transanatolia
De jeunes hommes turcs posés devant un sound-system installé dans le coffre de leur voiture. Mer Noire, 2011. Toutes les photos sont de Mathias Depardon.
Culture

En virée aux confins de l'Anatolie

Dans "Transanatolia", le photographe français Mathias Depardon interroge les frontières de la Turquie, dont le gouvernement agite régulièrement ses volontés expansionnistes.
Pierre Longeray
Paris, FR

Sur la couverture de Transanatolia, une tache rouge sang dévoile les anciennes frontières de l’immense empire ottoman, qui a connu son apogée en 1623, englobant la Grèce actuelle, mais aussi une partie du Maghreb, ou encore la Syrie d’aujourd’hui. Quelque quatre siècles plus tard, le photographe Mathias Depardon interroge dans son premier ouvrage les frontières de la Turquie actuelle, dont le gouvernement mené par Recep Tayyip Erdogan se meut régulièrement de volontés expansionnistes teintées de nostalgie.

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« L’idée était d’évoquer ce néo-ottomanisme qui est à l’image du gouvernement actuel et de ses désirs d’expansionnisme, qui servent à raviver son électoral nationaliste d’extrême droite », remet le photographe français, qui a passé plusieurs années dans le pays – avant de s’en faire expulser en 2017 après trente jours enfermés en prison suite à un reportage sur la guerre de l’eau qui fait rage dans la région. 

Des rives de la mer Noire en passant par les bords du Tigre et de l’Euphrate, mais aussi du côté de l’Azerbaïdjan et du Turkestan oriental, Depardon balade son objectif pour raconter comment l’influence turque continue de se faire sentir et ainsi sonder cette fameuse « âme turque ». Une « âme » mythifiée qui transparait dès la première photo du livre, où une jeune archer en tenue traditionnelle illustre cette nostalgie des valeurs ottomanes qui a bon cours dans le pays et à ses confins.

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Une archère lors de l'International Conquest Cup, qui rassemble les meilleurs archers du monde dans le quartier d'Okmeydani à Istanbul.

Depardon cherche ainsi à montrer ce soft power turc qui surgit de scènes de la vie quotidienne. « Quand j’habitais en Turquie, il y avait le menu Sultan chez Burger King, puis les séries télés les plus populaires célébraient cette période ottomane », se rappelle Depardon. Soft power ou pouvoir tout court qui peut poindre ici ou là, comme cet avion de chasse posé sur une petite terrasse bordant la mer Noire avec ses chaises en plastiques et nappes à carreaux. Un coin de la Turquie rural et laborieux, pas choisi au hasard, puisque Erdogan a grandi au bord de la mer Noire, dans cette région où son parti islamo-conservateur (l’AKP) possède aujourd’hui l’un de ses plus importants foyers. 

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Au bord de la mer Noire, à côté de la ville de Gerze.

Si Depardon a commencé à s’intéresser aux frontières turques il y a une dizaine d’années – sans vraiment avoir prévu d’en faire un livre – celui-ci paraît à une époque où Erdogan multiplie les coups de pression, qui fleurent bon l’impérialisme, hors de ses frontières. Que ce soit dans le Haut-Karabakh aux côtés de son allié azéri et contre l’Arménie, en Libye, où son petit jeu ne plaît pas bien à l’Europe, ou encore en Méditerranée orientale avec la Grèce, Erdogan se voit un peu plus chaque jour comme une « sorte de calife du monde turco-musulman », note le photographe. 

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Un lutteur lors d'une compétition de lutte à l'huile à Edirne, à la frontière avec la Grèce.

On croise aussi dans Transanatolia (paru chez André Frère éditions) le visage de cette « Nouvelle Turquie » qu’Erdogan et autres nationalistes turcs tentent de faire émerger – à l’image du quartier stambouliote de Başakşehir. Une sorte de gated community sans âme avec du gazon artificiel, des immeubles grisâtres, des mosquées tout neuves et parfois un club de foot, comme l’Istanbul Başakşehir Football Club, dont Erdogan est très proche et qui affrontait dernièrement le Paris Saint-Germain en Ligue des Champions. 

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Quartier de Başakşehir.

Toujours interdit de pénétrer en Turquie pour une période indéterminée et qui ne lui est pas communiquée, Depardon voyage encore à la lisière de ce pays qui ne veut plus de lui, pour continuer d’interroger notamment cette guerre de l’eau en Mésopotamie, où la Turquie a fait installer de nombreux barrages afin d’imposer sa domination sur ses voisins syrien et irakien, qui dépendent pourtant eux aussi des deux plus grands fleuves de la région – le Tigre et l’Euphrate. 

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Sur une rive du Tigre, près de l'antique ville d'Hasankeyf.

Les photos oscillent entre témoignage documentaire et portraits posés, saisis sur ces « frontières du coeur » de la Turquie, selon l’expression d’Erdogan, où l’accès n’est pas toujours aisé pour les journalistes. « J’ai fini donc en prison une fois, mais à d’autres reprises, j’ai été interpellé, suivi par la police… Disons que ce sont des coins où il y a une certaine tension », pose doucement Depardon, tout en rappelant qu’il ne s’agit pas non plus d’un livre de reporter de guerre. 

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Des jeunes femmes boivent du thé dans une maison de la ville d'Hasankeyf.

Si son livre a été édité en France – « cela n’aurait pas été possible en Turquie de toute façon » – il a en revanche réussi à le faire imprimer en Turquie, comme il le souhaitait, chez MAS Matbaa à Istanbul, grand spécialiste de l’impression de livres de photos. « Pour moi ce livre, c’est aussi un moyen de tourner une page sur ces années en Turquie, formatrices et importantes dans ma vie personnelle », conclut Depardon, qui ne désespère pas de pouvoir y retourner un jour. 

L’ouvrage Transanatolia de Mathias Depardon est disponible sur le site de son éditeur.

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