J’ai grandi avec une mère souffrant de troubles obsessionnels compulsifs

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J’ai grandi avec une mère souffrant de troubles obsessionnels compulsifs

Ou pourquoi je n'ai jamais parlé de la maladie de ma mère jusqu'à aujourd'hui.

Mon plus ancien souvenir d'engueulade remonte à mes 5 ou 6 ans, un jour où j'avais pressé ma mère d'ouvrir la porte parce que j'avais envie d'aller aux toilettes en rentrant de l'école. Je savais pourtant que je ne devais pas la déranger dans ces moments-là : nous arrivions devant la porte de l'appartement, elle sortait ses clés, et elle marmonnait pour elle-même pendant une minute ou deux ; après, seulement, elle ouvrait la porte. Mais ce jour-là, je ne pouvais plus attendre et je l'avais interrompue – grand mal m'en a pris.

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C'est seulement plus tard que j'ai compris qu'elle n'était pas vraiment en colère contre moi, mais paniquée. Les Troubles Obsessionnels Compulsifs sont des troubles mentaux qui se caractérisent par des pensées intrusives et angoissantes, et qui poussent le malade à suivre des comportements ritualisés afin d'évacuer son anxiété. En interrompant son rituel, j'avais fait ressurgir l'angoisse de ma mère. On estime qu'environ 2 % de la population française en serait atteinte, à des degrés variables, plus ou moins handicapants.

Les rituels peuvent prendre des formes différentes selon les individus, et concerner divers aspects de la vie. Ils sont le plus souvent irrationnels et répétitifs : vérifier 5, 10, ou 15 fois que la porte est bien fermée, ou que l'on a saisi la bonne clé dans le trousseau ; se laver les mains à de multiples reprises pour s'assurer qu'elles sont propres ; ou se répéter mentalement une même phrase des dizaines de fois. En ce sens, les rituels de ma mère étaient classiques, principalement liés à l'hygiène et à la vérification ; mais certainement pas anodins. En effet, ils ont eu un impact croissant sur sa vie, l'empêchant progressivement de réaliser de plus en plus de tâches pourtant simples.

J'ai réalisé que ma mère était malade le jour où elle a dû renoncer à enseigner. Il lui était devenu impossible de préparer des devoirs ou de corriger les cahiers de ses élèves à temps. Elle a été mise en arrêt maladie, puis à la retraite pour invalidité quand il s'est avéré qu'elle ne pourrait jamais reprendre le travail. Nous avons alors déménagé. Je n'ai jamais su si c'était parce que mes parents avaient vraiment envie de changer d'air, ou si mon père espérait que cela ferait du bien à ma mère. Toujours est-il que les choses ne se sont pas arrangées pour elle.

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Les personnes souffrant de TOC ont conscience de l'irrationalité de leur comportement ; mais comme leur nom l'indique, ces troubles sont obsessionnels et compulsifs, et les personnes qui en souffrent ne peuvent pas s'empêcher de s'adonner à leurs rituels. Par conséquent, les TOC s'accompagnent souvent – en plus de la souffrance psychologique et de l'anxiété constante qui les caractérisent – d'un sentiment de honte : non seulement peu de gens étaient au courant de sa maladie, mais ma mère tentait également de me cacher le plus possible ses rituels, de peur que je la trouve cinglée.

Les rares fois où j'entendais parler des TOC, on présentait les malades comme des bêtes de cirque, en insistant sur l'étrangeté de leurs rituels sans se soucier de leurs angoisses ou de ce qui leur passait par la tête.

Comme la majorité des maladies mentales, les TOC restent mal compris, et les gens sont tentés de penser qu'il suffirait de consentir à un « effort » pour y mettre fin. Cette mauvaise image de la maladie n'a pas été arrangée par le traitement médiatique qu'elle a subi. Les rares fois où, petit, j'entendais parler des TOC, c'était toujours dans des émissions voyeuristes, comme ce numéro de « Vies croisées » ou « Tellement vrai », où l'on se contentait de trouver un malade aux symptômes particulièrement incroyables pour montrer à quel point cette maladie était bizarre. On présentait les « toqués » comme des bêtes de cirque, de vrais tarés, en insistant sur l'étrangeté de leurs rituels sans se soucier de leurs angoisses ou de ce qui leur passait par la tête.

