décoration les aide à se sentir chez eux et, du coup, à lui parler plus facilement.

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Le mec du Liberia faisait plus dans le minimalisme.

Le truc, c'est que tout a été détruit là-bas pendant la guerre civile. Elle a duré 15 ans. Donc dans certains cas, les gens ont dû acheter eux-mêmes leur bureau ; quand on est fonctionnaire, le fait d'avoir un bureau est hyper important.

Fonctionnaire libérien, 2006. Henry Gray, membre de la commission de la région de Gbaepo, Kanweaken, du Conté de River Gee. Gray dirige 11 employés, dont quatre seulement sont payés. Les autres sont bénévoles. Il n'a pas de budget et doit plus de deux ans de salaires à ses employés. Il a 34 enfants (oui), dont 13 dépendent encore de lui. Il a également 18 petits-enfants.

Et je suppose que là où il y a de la pauvreté, il y a de la corruption.

Oui, et ils sont très ouverts à ce sujet au Liberia. Ils ne peuvent pas vraiment vivre de leur salaire, et parfois, ils ne le touchent pas pendant six ou neuf mois d'affilés. Donc quand j'en ai parlé avec eux, la discussion tournait généralement autour des façons d'être corrompu le plus efficacement possible, plutôt qu'autour de la corruption en elle-même. Mais bon, la plupart sont aussi très attachés à leur pays. La fonction publique peut faire perdre tout sentiment d'idéalisme à quelqu'un, mais la poignée de mecs biens que j'ai pu rencontrer en réalisant ce projet m'a vraiment donné envie d'y croire.

Allez voir les détails sur les prochaines expositions de Bureaucraticspar Jan Banning sur janbanning.com.