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reportage

Moi, journaliste français, j’ai été kidnappé par les services secrets iraniens

Comment les séries télé ont réussi à m'éviter une séance de torture en République islamique.

Cet article vous est présenté par la série d'espionnage israélienne « False Flag », diffusée tous les jeudi à 20h50 sur Canal +. Rendez-vous sur le site.

L'année dernière, presque un an jour pour jour, j'ai décidé de partir faire des reportages en Iran. Ce n'était pas pour VICE, ni pour quelque autre media, juste pour moi. Objectivement, je ne connaissais pas grand-chose du pays des mollahs à part quelques cours de terminale et des souvenirs de pop-corn devant Argo. Le déclic fut certainement de m'être fait larguer et d'avoir trouvé comme seul refuge la fac de philosophie à Nanterre. Soit une bonne tranche de spleen sinistre. Voilà pourquoi de viles envies de voyage avaient commencé à squatter mon esprit. L'Iran ne devait être qu'une étape de mon autodestruction annoncée. Impossible alors de savoir que je me ferais bientôt kidnapper par l'équivalent de la DGSE locale et que je devrais lutter pour éviter une joyeuse partie de torture d'État.

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Je suis arrivé là-bas début août 2015. Malgré de jolis articles signés de mon nom présents ici et là sur Internet, je n'avais pas eu de difficultés à obtenir mon visa touriste. Pénétrer dans un pays réputé fermé tel que l'Iran fut de fait plus simple qu'entrer dans une boîte de nuit à Paris. Néanmoins, je savais que le correspondant du Washington Post à Téhéran, Jason Rezaian, y avait été emprisonné et accusé arbitrairement « d'espionnage » en juillet 2014. Je savais également qu'il était toujours sous les barreaux.

C'est pourquoi, avant de partir, je m'étais renseigné à propos des risques que j'encourais si l'État iranien découvrait ma réelle profession : journaliste. En gros, mon choix d'opter pour le mauvais visa m'aurait tout droit conduit à la case « espion » et en conséquence : prison. À vrai dire, cet élément m'excitait pas mal : me sentir suivi, travailler sans jamais révéler ma véritable identité. J'avais donc pris le soin de me créer plusieurs alibis solides.

Mentir à un agent secret est une erreur à ne jamais commettre ; lui balancer un demi-mensonge, oui, afin de pouvoir vous rattraper aux branches en cas d'urgence. Mais, envoyer une débilité facilement vérifiable à un individu lobotomisé par la propagande anti-occidentale, jamais. Pour cela, je m'étais inscrit à une fac sans jamais vraiment m'y rendre et avais gardé précieusement ma carte d'étudiant sur moi. J'avais aussi démarré un faux blog centré sur le sport et l'avais alimenté quotidiennement pendant toute une année. J'étais allé jusqu'à en imprimer des cartes de visite – elles m'ont d'ailleurs servi lors de mes reportages sur place. Au fil des entretiens sur place, j'ai dû m'inventer au moins une dizaine de passions et quelques professions toutes aussi étranges les unes que les autres. J'ai successivement été envoyé spécial dans une ONG au Liberia pendant l'épidémie d'Ebola, professeur de capoeira dans les Yvelines, étudiant en philosophie ou encore footballeur professionnel, actuellement en vadrouille. Révéler le fait que j'étais en réalité journaliste étant en effet la dernière chose à faire.

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Les séries américaines m'acompagnent depuis toujours – et m'ont accompagné durant tout mon périple. Le Bureau des légendes, The Wire ou encore The Shield m'ont, à mon humble niveau, permis de développer un sens aigu de la paranoïa. Et toutes les précautions que j'ai prises une fois arrivé en Iran, Michael Scofield, Malotru ou McNulty les avaient déjà prises avant moi. Arrivé à Téhéran, je regardais dans le rétro de mon taxi pour éviter toute vraisemblance de filature. Je zigzaguais dans la rue pour savoir si un type croisé plus haut n'était pas, éventuellement, en train de me suivre. À chaque conversation à propos de nos articles avec mon photographe, nous isolions tous nos objets électroniques dans la salle de bains. Nous en faisions trop, en somme. Du moins, pour le moment.