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Les personnages souffrant de TOC au cinéma ou dans les séries ne correspondaient pas non plus à ce que je voyais à la maison. Ma mère n'a jamais menacé qui que ce soit à la pharmacie, et elle était beaucoup moins désagréable que Jack Nicholson dans Pour le pire et pour le meilleur. La représentation des TOC dans la culture populaire est très souvent erronée, et la maladie tournée en dérision. J'ai donc grandi en étant incapable de trouver à l'extérieur un écho à la maladie de ma mère telle que je la vivais au quotidien, et le côté spectaculaire qu'avaient les TOC que je voyais à la télé ou au cinéma se heurtait au paradoxe de ceux de ma mère, aussi banals que handicapants.

Quoi qu'il en soit, je ne parlais pratiquement jamais de la maladie de ma mère, parce que je craignais que les gens en concluent qu'elle était folle ou qu'elle ne faisait aucun effort. Je la voyais souffrir de plus en plus – de son angoisse, de ne pas pouvoir passer plus de temps avec mon père et moi, et tout simplement de ne pas pouvoir vivre normalement. Surtout, d'autres troubles se sont progressivement rajoutés aux TOC initiaux. Je ne saurais pas dire à quel moment ils se sont déclarés, ni dans quel ordre ; mais vers mes 13 ans, ma mère présentait un état dépressif, un syndrome de lenteur primaire, et les prémices d'un syndrome d'amassage. Elle souffrait également d'intenses migraines et était de plus en plus perfectionniste.

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Ses TOC allaient en s'aggravant : elle passait des heures dans la salle de bains, mettant par exemple un temps fou à se laver les mains. J'avais appris à ne surtout plus l'interrompre, au risque de l'obliger à tout recommencer. Mon père et moi ne disions rien : il y avait un accord tacite entre nous sur la nécessité de ne pas la déranger et d'attendre qu'elle ait fini.

De mes 9 à mes 11 ans environ, je me souviens donc surtout d'elle allongée dans le noir. Elle disait que c'était pour apaiser ses migraines, mais je pense également que c'était un moyen pour elle de contenir ses angoisses, en évitant de faire quoi que ce soit qui pourrait nécessiter qu'elle réalise un de ses rituels. Elle avait par exemple peur de transpirer, car cela l'obligeait à repasser par la case salle de bains. Quand elle devait faire quelque chose, cela lui prenait un temps excessif : les rituels de vérification s'ajoutaient à sa lenteur, condition nécessaire pour lui permettre de s'assurer de la perfection de ses gestes.

J'avais conscience qu'elle prenait des médicaments à l'époque, sans vraiment savoir lesquels. Je sais juste que « Prozac » et « anxiolytiques » étaient des mots familiers. Mais les traitements pharmacologiques classiques se sont montrés inefficaces, et un jour, la décision a été prise d'envoyer ma mère en clinique psychiatrique, où elle devait recevoir un traitement à base de lithium. Pour moi, il s'agissait juste d'une chanson de Nirvana ; quand j'ai appris qu'on trouvait cette molécule dans les piles et les batteries, je ne me suis pas vraiment senti rassuré. Mais comme rien d'autre ne marchait, et que ma mère était prête à tout pour retrouver un semblant de vie normale, elle a accepté l'hospitalisation. J'ai commencé à vivre avec mon père.

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Du fait de l'ampleur de ses troubles, ma mère a été retenue pour servir de cobaye. On s'apprêtait à en faire une sorte d'Iron Man de la psychiatrie.

Nous allions la voir assez régulièrement, mais je détestais l'endroit. Les gens étaient tristes, les chambres étaient tristes, et pire que tout, ma mère était triste ; c'est à cette époque que j'ai vraiment compris qu'il faudrait bien plus qu'un simple « effort » pour que ma mère guérisse. Le traitement au lithium se révéla également inefficace, et je sentais que mes parents perdaient espoir.

Il restait néanmoins une solution à essayer : une nouvelle technique de traitement des TOC était en train d'être mise au point par des psychiatres, et ils cherchaient des patients sur qui l'essayer. Du fait de la lourdeur de l'opération, elle était réservée à des formes particulièrement graves de TOC, pour lesquelles les traitements classiques ne suffisaient pas : elle consistait en effet à ouvrir la boîte crânienne pour y placer des électrodes, accompagnées d'un boîtier placé sous la clavicule pour les alimenter. Ensuite, par électrostimulation, cette installation devait permettre d'empêcher le cerveau de produire les signaux à l'origine des TOC.

