Saint Sauveur Fermeture
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Il faut sauver le Saint Sauveur

Pour certains, il est le rade des antifas, le « centre névralgique du militantisme libertaire parisien », pour d’autres, un coin où on peut écouter les Clash ou DMX en buvant des pintes. Il sort d'une fermeture administrative de 9 jours.
Alexis Ferenczi
Paris, FR

Debout devant le comptoir, Julien Terzics ouvre son courrier. Publicités, lettres du Trésor public et un recommandé pour aller récupérer une brochure de « DAV – tirage pression et équipements de bar » sur les tarifs en vigueur. Il rigole. Encore des types qui tentent de lui expliquer son taf. Depuis 2006 et l’ouverture du Saint Sauveur, Julien a pourtant montré qu’il savait y faire en matière de gestion de troquet. Mais ce jeudi 30 janvier est une journée un peu particulière : il lève le rideau de son bistrot après une fermeture administrative de neuf jours décidée par la préfecture.

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Le Saint Sauveur est installé rue des Panoyaux dans le XXe arrondissement de Paris. Sur le même trottoir, le collège Colette-Besson et sa banderole contre le projet de réforme des retraites. En face, les escaliers de l’EHPAD « Les Airelles » accueillent pensionnaires et passants qui cherchent un abri pour se protéger de la pluie ou fumer une clope. La rue serpente et son crochet forme presque une petite place où l’on y trouve une terrasse et plus de calme que sur le boulevard adjacent. Baissée, la devanture métallique du Saint Sauveur laisse apparaître dessiné en blanc un poing américain ainsi que le slogan : WELCOME TO MÉNILMONTANT.

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Pour la préfecture de police de Paris citée par Le Monde, la décision de fermer le bar a été prise
« en raison du tapage nocturne par bruits de musique et de clientèle constatés à plusieurs reprises malgré des rappels à la réglementation ». Pour Julien, une ou deux patrouilles ont jugé « de loin » qu’il y avait trop de monde à l’extérieur. « L’histoire des plaintes de voisinage, c’est des conneries, soupire-t-il accoudé au zinc. Moi, ça fait 15 ans que je suis là. Je connais tout le monde par son prénom. Avant d’appeler les flics pour gueuler, les gens savent qu’ils ont d’autres options. »

Qu’est-ce qui expliquerait le zèle récent de la maréchaussée ? Julien a plusieurs théories. La première, c’est Jacques Rigon, le commissaire divisionnaire en place dans le deuxième district de sécurité publique de la capitale (soit tout le nord-est parisien). « Quand il a été nommé, il y a environ deux ans, il a convoqué plusieurs propriétaires d’établissements comme moi. On a été reçu en tenue d’apparat, grosse casquette vissée sur la tête, et la première chose qu’il nous a dit, c’est : "Moi, j’ai fait fermer le Zénith pour tapage nocturne », raconte Julien, amer.

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C’est la première fois de l’histoire du Saint Sauveur qu’une telle sanction tombe. « Je n’ai pas changé. La clientèle, le bar, le concept, le personnel et la sono non plus. Ça veut dire que la loi n’était pas appliquée avant ? », sourit-il. Loin d’être une anomalie, cette punition est un peu le symbole d’une ville schizophrène qui remet des médailles à ses bistrots en espérant qu’ils soient inscrits au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco mais semble incapable d’endiguer leur disparition quand elle ne durcit pas la législation qui les concerne.

Interrogé par Le Monde, Frédéric Hocquard, adjoint à la Maire de Paris chargé de la vie nocturne (et élu du XXe) reconnaît même dans l’arrondissement « une multiplication des fermetures administratives alors qu’ailleurs à Paris, cela baisse ou stagne » alimentant l’hypothèse de Julien : un gradé un poil sourcilleux qui exécute stricto sensu. En octobre dernier, un bar voisin, le Demain c’est loin, en prenait pour deux mois. Le sort du Saint Sauveur aurait pu passer inaperçu si le bar ne tenait pas une place particulière dans le paysage des débits de boissons parisiens. Pour certains, il est le rade des antifas, le « centre névralgique du militantisme libertaire parisien », pour d’autres, un coin où on peut écouter les Clash ou DMX en buvant des pintes à des prix défiants toute concurrence.

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Dans La vie de bistrot, Pierre Boisard décrit les bars comme « les territoires préservés d’une République idéale, forums de débats passionnés et lieux de rencontres où s’ébauchent relations amoureuses et projets de tous ordres, offrant un havre qui permet d’échapper momentanément à la pression de la vie professionnelle et aux soucis familiaux. » Le Saint Sauveur est tout ça à la fois et même un peu plus que cela.

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L’histoire du rade commence en 2006. Julien Terzics est alors batteur au sein de la Brigada Flores Magon, groupe de punk rock qui tire son nom de l’anarchiste à l’origine de la Révolution mexicaine. Sa « reconversion » vient combler un manque et une forme de lassitude. « On avait énormément tourné avec le groupe – plus de 600 concerts – et, que ce soit en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Suisse ou en Pologne, dans des capitales ou des bleds minuscules, on hallucinait parce qu’à chaque fois, on nous emmenait dans des endroits mortels. Et on se disait : "Putain, si un jour ces mecs-là viennent à Paris, on les emmène où ?" ».

Comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, Julien finit par sauter le pas. En 2006, il reprend Le Bon Accueil, le rebaptise Saint Sauveur, fait quelques travaux et se retrouve derrière le bar. « Ouvert neuf heures par jour et sept jours sur sept. En six mois, j’ai perdu 14 kg. » La mayonnaise prend. Tristan, ancien guitariste de la Brigada confie : « On traînait un peu toujours dans les mêmes coins, changeant tous les six mois. Là, on avait enfin un point de repère fixe. Et comme Julien est un mec qui fédère pas mal de gens différents, c’est exactement ce qu’il s’est passé avec le Saint Sauveur. Tu pouvais aussi bien tomber sur un concert de reggae, qu’un dj-set électro ou une soirée de soutien au mouvement LGBT. »

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Aux punks, anars, CGTistes, membres de la gauche extraparlementaire, antifascistes ou fans des Bérurier Noir, viennent s’ajouter les habitants de « Ménilmuche ». Le bar conserve la couleur politique de son propriétaire mais agrège aussi une population locale qui n’est pas forcément militante. Pour Julien, c’est l’essence même du troquet que d’être inscrit dans la vie du quartier. « Il y a des personnes âgées qui habitent à côté et qui viennent ici juste pour parler parce qu’elles sont seules chez elles le reste du temps. On exclura jamais quelqu’un parce qu’il n’a pas un radis. Ça a toujours été comme ça et ça le restera. »

Au fil des années, le Saint Sauveur devient plus qu’un bar. Un local militant, un lieu emblématique de contestation où la solidarité s’exprime à travers caisses de solidarité et autres formes de soutien. « Après la mort de Lamine Dieng lors de son arrestation en 2007 [dans un fourgon de police, NDLR], il y a eu trois jours d’émeute dans le quartier, se souvient Tristan. Un petit jeune de 15 ans qui habitait avec sa mère, rue Victor Letalle, a fait un an de préventive. On a organisé des concerts de soutien pour qu’ils aient de quoi se payer une défense digne de ce nom. On s’est aussi mobilisé lorsque des personnes ont été inculpées pendant les manifestations contre la loi Travail. »

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Pour Julien c’est cet engagement qui fait du Saint Sauveur une cible. « La maire du XXe est LREM [Frédérique Calandra, NDLR]. Les gens qui montent à Paris faire une manif contre le gouvernement, s’ils doivent boire un coup en attendant leur train, banderoles sous le bras, c’est ici. Et je pense qu’on nous le fait payer. » Il cite un article de Politis qui parle des récentes fermetures administratives de bars « militants » : le sien, Le Chat noir à Nantes et Le Papier timbré à Rennes.
« C’est pareil dans toutes les villes. Tous les lieux un peu connectés se font marcher dessus en même temps. C’est forcément le hasard », ironise-t-il.

Julien estime que le préjudice subi est disproportionné. On voudrait qu’il mette la clé sous la porte qu’on ne ferait pas autrement. « La fermeture administrative, c’est l’équivalent d’une amende atomique. Surtout pour un lieu comme le Saint Sauveur qui n’est vraiment pas un money maker. C’est un truc qui flotte, tout juste. Avec le loyer et les salaires, la trésorerie est déjà au raz-des-pâquerettes, alors sans chiffre d’affaires à la fin du mois, ça nous fout un coup dans la gueule. »

Pour contrer l’impact de la décision de la préfecture, Julien a monté une cagnotte. Certains lui reprochent d’avoir choisi Leetchi, la plateforme qui avait trop promptement fermé celle ouverte en soutien à Christophe Dettinger, le boxeur de flics. Mea culpa. Dans l’urgence, on n’a pas forcément les idées claires. Clôturée ce jeudi 30 janvier, elle lui permet d’amortir en partie les jours de fermeture.

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Le soir de la réouverture, Julien s’affaire, donne un coup de main derrière le comptoir, récupère les verres vides et tape la discute avec les habitués. Le bar est plein. Sur le trottoir, une dizaine de personnes pintes à la main et clopes au bec. Des « chuts » suivis de rires ponctuent les éclats de voix un peu trop sonores. « Pour la première fois de ma vie, je vais peut-être faire profil bas », confie Julien qui craint un énième combat sans issue.

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Il assure qu’à 1h30, tout est terminé. Le rideau tiré. Le trottoir balayé. Qu’il n’y ait pas de foot avec des canettes ou ce genre de conneries. Il rappelle aussi qu’avant le Saint Sauveur, la petite place était souvent occupée par des mecs de la Banane qui venaient faire leur business. Enfin, il réclame une forme de tolérance, au moins le vendredi et le samedi, les jours où le bar fait ses bénéfices et « sauve » sa semaine.

Philosophe, il remue quelques souvenirs avant de conclure. « J’ai humblement essayé de monter le bar dans lequel je n’aurais pas honte d’emmener des gars du milieu underground qui viennent ici pour la première fois. Je ne veux pas qu’on résume le problème au Saint Sauveur et l’extrême gauche radicale contre la préfecture. Je préfère élargir sur le thème : "Que veut-on pour Paris ?" Que personne ne fume devant les bars ? On m’a dit : "Qu’est-ce que tu t’emmerdes ? Ton quartier, il se boboïse. Suis le mouvement. Mets-toi à faire du thé vert et des jus de fruit". Ça ne m’intéresse pas. Si c’est pour récupérer tous les moustachus à petit bonnet et chaussures de bowling. Je préfère fermer. Et vu la conjoncture actuelle, vu ce que représente le Saint Sauveur, ça serait un très mauvais signal. »

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