Après dix jours de travail sans entrave dans la fournaise et la pollution de la capitale iranienne, nous avons décidé de nous rendre dans le nord du pays. 800 kilomètres dans une soute d'un bus de nuit plus tard, nous arrivons à Tabriz, la ville la plus densément peuplée au monde, et la capitale de la province de l'Azerbaïdjan oriental. Là, nous étions censés enquêter sur des mouvements indépendantistes en compagnie d'un jeune fixeur. La technique dite de la « gomme sur le cahier » pompée dans Le Bureau des légendes, la série de Canal +, devenait impérative. Le procédé est simple. Il suffit de prendre un tas de feuilles vierges, commencer à écrire des conneries cohérentes sur une page et la recouvrir d'une feuille blanche, avec quelques traces de gomme dessus. À mon premier retour de déplacement, si les traces de gomme avaient disparu, il était clair que quelqu'un avait essayé de fouiller dans mes écrits. Mais de fait, les petites pelures de gomme encore présentes m'avaient indiqué que personne n'était rentré dans ma chambre en mon absence – et donc, que notre présence au pays des mollahs n'avait pas (encore) été repérée.

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Puis, au fil des entretiens avec la population locale, je sens peu à peu qu'on vient de mettre le doigt sur un sujet extrêmement sensible. J'ai peur que nos questions commencent à se répandre dans la très traditionnelle ville de Tabriz. Notre jeune fixeur nous avait informés que la région comportait de nombreux espions et une quantité conséquente d'informateurs. Au troisième jour, nous décidons de nous rendre au stade de foot, le fief des contestations locales selon mes interlocuteurs. Sur place, en effet, flics et militaires sont légion et entourent l'entrée du stade.

Un homme, en chemise bicolore et à la dentition imparfaite, me demande la raison de mon voyage en Iran. « Vous venez faire quoi à Tabriz ? Vous êtes vraiment touristes ? nous somme-t-il. Parce que, tu vois, t'as pas la tronche d'un touriste. »

Après avoir acheté nos places, nos tronches de touristes ont, semble-t-il, attiré l'attention de quelques hommes en civil. On nous met donc sur le côté et on nous demande nos passeports. Assez sèchement.

Ma salive a cessé de couler depuis quelques minutes et je ressens une sensation d'extrême faiblesse. Un homme, en chemise bicolore et à la dentition imparfaite, me demande la raison de mon voyage en Iran. « Vous venez faire quoi à Tabriz ? Vous êtes vraiment touristes ? nous somme-t-il. Parce que, tu vois, t'as pas la tronche d'un touriste. » Ce jour-là, j'avais pourtant eu l'idée de porter une casquette New York Yankees – le truc de touriste puissance 100. Son regard perçant et ses dents de vipère me faisaient froid dans le dos. J'ai adopté l'attitude dite du petit branleur souriant ; je lui ai tapé l'épaule, avant de dire : « On est venu voir un match de foot. J'adore le foot. Je suis fan de Manchester… [ blablala] » Je soûle tellement le type avec mes histoires de football qu'après un coup d'œil sur nos passeports, il me laisse passer. Ça prend plus de temps pour le photographe.

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Me voilà dans l'immense enceinte du stade, seul, ou presque. Car ouais, j'ai à présent deux mecs au cul. Dans la foule qui arrive au compte-gouttes, je perds de vue mon fixeur et mon collègue. Le temps passe. Au bout d'un quart d'heure, l'un des gars qui m'observe depuis mon entrée me fait signe de le suivre. Je refuse dans un premier temps. Mon jeune traducteur, qui plus jeune, avait eu affaire aux services secrets, m'avait mis en garde : « Les types ne préviennent pas pour les arrestations. Ils t'amènent dans un coin à l'abri des regards et hop – ils te foutent un capuchon sur la tête et font de toi une chose. »

De son côté, il s'était fait enlever il y a quelques années à cause d'un tweet protestataire. Les types s'étaient ramenés à dix et l'avaient prié de les suivre. Une fois dans la voiture, ils lui avaient foutu un sac sur la tête, le temps qu'ils changent de caisse et l'emmènent dans une cave. Là, selon ses dires, il avait pourri dans une cage miniature quinze jours durant. Avec à peine un repas par jour et des séances de torture interminables. Au bout d'un mois et d'intenses interrogatoires, les services secrets avaient rendu à sa mère un zombie amaigri de six kilos, le visage tuméfié.

Ici, il est le seul en qui j'ai confiance. Je le retrouve finalement aux côtés du photographe ; les deux ont réussi à passer, mais problème : les types à l'entrée ont également checké le passeport fiché du fixeur. Dans ces conditions, je prends la décision de sagement regarder le match. Le spectacle footballistique que proposent les joueurs sur le terrain s'avère désastreux. À la fin du match, nous sommes arrêtés.

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Un type qui prétexte vouloir vérifier nos passeports une seconde fois nous intime de le suivre. Je descends les travées du stade la mort dans l'âme, à peu près certain que je suis foutu. Je jette un bref regard sur mon fixeur. Son visage vire au rouge. Je comprends que la procédure n'a rien de normale. Escortés par plusieurs militaires et de quelques autres en civil, nous sommes priés de rentrer dans un préfabriqué afin d'y être interrogés. Avec le photographe, on s'était mis d'accord sur une version précise de l'endroit de notre rencontre et d'une fake histoire à propos de notre prétendue amitié.

