Life

On a demandé à ceux qui se baladent systématiquement pieds nus : pourquoi ?

« Vivre sans chaussures, c'est avoir une conscience aiguë de l’endroit où l'on marche. »
chaussures pieds nus mode de vie
(De gauche à droite) Eva zu Beck, Isabelle Brough et Ritesh Shaiwal ont décidé de ne plus porter de chaussures - dans la mesure du possible.

Eva zu Beck, blogueuse et créatrice de contenu polonaise, repense souvent à cette période pas si lointaine, qu’elle décrit pourtant comme une tout autre vie. Une époque où elle aimait afficher des orteils parfaitement pédicurés et entendre ses talons hauts claquer sur le carrelage. Ses mocassins brodés très chics lui donnaient fière allure et ses boots en cuir symbolisaient à ses yeux la rigidité du monde de l’entreprise.

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Au début de cette année, Eva a cependant renoncé à porter des chaussures — qu’importe leur style — pour parcourir le monde à pieds nus. « Quand j’ai tout quitté pour adopter un mode de vie nomade, je me suis sentie davantage connectée à la nature », explique la jeune femme de 31 ans. « C’est à ce moment-là que j’ai découvert le “barefoot lifestyle” (vivre nu-pieds), et j’ai voulu vérifier s’il existait des études sur les avantages réels de cette pratique. »

Cela fait bien sûr des millions d’années que les êtres humains marchent ou courent sans chaussures. Cela dit, on a récemment assisté à un regain d’intérêt pour la marche et la course à pieds nus, voire pour l’abandon pur et simple des chaussures sans raison socio-économique. Les motivations vont du désir de reconnexion spirituelle avec la nature au besoin de soulager une douleur physique.

Parmi les personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenus pour cet article, certaines ont choisi de se balader pieds nus en permanence, tandis que d’autres portent des pompes en hiver ou lorsqu’elles pénètrent dans des endroits où le port de chaussures est obligatoire.

L’un des principaux attraits du mouvement barefoot est le « grounding », c’est-à-dire le fait de mettre notre peau en contact direct avec le sol. Ce contact sans intermédiaire est présenté comme une avancée radicale dans le domaine de la santé. Une étude publiée dans le National Library of Medicine a révélé que le grounding permettait de mieux dormir et de soulager la douleur, car « la surface de la terre contient des électrons libres qui sont directement transférés au corps humain ».

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« Marcher pieds nus n’est pas un engagement, il ne s’agit pas de revendiquer quelque chose. Il s’agit plus de me faire du bien »

Quand elle a rencontré des adeptes du barefoot lifestyle pour la première fois — que ce soit sur les reliefs volcaniques de Scotora ou sur les hauts plateaux de Mongolie, Eva se souvient avoir « frissonné ». Elle n’avait pas pu s’empêcher de se demander s’ils n’avaient pas mal aux pieds. Comment pouvaient-ils parcourir les vallées, les crêtes et les sommets avec une telle aisance ? Mais elle s’était très vite rendu compte qu’il était tout à fait naturel de découvrir le monde de cette façon.

« Marcher pieds nus n’est pas un engagement, il ne s’agit pas de revendiquer quelque chose. Il s’agit plus de me faire du bien. Si marcher pieds nus sur du béton ne m’aide pas à me sentir mieux, je ne vais tout simplement pas le faire. »

Eva affirme aussi que l’abandon des chaussures a impacté positivement sa façon de courir. Sa démarche de course serait ainsi devenue plus régulière. Comme ses pieds attaquent désormais le sol avec la plante plutôt qu’avec leurs côtés, elle gagne en stabilité sur les pics acérés pendant les treks. « Il y a énormément d’argent qui est investi dans le lobby des chaussures de course. C’est donc dans leur intérêt de nous convaincre que des pompes chères et très rembourrées répondent à nos besoins. Perso, je n’ai pas trouvé de preuve scientifique qui démontre que les porter est bon pour la santé. »

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barefoot lifestyle

Eva Zu Beck, polonaise, parcoure le monde pieds nus.

Le biologiste évolutionniste Daniel Lieberman de l’université de Harvard s’est intéressé à la course à pieds nus dans le contexte de l’évolution humaine. Dans une étude réalisée en 2010, il a comparé les coureurs pieds nus à ceux portant des chaussures. Lors des arrêts brusques, les coureurs portant des chaussures frappaient le sol avec une force de collision soudaine tandis que les coureurs pieds nus ne subissaient aucun impact de ce type.

L’étude portait sur cinq groupes de personnes différentes, en intérieur et en extérieur, aux États-Unis et au Kenya : des habitués de la course à pieds nus ; des personnes qui ont grandi pieds nus mais qui courent aujourd’hui avec des chaussures amorties ; des coureurs qui ont grandi avec des chaussures mais qui courent aujourd’hui principalement pieds nus ou avec des chaussures minimalistes ; deux groupes d’adolescents — le premier qui n’a jamais porté de chaussures et le second qui a porté des chaussures toute sa vie.

