Quelques semaines après avoir reçu ce premier email, on téléphone à White pour en savoir un peu plus sur ce qu’il a à proposer : une plongée rare dans le très secret commerce de la drogue au Japon — une galaxie de coke, de méthamphétamines et de pilules d’ecstasy qui remplissent les poches des gangs locaux et font tourner la tête aux banquiers étrangers.« Le Japon aime dire qu’il est un pays à faible taux de criminalité, mais cette affirmation est loin d’être vraie. J’y commets les pires crimes tous les jour. »
PARTIE 1 : Rouge et Blanc
« Un type est mort, et un tas de trucs vraiment foireux se sont produits après ce décès », raconte White en pesant soigneusement ses mots. « Quand je dis mort, je veux plutôt dire mort comme le verbe qui commence par A. C’est la pire chose qui puisse arriver, parce qu’à ce moment-là, la police commence à rappliquer et à fourrer son nez partout. »C’est ainsi que White s’est retrouvé sur un vol pour le Japon, à une date qu’il ne souhaite pas divulguer (quelque part au milieu des années 2010), avec une dose de cocaïne suffisante pour tuer 10 adultes nichée derrière sa prostate. Il avait empilé ses fringues dans une valise, placé 9 300 dollars en liquide dans un sac de sport Gucci et s’était envolé avant que la police ne puisse l’accuser d’un crime si grave qu’il refuse toujours d’en parler. Dans quelques heures, il allait retrouver la terre ferme et marcher, cuisses et cul serrés, sous le soleil de Tokyo.« Faire passer ces drogues était la chose la plus facile du monde. Je me suis dit un truc genre “mission accomplie”. Et puis je suis allé chier dans un love hotel. »
« Red était mon boss, c’était mon gars sûr : le type le plus barré au monde », rapporte un White enjoué. « J’ai commencé à travailler pour lui, et c’est lui qui m’a tout appris sur cette ville. »À son apogée, les autorités pensaient d’abord que Red vendait du matos à une quarantaine de clients dans le quartier des clubs de Roppongi, acceptant les paiements en Bitcoin pour couvrir ses traces. Ça n’a malheureusement pas suffi. Lorsque la police métropolitaine de Tokyo fait une descente dans son appartement fortifié du centre-ville, elle saisit 239 grammes de cocaïne, 92 grammes de méthamphétamine, 467 grammes de marijuana et 750 pilules de MDMA. Selon le journal local Tokyo Reporter, « la résidence contenait ce qui pourrait être décrit comme le matos qu’on s’attendrait à trouver dans une foire aux drogues illégales ». La valeur de revente collective était d’environ 20 millions de yens, soit un peu plus de 182 000 dollars.« Ce qui se passe à Tokyo est unique. Les marges bénéficiaires sont deux fois et demie plus élevées, et le risque de fusillade en plein jour est de 1 %. »
PARTIE 2 : Banquiers blindés et flics mous
La seule mesure de précaution prise par White, c’est de porter une chemise soigneusement boutonnée, « pour essayer d’avoir l’air d’un chic type ».« Les flics ne pigent pas bien le milieu — ils pensent que si vous êtes dans la came, vous êtes forcément un homme noir avec un jean déchiré et des dreadlocks. »
White refuse de vendre à des touristes ou à des travailleurs qui font des allers-retours en avion, et préfère consolider sa base de contacts de longue durée qui connaissent bien la ville et risquent moins de se faire arrêter. L’un de ses clients est le patron d’un fonds spéculatif qui achète en gros des doses de 500 000 yens (4 500 dollars). White planifie un dépôt, le patron du fonds spéculatif paie, et le marché est conclu.« C’est généralement comme ça que ça se passe ici », m’explique White. « Vous n’avez pas ces types qui vous appellent pour de petites quantités tout au long de la nuit. Ce sont des gars matures et professionnels qui gèrent aussi leur consommation de drogue de manière mature et professionnelle. »Dans son pays, il s’adressait à un marché tentaculaire de ravers, d’étudiants, de « crackheads » et de « racailles ». Au Japon, sa clientèle est plus restreinte, mais plus solide, composée d’expatriés aisés qui achètent surtout de grosses quantités en une seule fois. « Le meilleur moyen de se faire pincer, souligne-t-il, c’est d’avoir une clientèle négligente. » Et en termes de professionnalisme et de pouvoir d’achat, 20 clients à Tokyo en valent autant que 200 en Amérique.« Vous n’avez pas ces types qui vous appellent pour de petites quantités tout au long de la nuit. Ce sont des gars matures et professionnels qui gèrent aussi leur consommation de drogue de manière mature et professionnelle. »
PARTIE 3 : Gangs tokyoïtes
