hikikomori internet solitude
Illustration de Pierre Thyss
Tech

Dans les colonies numériques des néo-ermites

Les hikikomori et autres NEETs ont beau être seuls dans la vraie vie, ils savent se tenir chaud sur Internet.

Ils sont des millions dans le monde mais nous ne les voyons pas, ou peut-être dans des reportages qui mettent mal à l’aise. Les chercheurs ne savent pas quoi faire d’eux : il est difficile de les atteindre, de les étudier et donc de les définir. Eux-mêmes ne savent pas vraiment ce qu’ils sont : des hikikomori, des « Not in Employement, Education or Training » (NEETs), des chômeurs dans une passe difficile ? Une seule chose est sûre : ils préfèrent rester à la maison pour le moment, tranquilles sous la couette pendant que d’autres humains se battent dehors. Ce sont des ermites, certes, mais d’un genre nouveau : contrairement aux Pères du désert ou à l’homme qui a vécu seul dans les bois pendant presque trente ans, ils ont Internet.

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Beaucoup de forums portent la trace de ces « néo-ermites » ou « shut-ins », comme ils aiment à s’appeler. On trouve un « Official NEET Thread » sur Bodybuilding.com, un fil de discussion fleuve sur un webcomic racontant la vie d’un hikikomori sur Something Awful, un « Topic OFFICIEL pour les déscolarisé (NEET) » sur Jeuxvideo.com… On les trouve même sur Facebook, dans plusieurs subreddits dédiés et dans des serveurs Discord fréquentés par des centaines de personnes. Un habitué de ces salons témoigne : « On parle de tout et n’importe quoi, de la nourriture aux animaux en passant par nos problèmes mentaux et la politique. » Cependant, leur présence est encore plus prégnante sur les imageboards, ces forums de partage d’images à la culture pointue. Celui-ci leur propose une catégorie à part entière et le défunt Hikkichan leur était réservé. En leur épargnant une isolation totale, ces lieux ont permis aux shut-ins de développer un genre de culture.

Anime pointus et grenouilles douteuses

Une brève histoire des imageboards

Historiquement, les imageboards sont des lieux de rencontre pour otaku, ces amateurs de manga et d’anime aux tendances compulsives. Comme leur mode de vie suppose parfois de rester cloîtré pour mieux consommer des produits culturels, les otaku (« sa propre maison » en Japonais) ne connaissent que trop les douleurs et les joies de l’isolement. De fait, les œuvres qui traitent de cette condition étrange trouvent facilement place dans leur cœur. Parmi les classiques qu’ils ont imposés sur les imageboards et donc auprès d’innombrables néo-ermites : Neon Genesis Evangelion pour son exploration de la solitude, Welcome to the NHK pour sa description cruelle des hikikomori, Serial Experiments Lain pour sa protagoniste insignifiante IRL mais toute-puissante une fois connectée. Cependant, le Japon n’est pas seul dans le cœur des shut-ins.

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« Derrière cette opposition digne de ce que la culture web fait de plus bête et méchant, une logique implacable : mieux vaut rester tranquille que se briser à la tâche »

Quel que soit le nom que l’on donne à ses victimes, le « retrait social » progresse dans le monde entier. Le Japon connaît les hikikomori depuis trente ans mais les premiers cas occidentaux semblent dater des années 2010. Depuis quelques temps, la culture shut-in se teinte donc de références occidentales par le biais de mastodontes anglophones comme 4chan ou Reddit. Sur ces plateformes, les personnages favoris des NEETs japonais fréquentent des mèmes on-ne-peut-plus occidentaux : enroulée dans une couverture, la grenouille Pepe n’est plus un « symbole haineux » mais l’avatar de la vie soit-disant confortable des NEETs. Son faire-valoir est le « wagie », un travailleur peu qualifié incarné par le Feels guy. Derrière cette opposition digne de ce que la culture web fait de plus bête et méchant, une logique implacable : mieux vaut rester tranquille que se briser à la tâche.