L’étude concluait également qu’il n’existait pas de preuve sur le lien entre la course à pieds nus et la prévention des blessures, mais ajoutait que les chaussures de course modernes pouvaient être dangereuses. Elles favoriseraient en effet une « attaque du talon », qui produirait un impact bien plus important que la course à pieds nus.

Pour Aparna, une graphiste de 28 ans qui préfère ne divulguer que son prénom, la décision de vivre à pieds nus était plus une forme de rébellion contre son éducation.

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« C’est presque comme si mes parents avaient donné naissance à un projet », a-t-elle confié à VICE. « C’était la parentalité hélicoptère à son maximum. Même si j’ai été élevée dans une métropole comme Mumbai, ma vie était dictée par les coutumes patriarcales de mon village ancestral du Karnataka. »

En plus de dénoncer les méthodes ridicules de ses parents, Aparna avait besoin d’un symbole pour exprimer sa résistance. Elle a donc adopté les pieds nus en permanence — que ce soit à l’école ou dans les transports en commun.

« Ça a certainement aidé mes parents à comprendre que je n’avais pas l’intention de leur obéir », dit-elle. « Lorsque j’ai finalement trouvé un emploi et bougé de chez eux, j’ai dû faire passer une ordonnance restrictive à leur encontre. »

Si Aparna continue d’adhérer à la tendance barefoot, c’est parce qu’elle estime que ça lui a permis de prendre des décisions de façon indépendante et de vivre sa vie plus librement.

« Vivre pieds nus vous apprend également à marcher en étant plus lucide, car vous avez une conscience aiguë de l’endroit où vous marchez et de ce sur quoi vous marchez. Vous ne sortez que lorsque c’est nécessaire. »

Mais nous avions quand même envie de lui demander si elle n’avait pas peur de marcher sur des trucs pas nets, l’Inde ayant un sérieux problème de déchets. Selon l’Office central de la pollution, la plupart des villes indiennes ne traitent pas les déchets et, dans certains cas, ils sont tout simplement brûlés dans les décharges à ciel ouvert qui se trouvent sur la route principale. Marcher sur les routes signifie donc souvent devoir esquiver les ordures, éviter d’être éclaboussé par le jus de noix de bétel rouge craché par les passants et faire attention à ne pas poser les orteils sur du verre brisé ou des excréments d’animaux. Dans un tel contexte, ne craint-elle pas les blessures ou les infections ?

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« Ce n’est pas parce que vous êtes pieds nus que vous faites une croix sur vos pieds », précise Aparna. « Je les nettoie tous les jours avec une brosse et une pierre ponce et je veille à ne pas marcher sur de la mousse, des déchets ou du verre. Vivre pieds nus vous apprend également à marcher en étant plus lucide, car vous avez une conscience aiguë de l’endroit où vous marchez et de ce sur quoi vous marchez. Vous ne sortez que lorsque c’est nécessaire. »

Elle affirme qu’elle n’a jamais été blessée parce qu’elle a généralement une idée approximative de l’itinéraire qu’elle va emprunter et de ce à quoi il va ressembler. « Ça ne veut pas dire que je compte sur les taxis pour de courtes distances, je ne veux absolument pas gaspiller du carburant fossile pour pouvoir vivre pieds nus. L’idée générale est de marcher, de marcher pieds nus, et de trouver autant de surfaces naturelles que possible. »

« Lorsque vous êtes pieds nus, vous recevez réellement des informations du sol et vous frappez également le sol plus doucement. »

Isabelle Brough, 52 ans et basée à Reading, en Angleterre, est thérapeute par le mouvement et spécialiste du mode de vie réparateur. Marcher pieds nus l’a aidée à résoudre ses douleurs à la hanche, au dos et à la cheville.

« J’ai découvert que le port de chaussures créait des déséquilibres dans tout le corps », explique-t-elle à VICE. « Porter des chaussures empêche votre système nerveux de fonctionner de manière optimale. Lorsque vous êtes pieds nus, vous recevez réellement des informations du sol et vous frappez également le sol plus doucement. »

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Isabelle raconte que sa famille ne l’a pas beaucoup soutenue lorsqu’elle a adopté ce mode de vie. On la regardait bizarrement quand elle entrait dans un magasin ou un hôtel. « Une fois, j’ai vu des gens en chaussures sur une plage du Devon. Et je suppose qu’ils se sont sentis libérés en me voyant à pieds nus, car certains ont finalement décidé de faire pareil. » 

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« J'ai découvert que porter des chaussures crée un déséquilibre dans tout le corps » - Isabelle Brough, thérapeute du mouvement basée en Angleterre.