Néanmoins, je comprends rapidement que les heures et les heures passées devant des interrogatoires américains envisagés selon Hollywood – avec le duo classique gentil flic-méchant flic – ne me seront d'aucun secours.

Un interrogatoire iranien n'a rien à voir avec ça. À notre arrivée, dix mecs aux tronches tordues, aux regards pénétrants, nous attendent dans une petite pièce. Les questions fusent : notre âge, notre prénom et nom, notre religion, la raison de notre voyage en Iran et celle de notre présence à Tabriz. Les noms exacts des monuments que nous avions visités. Nos activités en France, l'adresse de notre domicile. J'ai tout planifié et anticipé presque toutes les questions possibles et imaginables, mais je savais que leur imagination irait plus loin et fouillerait plus profond que la mienne.

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Je dois absolument contrôler mon body-language ; j'ai appris dans Prison Break que tout agent secret à la solde d'une dictature possède, lors de ses interrogatoires, au moins un expert en synergologie à disposition. Impossible pour moi de me gratter la tête ou de me frotter une oreille tandis que je réponds. Je sais que tout ce qui sort de notre bouche est savamment noté sur une feuille. Dans ma tête, je le sais : je suis foutu.

Après près d'une heure d'interrogatoire, scrutés par dix Iraniens hagards et plusieurs militaires au garde à vous, c'est au tour de notre fixeur. L'échange s'opère en farsi, la langue perse. Au fur et à mesure, je vois ses yeux se remplir. J'imagine qu'ils sont un peu moins énigmatiques et plus francs avec lui. Plus directs.

Aussi, le contenu de ma sacoche est relativement problématique. Dans mon immense connerie, j'ai conservé deux ou trois Charlie Hebdo, pensant que je les lirais avant de les laisser quelque part dans l'avion. Puis je possède également une longue revue de presse sur les Pasdarans, ces gardiens de la révolution islamique qui font entrer secrètement alcool et drogue en Iran via un aéroport secret et des ports clandestins. Autant dire : je suis dans la merde. Dans un élan de folie, je me demande alors ce que ferait Michael Scofield, le héros de Prison Break. Après quelques secondes de réflexion, je prétexte une pressante envie d'aller aux toilettes.

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Ouverts d'esprit, plusieurs gardes m'escortent à la porte d'immondes chiottes turques. Les odeurs et les mouches n'ont plus d'effet sur moi. Il faut que je fasse disparaître toutes les preuves. Je retrousse ma manche, déchire et déchire des dizaines de pages et enfonce le plus profond possible les boulettes de papiers dans les excréments chiés quelques heures plus tôt par le personnel des services secrets. Comme dans les films, la chasse d'eau est évidemment coincée. Je me lave donc la main au jet d'eau puis ressort près de vingt minutes plus tard en priant pour que personne ne se soit douté de rien. Quelques heures d'étroite surveillance et de conversations flippantes opérées par des types en talkie-walkie plus tard, nos passeports nous sont rendus.

« On reviendra », promet l'un de nos interlocuteurs avec un sourire en coin. Notre fixeur a été contraint de leur livrer notre adresse. Sans doute pour que les mecs infiltrent la totalité des objets électroniques connectés au Wi-Fi de notre hôte. Fair enough.

Personne n'a cru à notre alibi de touristes. « Ils m'ont accusé de cacher des espions, m'a dit notre fixeur, et m'ont promis que je referai un tour en prison. Ils sont dégoûtés que vous soyez athées. Ils pensent que vous pourriez violer ma mère. »

Après nous être éloignés un maximum du lieu de nos malheurs, mes compagnons et moi avons hâte de savoir ce qui s'est dit à notre propos. Notre ami n'a pas que des bonnes nouvelles à nous annoncer. Mon passage aux toilettes a, selon lui, d'abord semblé « très douteux » et les soldats de la République islamique seraient tout à fait capables de « fouiller dans la fosse septique à la recherche d'informations ». Deuxio, personne n'a cru à nos motivations de touristes. « Ils m'ont accusé de cacher des espions, m'a dit notre fixeur, et m'ont promis que je referai un tour en prison. Ils sont dégoûtés que vous soyez athées. Ils pensent que vous pourriez violer ma mère. » Avant d'ajouter, placide : « À propos de vous, ils ont parlé de mensonge et de torture. »

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Mon sang ne fait qu'un tour. Quoi, quoi ? De torture ? Moi, avec mon corps de lâche et ma phobie du sang ? Comment, en quelques semaines, ai-je pu passer d'un séjour à Cannes au bord d'une piscine à un interrogatoire musclé en Iran ? Je comprends que cette nuit, ils viendront nous chercher. Nécessairement. Notre fixeur, pragmatique, nous explique que la torture, en cas de litige avec les services d'ordre iraniens, se découpe à chaque fois en trois temps. Premièrement : simulation de noyade, avec la tête dans les chiottes. Puis : la technique de l'électrocution. Enfin : le pur et simple passage à tabac.