« Ils ne sont pas du genre à te tirer dessus en pleine rue, mais si je devais craindre de me faire poignarder, ce serait par ces chiens d’Iraniens. »
« Alors que le durcissement de la législation a envoyé l’emprise des Yakuzas sur le tapis, la jeune génération voit le monde différemment », expliquait-il. « Pour les gens comme moi, ceux qui sont nés et ont grandi à Tokyo et ont commencé à Shibuya ou Roppongi, le style de vie des Yakuzas n’était pas impressionnant. » White partage son avis.« Plus personne ne veut être un Yakuza », dit-il. « De nos jours, les adolescents japonais veulent tous être des YouTubers ; aux yeux de la masse, faire partie des Yakuzas est loin d’être une opportunité professionnelle cool ou lucrative. »« Ce que la police a fait au Japon, c’est qu’elle a rendu très difficile le fait d’être un gangster, et elle a créé ce nouveau système qui facilite l’épanouissement de la pègre. Les gros gangs que je connais ici, et le gros matos qui transite, ça ne passe plus par les Yakuzas, mais par les étrangers. »Les données le prouvent : selon un récent livre blanc publié par le ministère japonais de la Justice, les cas d’étrangers inculpés pour des infractions liées à la drogue au Japon ont connu une hausse d’environ 30 % entre 2013 et 2019. Parmi les personnes inculpées en 2019 pour des infractions à la loi japonaise sur le contrôle des stupéfiants et des psychotropes — qui couvre entre autres la contrebande, l’approvisionnement, la possession et la consommation de drogues comme la cocaïne et l’ecstasy — plus d’un quart étaient des étrangers, tandis qu’un peu plus de 10 % étaient des membres ou affiliés des Yakuzas.« Plus personne ne veut être un Yakuza. Aujourd’hui, les adolescents japonais rêvent tous de devenir YouTubers. »
Cela concorde également avec les affirmations de White : À Tokyo, les nouveaux magnats de la drogue sont tous des gaikokujin, ou étrangers, des types pour qui le fait de ne pas être japonais est le plus grand atout criminel. Comme il le fait remarquer, « les flics ne connaissent tout simplement pas ce monde-là ».« Le Japon aurait dû laisser les Yakuzas au pouvoir. On ne verrait pas autant d’étrangers faire des conneries s’ils avaient continué de gérer le bordel comme ils le faisaient à l’époque. »
PARTIE 4 : Disparition
Ce rare moment d’autodérision de la part de White laisse entrevoir une réponse à la question qui aura plané sur toute notre correspondance : pourquoi m’avoir contacté et avoir pris le temps de me raconter tout ça ? Qu’avait-il à y gagner ?L’absolution, apparemment.« J’ai fait des choses assez atroces », m’explique-t-il. « Peut-être que faire un truc comme ça, faire la lumière sur la partie sombre de ma vie, pourrait être bon pour mon âme. »« Je ne suis pas croyant », ajoute-t-il. « Je trouve juste que ça sonne bien. »Pourtant, on ne sent pas spécialement chez White l’envie de changer de direction. Sans possibilité de rédemption, d’échappatoire ou de stratégie de sortie viable, il va sans doute continuer à faire ce qu’il a toujours fait. S’il ne se fait pas pincer par la police, poignarder par les Iraniens, décapiter par les Roumains ou mutiler par le Sumiyoshi Kai, il continuera de mener la grande vie dans ce qu’on appelle Candyland. Du moins, aussi longtemps que cette grande vie sera possible.Fin 2021, White a disparu des radars pour ce qui devait être la cinquième ou sixième fois. Après des semaines de silence radio, un mail envoyé à l’une des adresses précédemment utilisées pour communiquer qui lui demandait s’il était toujours là a reçu une réponse. C’était le soir de Noël.« Yes bro, je suis là. Vivant et en bonne santé. »Je lui ai répondu en lui demandant le meilleur moyen de le joindre. L’histoire touchait à sa fin, lui avais-je alors expliqué, mais il y avait certains détails que je voulais encore éclaircir. Pendant de longues semaines, mes mails à répétition n’ont rien donné. Jusqu’au jour où, finalement, un message a atterri dans ma boîte de réception. C’était mon propre mail, qui se voyait renvoyer à l’expéditeur.« L’adresse utilisée n’a pas été trouvée. Le compte de messagerie que vous avez essayé de joindre n’existe pas. »Gavin Butler est sur Twitter.Cette histoire a été éditée afin de supprimer tous les détails permettant potentiellement d’identifier les personnes mentionnées dans l’article.VICE France est sur TikTok, Twitter, Insta, Facebook et Flipboard.« Yes bro, je suis là. Vivant et en bonne santé. »
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