Société

Mon samedi soir en boîte au Qatar

« Tu peux tout trouver en cherchant bien. Même la drogue. Tout est toléré tant que tu ne le montres pas. »
Mon samedi soir en boite au Qatar
Toutes les photos sont de l'auteur. 

Le rendez-vous est pris à 21h30. Un Égyptien, l’air patibulaire mais se révélant sympathique sur le tard, m’avait promis de me montrer « le vrai Doha ». Celui de la nuit. Où les interdits s’envolent et les journalistes se pressent d’aller pour raconter une autre facette de la vie qatarienne. Comme moi en fait. Plusieurs noms d’établissements m’avaient été soufflés à l’oreille : Society, Black Orchid ou Secret garden. Après un bref coup d'œil sur leurs sites internet : la douche froide. Prix d’entrée de la boîte : 350 riyals qatariens, soit une petite centaine d’euros. « La consommation et le vestiaire sont compris dans le prix », tente de me rassurer la boucle WhatsApp d’un des établissements sollicités. 

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L'hotel Magnum de Doha.

J’opte finalement pour le Magnum, un hôtel en bord de route trouvé un peu par hasard, en plein West-Bay, le quartier des affaires de Doha. L’entrée est gratuite avant 22 heures. Je me retrouve donc là avec ma demi-heure d’avance sur l’heure fatidique à observer les gratte-ciel qui percent le ciel. Je peine à voir comment la fête peut s’immiscer dans ce décor. La réponse se situe dans une arrière-salle au premier étage, sur le même palier qu’un restaurant chinois où des couples dînent paisiblement. À Doha, tous les endroits où il est autorisé de boire un verre sont nichés dans des couloirs d’hôtels de standing. À l’entrée, comme dans le reste du pays, on est sommé d’ôter bijoux et ceinture pour passer sous le détecteur de métaux.

A l’intérieur, Janette, un badge sur lequel défile son prénom en écriture lumineuse comme une devanture d’échoppe nocturne, accueille les premiers clients. La salle est vide et l’odeur de cigarette gratte la gorge. Un gars, chemise en lin blanche et crâne glabre, fume clope sur clope, une bouteille de whisky posée sur le plastique blanc de la table. Il est venu regarder le match du Brésil. Seul. Comme ce Jordanien de 39 ans, beaucoup d’hommes sont là, le regard hagard et la liqueur comme complice. La plupart ont consigné une bouteille qui les attendait à leur arrivée.

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Un silence de mort enserre la pièce. Je regarde mon voisin de table et je me demande bien dans quel bourbier nous nous sommes mis. Faute de mieux, je jette un œil à la carte : les bières en bouteille sont vendues 44 riyals, soit 12 euros. 14 euros la pinte de mousse et les cocktails sont affichés à 25 euros. Les commentateurs rompent la monotonie en hurlant dans les hauts-parleurs. Un gros plan sur deux vieilles stars du football brésilien passe à l’écran. Une évidence saute au visage : mais, le Jordanien, c’est le sosie de Ronaldo et Roberto Carlos réunis. 

« Ça ne vous saute pas aux yeux mais tu peux tout trouver. Même la drogue, tu peux en trouver en cherchant bien. Tout est toléré tant que tu ne le montres pas. »

Dès le match terminé, les hommes un peu tristes rangent leurs bouteilles et s’éclipsent par l’entrée principale, remplacés par la jeunesse de la capitale. Un groupe de copines qui parlent fort et claquent la bise s’invitent à une table de garçons. L’une d’entre elles, le sourire un peu timide, est en retrait. « J’ai été traînée par mes copines qui fêtent un anniversaire mais je serais bien restée chez moi », glisse-t-elle d’un air gêné. Jennifer travaille depuis trois ans au Qatar. Elle est infirmière et elle est de garde demain matin. Elle vient des Philippines. C’est sa première fois ici au Magnum. Elle l’assure : « Il existe beaucoup de lieux comme ça au Qatar ».

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L'intérieur de la boîte. Hugo Lallier.