Les ermites d’Internet ont mille raisons de refuser toute forme de travail : paresse, crainte, mépris de l’argent, investissement dans des projets personnels plus intéressants… Ils sont le pendant radicalisé d’autres « reclus » à peine mieux acceptés par leur société, comme ces « Freeters » et autres « Hodo-Hodo Zoku » qui optent pour la stagnation professionnelle par aversion pour les tourments de la compétition entre petits salariés autant que pour préserver leur temps libre. Aussi la nébuleuse NEET d’Internet n’est-elle pas qu’un lieu de discussion animé : pour qui sait chercher, elle est aussi une bibliothèque antisociale pour glandeurs en quête d’argent. Certains guides expliquent comment décrocher des allocations en simulant un trouble mental, d’autres comment extorquer de l’argent en se faisant passer pour une femme. Au Japon, des « néo-NEETs » semblent même vivoter grâce au financement participatif ou aux dîners que leur offrent leurs abonnés Twitter. L’idéal reste cependant de vivre au crochet de ses parents, tant pis pour la stigmatisation sociale.

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Les ermites contre le système

C’est prouvé, les shut-ins n’ont pas forcément honte de leur condition. « Nos entretiens cliniques montrent que beaucoup d’individus atteints d’hikikomori tirent de la satisfaction de leur retrait social, particulièrement dans les premiers temps de leur affliction » explique un récent article scientifique. Ce sentiment se meut parfois en fierté, manifeste dans certains mèmes méprisants vis-à-vis des travailleurs et autres « normies » ou « NPC » soumis au système. Cette fierté est reprise avec humour par les combattants de la N.E.E.T Defense Force, une bande de japonais qui se déguisent en commando pro-enfermement pour les grands évènement otaku, et avec beaucoup de sérieux par d’autres.

L’administrateur de NEETpride (« fierté NEET ») gagne 75 dollars par semaine en vendant son plasma. « Je ne peux donc pas dire que je suis un NEET pur », explique-t-il à Vice. Depuis trois ans, son site diffuse des interviews de NEETs, des astuces pour vivre avec peu et sans s’ennuyer, des fables brésiliennes anti-ambition et ce qui ressemble fort à des prises de position politiques, notamment en faveur du revenu universel. Il tonne : « Que ça vous plaise ou non, nous vivons dans une société Capitaliste [sic]. Ceux qui gagnent, ce sont ceux qui travaillent le moins, qu’ils soient de la classe Capitaliste, des boomers retraités, des gratteurs d’allocations ou des NEETs. C’est pour ça que classe ouvrière est un euphémisme pour classe inférieure. » Pourtant, le jeune homme assure que la condition de NEET n’est pas à la portée de tous car elle demande des efforts, de la privation et une haine de la société assumée. Un peu partout sur web, les reclus acquiescent.

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Des propos anti-système résonnent régulièrement dans les caches à shut-ins du web : nous sommes fiers de ne pas prendre part à la « course de rats » du capitalisme. « Vous êtes l’employé parfait ? Super. Qui en profite ? Si vous êtes chanceux, un mec random qui n’a rien à voir avec la fabrication du produit et qui entasse l’argent sur des comptes offshore, s’emporte un membre du subreddit /r/NEET qui compare le système économique au candaulisme. C’est lui qui profitera de ces dollars toutes les nuits. » Glander chez soi un mardi après-midi serait donc une performance révolutionnaire, un boycott radical. En ce sens, les shut-ins se rapprochent plus ou moins consciemment de mouvements anarchistes ou communistes.

Sur Bunkerchan, un forum connu pour son ancrage à l’extrême-gauche, un inconnu demande : « Les NEETs sont-ils des héros ? Les NEETs ne participent pas au capitalisme et ne propagent pas le système oppressif des classes. » Sur /r/NEET, quelqu’un diffuse une « liste de lecture anti-travail » apparemment élaborée sur Bunkerchan. Ses doctes recommandations comprennent Capitalisme, désir et servitude de Frédéric Lordon et Le Droit à la paresse de Paul Lafargue. Sur YouTube, une vidéo fait écouter La Makhnovstchina au Pepe emmitouflé si populaire chez les néo-ermites. Ce chant anarchiste a été diffusé en France dans un recueil intitulé Pour en finir avec le travail. Mais l’évènement qui mêle le plus clairement reclus et lutte sociale est sans doute la « Fronde des amateurs » : en 2005, ce mouvement de jeunes précaires japonais pour le droit au « plaisir sans argent » a créé une « Union des NEETs ». Malheureusement, la gloire ne va pas plus loin.