Du fait de l'ampleur de ses troubles, ma mère a été retenue, avec 15 autres patients, pour servir de cobaye. J'appréhendais l'opération : ma mère allait être scalpée, et son éventuelle guérison tiendrait au bon fonctionnement d'une batterie subcutanée. On s'apprêtait à en faire une sorte d'Iron Man de la psychiatrie.

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Mon père aussi semble l'avoir appréhendée. Après que nous ayons rencontré le médecin qui devait se charger de l'opération, il a annoncé à ma mère qu'il la quittait. Je n'ai jamais pu lui en vouloir. D'un côté, j'y voyais une forme de lâcheté d'abandonner ma mère dans un moment si crucial ; de l'autre, je comprenais qu'après l'avoir portée pendant toutes ces années, il ne s'en sentait simplement plus capable. Il ne pensait plus pouvoir aider ma mère, et avait fait le choix de se protéger – et moi avec lui – plutôt que de prendre le risque de voir toute la famille couler avec elle.

C'est le problème avec les TOC : ils font également souffrir l'entourage du malade. C'est sans doute vrai de toutes les maladies, d'ailleurs. Mais les TOC sont chroniques et affectent si profondément la vie du malade, au quotidien et dans ses moindres détails, qu'ils bouleversent nécessairement la vie de leurs proches.

J'ai le plus grand mal à faire comprendre aux gens qui connaissent ma mère qu'elle n'est pas responsable de son état. S'il était juste question de se bouger le cul pour guérir, elle ne serait plus malade depuis longtemps.

Ma mère a décidé de subir l'opération malgré la séparation : boule à zéro, cerveau à vif, et assurance de ne plus pouvoir passer les portiques d'aéroport sans sonner. Ensuite, il fallait attendre : les résultats n'étaient pas censés se manifester tout de suite. Une période de réglages était nécessaire, pouvant aller jusqu'à trois ans. Dans cet intervalle, ma mère a passé son temps entre chez elle et la clinique psychiatrique : elle passait quelques mois dans son appartement, puis se faisait hospitaliser quand elle finissait par être totalement incapable de se faire à manger, de sortir, ou de faire un tas d'autres choses pourtant anodines. Quand elle avait le sentiment d'aller mieux, ou quand elle en avait marre d'être entourée d'autres malades, elle retournait chez elle ; mais généralement, elle retournait à la clinique au bout de quelque temps.

Ça fait maintenant pratiquement 10 ans que ma mère a été opérée. En dehors de quelques périodes de mieux, sa situation n'a pas vraiment changé : il semblerait qu'elle fasse partie des 30 % des patients-tests chez qui l'électrostimulation n'a pas permis d'amélioration significative. Elle en garde une certaine rancœur à l'égard des médecins, dont elle pense qu'ils se sont servis d'elle pour mettre au point leur technique sans se soucier réellement de son état de santé. C'est sans doute lié au fait que pour mettre en évidence les résultats de leur méthode, ils ont eu recours à une expérimentation en double aveugle : personne, patient ou médecin, ne savait quand les stimulations avaient lieu durant la phase d'essai. C'est une procédure courante dans le domaine médical, mais cela a contribué à ce que ma mère ait l'impression d'être un rat de laboratoire.

Aujourd'hui, ma mère a renoncé à remettre les pieds dans une clinique psychiatrique : elle en a eu assez de ses hospitalisations répétées. Elle continue de se battre tous les jours pour faire ce qui paraît évident à la plupart d'entre nous, et continue d'espérer que les électrodes se mettront un jour à fonctionner subitement ; à moins qu'un nouveau traitement soit développé entre-temps.

Beaucoup de gens semblent partir du principe que les malades mentaux sont des lâches, des personnes dénuées de volonté, incapables de se prendre en main. J'ai le plus grand mal à faire comprendre aux gens qui connaissent ma mère qu'elle n'est pas responsable de son état. S'il était juste question de se bouger le cul pour guérir, elle ne serait plus malade depuis longtemps. Cela fait plus de dix ans qu'elle cherche à retrouver une vie normale, et elle a tout essayé pour y arriver : même lorsqu'il était question de se faire raser le crâne et tripoter le bulbe. Elle aurait pu abandonner – je sais même qu'elle a déjà essayé – mais je prends l'insistance avec laquelle elle s'obstine à vivre une vie qui n'en est pas vraiment une comme une preuve de son courage.

Ce n'est pas facile de parler ainsi de ma mère. Mais j'espère donner une image honnête de ses TOC, et que son histoire contribuera à faire changer les représentations qui entourent cette maladie.