Comme dans toutes les boites, la conversation se fait la bouche au creux de l’oreille pour recouvrir de sa voix le tambourinement des basses. Une musique latino mainstream tabasse l’espace. Le DJ porte une chemise à fleurs et un bandeau sur le front. Au-delà du style vestimentaire hasardeux, le référent musique est à l’origine d’un problème plus fâcheux ; la hauteur des décibels. Ici, comme au stade ou dans les métros, on n’a pas dû faire la formation sur l’exposition aux bruits. C’est très, très, très fort. Je suis même obligé de glisser des bouts de serviette en papier dans mes oreilles pour éviter le massacre. 

Un type, la quarantaine, une chemise bleu roi et un sourire carnassier, que j’ai croisé aux toilettes m’invite à sa table. Je le fais un peu causer sur sa vie : il a 45 ans, réside au Qatar depuis qu’il en a 18 et se présente comme un haut-placé dans une entreprise de téléphonie locale. « Normalement, je n’ai rien à faire là : je suis musulman. Mais en général je viens une fois par semaine. Il y a tout ici même si ça n’est pas visible. Ça ne vous saute pas aux yeux mais tu peux tout trouver. Même la drogue, tu peux en trouver en cherchant bien. Tout est toléré tant que tu ne le montres pas », m’explique-t-il avec un regard de vieux renard familier des petites combines. Il est un peu plus de minuit dans l’hôtel et les paradoxes de l’émirat sont exhibés sans fard. Une fois qu’elle est dissimulée et orchestrée entre quatre murs, la consommation d’alcool est totalement décomplexée. 

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Je retrouve Jennifer à proximité du bar. Une bière à la main. Elle discute avec l’une de ses copines. Dans un pays où les hommes représentent 75 % de la population, il y a beaucoup de femmes. Je ne vais pas m’aventurer à endosser le costume du statisticien au doigt mouillé mais elles sont plus nombreuses que certains reportages pouvaient laisser entendre. Un effet Coupe du Monde ? Les locaux ont une autre lecture : « La fête, c’était même mieux avant, on faisait moins attention que pendant le Mondial ». 

Ici, beaucoup d’établissements proposent l’entrée gratuite aux femmes pour favoriser leur venue. Sur la piste, un couple danse lascivement. Une paire d’Occidentaux, dont on ne sait pas s’ils sont venus jusqu’ici pour raviver la flamme d’un mariage éprouvé ou s’il s’agit d’un rendez-vous adultérin, se tourne autour. Les refrains électro ont progressivement été remplacés par des airs plus orientaux. Surgit au milieu de tout ça un remix inattendu de Pookie d’Aya Nakamura. 

« Il y a des codes sociaux à respecter au Qatar, je ne peux pas, par exemple, embrasser ou tenir la main de mon mari en public, c’est une forme d’atteinte à la pudeur. »

Le Jordanien aux airs de Brésilien est toujours à sa table et observe la scène. Le spectacle qui se joue dans l’obscurité contraste avec l’extérieur. En arrivant, une expatriée française m’avait averti : « Il y a des codes sociaux à respecter au Qatar, je ne peux pas, par exemple, embrasser ou tenir la main de mon mari en public, c’est une forme d’atteinte à la pudeur. » En effet, dans les rues du Souq Wakif, centre névralgique de Doha, ou aux abords des stades, supporters et nationaux n’affichent aucune marque d’affection. En un mois de Coupe du Monde au Qatar, c’est la première fois que je remarque un couple s’embrasser devant le bar. À quelques mètres, les deux tourtereaux occidentaux se sont mis à danser comme si Les démons de minuit avait gagné son droit de passage sur la clé USB d’un mariage en Normandie. Ils ne sont plus très loin du bécotage. 

La boite ferme à 3 heures. La fête n’est plus autorisée ensuite. Ne fleuriront plus que des rendez-vous clandestins. Perdure quarante-cinq minutes d’égarement. Vient le temps du slow. Lady Gaga et Bradley Cooper pleurnichent une histoire d’amour triste. Ce qui me donne une furieuse envie de prendre des nouvelles du couple d’Occidentaux. Je m’approche du coin où ils se sont repliés jusque-là. A leur place, je retrouve un vieux type, les bras brûlés par le soleil, qui attrape mon regard avec dureté. Je crois qu’ils ont filé… La soirée est donc définitivement terminée. 

En repartant, je passe aux toilettes. Les semelles des baskets collent au carrelage. Des bouts de papiers toilette sous les pissotieres pattogent dans l’urine. Et je me dis que finalement : la fête à Doha n’est pas très différente de la France. 

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