« Si moi, à 15 ans, j'ai réussi à tenir, vous y arriverez également sans trop de problème. Il faut qu'on se serre les coudes. Et surtout, personne ne balance l'autre, hein ? » Il tente de nous rassurer. J'envoie à un mail codé à mon père, lui demandant de contacter au plus vite le Quai d'Orsay s'il n'avait pas de mes nouvelles le lendemain matin à 7 h 30.

Pour ne pas paraître suspect, j'ai accepté une partie de foot avec le frère du fixeur, qui ne connaît rien à notre situation. À peine arrivé sur le terrain qu'une voiture se gare, et coupe le moteur. Un homme à l'intérieur nous observe pendant deux heures. Puis repart à la fin de notre partie. J'en suis de plus en plus convaincu : ils viendront nous chercher cette nuit. Du coup, je tape toutes mes notes, les uploade sur Internet, puis brûle aussi sec tous mes calepins. L'odeur de brûlé réveille la mère du fixeur, qui s'inquiète de notre air distant. Je rassemble mes affaires et pense à ma famille, mes amis. Pendant mon séjour, j'avais appris que deux étrangers avaient été arrêtés pour espionnage et avaient chacun pris dix ans de prison, sans que leur pays d'origine ne puisse rien y faire. Sans compter les soucis de Jason Rezaian, le pauvre correspondant du Washington Post. Ça allait être mon tour, à seulement 22 ans. Mais j'étais prêt à assumer ma connerie. Je me préoccupais même davantage de mon traducteur, que j'avais mis sans le vouloir dans une merde sans fin.

Les heures ont donc défilé, sans que rien ne se passe. J'ai veillé toute la nuit, assis, mon sac prêt, sursautant au moindre bruit. À trois heures du matin, toutes les mosquées de la région se sont mises à brailler l'appel à la prière. Au petit matin, nous avons fui en direction de Téhéran.

Nous avons fini nos articles, vraisemblablement suivis et sur écoute. Le photographe et moi nous étions mis d'accord sur une forme embryonnaire de langage codé. Nous avons déconnecté les batteries de nos smartphones respectifs. Aussi, il fallait qu'on fasse le plus touriste possible. Pendant nos temps morts, nous jouions donc au ping-pong avec des vieux dans divers parcs. Pour un article au sujet d'une école de ninjas, je me suis même prêté au jeu de participer aux entraînements, sans doute devant l'œil interloqué de nos traqueurs et d'une trentaine d'Iraniens en tenue de combat. J'ai écopé de quelques beaux hématomes. Qu'est-ce que diable je foutais là, à apprendre des techniques d'assassinats au milieu de pseudo-ninjas iraniens visiblement amusés par ma présence ?

Mon fixeur m'avait averti que notre liberté durant le reste de notre séjour ne tiendrait qu'à un fil. Et que les soldats et les espions attendraient qu'on fasse la moindre erreur pour la transformer en preuve de notre culpabilité – laquelle, au juste ? J'avais pris le soin d'envoyer les codes de l'une de mes boîtes mail à mes rédacteurs en chefs et leur avais demandé de regarder dans les brouillons. Une technique encore acquise après visionnage d'un épisode d' Homeland. Mais non. Rien n'est arrivé. Malgré les filatures – car il y en a eu, plus ou moins visibles, plus ou moins flippantes –, mon passage au check-point iranien n'a débouché sur aucun problème, aucune arrestation. Et de la même manière que nous étions arrivés, nous avons eu la chance de repartir en direction de l'Occident et de notre vie rangée. En avion.

Je ne suis pas fier de mon histoire, loin de là. Mais je pense qu'elle a eu le mérite de m'ouvrir les yeux sur la dangerosité du métier, et de la vie en général. Et surtout, elle m'a conforté dans l'idée que poser ses fesses devant une bonne série télévisée n'avait, en réalité, rien d'une perte de temps.

L'auteur de l'article a, pour des raisons assez évidentes, tenu à rester anonyme. Il n'est pas parti en Iran du fait de VICE.

Pour toute information à propos des risques et dangers d'être reporter freelance, reportez-vous au site de la Fondation Rory Peck.