Mitali, 24 ans, bosse dans la justice sociale. Pour cette autre adepte du barefoot lifestyle, ce choix était un moyen de collecter davantage de souvenirs sur un lieu, voire sur des gens. Marcher pieds nus l’a aidée à être plus attentive et lui a permis de découvrir le monde qui l’entourait d’une autre manière.

« Auparavant, mes pieds n’avaient aucune mémoire propre », nous explique-t-elle. « Après m’être baladée pieds nus, je dispose en quelques sortes d’une toute nouvelle banque de souvenirs. Et marcher pieds nus vous intègre à n’importe quel espace ou n’importe quelle ville d’une manière fascinante. Vous pouvez savoir si la route sur laquelle vous vous trouvez est récente ou non, déterminer à quel point le terrain est argileux, etc. Comme les villes indiennes ne sont pas nécessairement adaptées aux piétons, j’ai appris à marcher lentement. Nos villes ont principalement été construites en tenant compte de la mobilité urbaine et industrielle. »

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À cause des fortes chaleurs, il est impossible pour Mitali de marcher pieds nus sur du béton. Et en pleine ville, trouver des surfaces non bétonnées n’est pas toujours simple. « J’ai compris à quel point nous étions entourés de béton, alors qu’au final, les villes ne sont peut-être pas faites pour ça. »

Après avoir vécu pieds nus pendant quelque temps, Mitali assure avoir fait l’expérience d’un certain « réenracinement » mental. Lors d’une récente randonnée en forêt avec ses potes, elle a par exemple été la seule à remarquer les empreintes d’une ourse et de son ourson sur le sentier.

« Sur les réseaux sociaux, les gens sont facilement influencés par les effets de mode. Mais vous ne pouvez pas donner de l’herbe à un lion et de la viande à une chèvre. Nous avons tous des structures corporelles différentes. »

« On devient vraiment beaucoup plus attentif », dit-elle. « Même si je ne fais habituellement pas très attention à mes pieds, je n’ai pas une seule coupure, car on anticipe toujours l’endroit où on les pose. »

Cependant, la plupart des personnes interrogées ont également précisé qu’elles n’étaient pas radicalement opposées à l’idée de mettre des chaussures lorsque le besoin s’en fait sentir. Eva va porter des chaussures si le contexte est assez formel, comme lorsqu’elle visite un bâtiment gouvernemental ou un restaurant qui insiste pour que les clients soient chaussés. De même, Isabelle a déclaré qu’elle portait des chaussures lorsqu’elle marchait sur la neige. Aparna ne se promène pas pieds nus quand elle prend l’avion. Pour ces adeptes, le barefoot lifestyle n’est donc pas un mode de vie radical, mais plutôt un état « idéal et par défaut », à privilégier autant que possible.

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Mais pour Deepak Oberoi, 37 ans, cofondateur de la populaire société Bombay Running, il faut considérer avec prudence la romanticisation de la vie à pieds nus.

« Ce n’est destiné qu’aux personnes minces, car une personne obèse ne peut pas marcher pieds nus sans mettre ses chevilles en danger. Sur les réseaux sociaux, les gens sont facilement influencés par les effets de mode. Ils vont se lancer dans des recherches sur le keto diet ou le barefoot lifestyle sans d’abord avoir mené les recherches nécessaires sur leur propre corps. Vous ne pouvez pas donner de l’herbe à un lion et de la viande à une chèvre. Nous avons tous des structures corporelles différentes. »

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Deepak Oberoi, co-fondateur de la Bombay Running society, prévient que la romanticisation du mouvement « barefoot » n'est pas sans conséquence.

Cependant, Ritesh Shaiwal, thérapeute par le mouvement et lui aussi partisan du barefoot lifestyle, affirme que la plupart des dysfonctionnements corporels se produisent « à partir du sol ». D’après lui, un mode de vie pieds nus améliorerait la conscience du corps.  

« Porter des chaussures à forte cambrure et des talons hauts en permanence impacte un mécanisme de rétroaction appelé proprioception (également connu sous le nom de sixième sens) », a-t-il déclaré. « En gros, vos chaussures vous isolent des signaux du sol qui sont censés être transmis à votre système nerveux central. »

Mais si vous voulez vous aussi vous libérer les orteils, il vous conseille tout de même d’y aller en douceur. 

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Ritesh Shaiwal, thérapeute du mouvement, pense que la vie pieds nus améliore la conscience du corps. Image Credit : Ritesh Shaiwal

« Commencez par marcher sur l’herbe pendant un petit temps et voyez comment vous vous sentez. Vous découvrirez à quel point vivre pieds nus va nettement améliorer votre conscience, et ce dans tous les domaines. »

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