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« J'ai peur d'avoir niqué ma vie »

S’il est souvent amusant et parfois militant, le monde des ermites connectés est d’abord profondément mélancolique. Les témoignages qui abondent sur le web cadrent avec les conclusions des dernières études : vivre loin du monde n’est pas gratifiant bien longtemps. Sur /r/hikikomori, un internaute qui n’est pas sorti de chez lui depuis sept ans craint « d’avoir niqué [sa] vie » : « Je n’ai jamais voulu être un NEET reclus, c’est juste arrivé, puis les années ont défilé. » Comme lui, beaucoup embrassent moins leur condition qu’ils ne la subissent. Plus que la peur ou le mépris du monde extérieur, c’est l’impression de ne rien valoir qui les immobilise. Un redditor déclare : « Je ne peux tout simplement pas sortir. Je n’ai rien de précieux à offrir à qui que ce soit. » Le dernier terme à la mode pour décrire cette résignation totale est un acronyme, « LDAR » : « Lay Down and Rot » ou « S’allonger et pourrir. »

Bien des témoignages d’ermites dénotent une profonde détresse psychologique. Mais les spécialistes tiquent : cette détresse est-elle la cause ou la conséquence de leur isolation ? En d’autres termes, le retrait social est-il une affliction à part entière ou la manifestation d’un problème antérieur, comme une dépression ou un trouble anxieux ? Les psychiatres japonais, qui favorisent la première option, ne reconnaissent un hikikomori que si le patient ne présente aucun autre désordre mental. Côté occidental, divers travaux indiquent que les NEETs sont plus souvent dépressifs que la population générale. Les personnes psychotiques ou atteintes de problèmes d'apprentissage semblent également plus vulnérables au retrait social. Un habitué d’un Discord pour ermites abonde : « Les gens d’ici ont souvent quelque chose en commun : la solitude, l’isolation et/ou un genre de maladie mentale comme la dépression ou l’autisme. Ils en parlent souvent dans le chat principal. »

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« Certains ermites semblent s’identifier aux « beautiful ones », se croyant purs dans un monde devenu fou »

Volontaires ou victimes, sains ou troublés, étiquetés hikikomori, NEET ou n’importe quoi d’autre, les nouveaux ermites ont un autre point commun : Internet, qui leur permet de s’entraider tandis que le monde extérieur cherche encore à les comprendre. « Notre secret à tous, c’est la solitude, confirme un vétéran des chats pour shut-ins. Rencontrer des gens qui partagent ces sentiments et les expriment aide énormément. » Certains fils et salons de discussion proposent même de transposer cette aide au monde réel en mettant en relation ermites et bienfaiteurs potentiels, notamment des hébergeurs et des soutiens financiers. L’équipe d’un serveur Discord de ce genre a refusé de nous parler de l’efficacité de ces initiatives, souvent désignées sous le nom « Adopt a NEET ». En 2015, un audacieux a même lancé un accélérateur de start-ups pour reclus appelé Neetforge. Le projet n’a pas duré bien longtemps mais son idée reste bonne : les nouveaux ermites ont besoin d’aide du monde extérieur.

L’histoire de l’utopie des souris circule souvent dans les forums de reclus. Au milieu du siècle dernier, l’éthologue américain John B. Calhoun a étudié les effets de la surpopulation en faisant croître des « sociétés de rongeurs » dans des enclos paradisiaques : eau et nourriture en abondance, nids douillets, température idéale, pas de prédateurs… Des conditions idéales pour la reproduction. Quelques dizaines d’individus devenaient vite des centaines puis des milliers, transformant immanquablement ces prisons dorées en autant de petits enfers dans lesquels les femelles abandonnaient leurs petits pendant que les mâles s’adonnaient au cannibalisme. Certaines souris échappaient au chaos en ne sortant de leur nid que pour boire et manger. Calhoun les a baptisées « beautiful ones » en l’honneur de leur fourrure, éclatante de beauté au milieu des rongeurs sales et blessés.

Certains ermites semblent s’identifier aux « beautiful ones », se croyant purs dans un monde devenu fou. La volonté des spécialistes de les classer en catégories bien nettes ne les découragera sans doute pas de s’identifier à des souris de laboratoire. Les hikikomori seraient des « reclus sociaux », les NEET des « reclus professionnels ». Restent les « basement dwellers » et autres « parasite singles », les « ni-ni » et les « nem-nem » d’Amérique latine, la « génération Wampo » coréenne… Autant d’expressions différentes pour décrire les multiples facettes d’un phénomène unique : partout dans le monde, de plus en plus d’humains ne cherchent plus une vie bien remplie. Peut-être devrions-nous les aider, et nous aider nous-mêmes, en prouvant que nous ne sommes pas en train de devenir une utopie pour souris.

Sébastien Wesolowski est seul dans la vraie vie mais surtout sur Twitter.

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