Les pixels remplacent progressivement la réalité

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Les pixels remplacent progressivement la réalité

L'abondance d'images de synthèse qui caractérise les blockbusters actuels est symptomatique d'une tendance plus large : il nous est de plus en plus difficile de distinguer le réel du virtuel.

Quand l'énorme vaisseau extraterrestre d'Independence Day: Resurgence a atterri dans les cinémas cet été, les spectateurs ont assisté à des scènes de destruction d'une ampleur sans précédent. Le réalisateur du film, Roland Emmerich, y a visiblement laissé libre cours à son goût pour les catastrophes à (très) grande échelle - à un moment, le continent asiatique s'écrase carrément sur l'Europe - même si le film est aussi habité par une forme de nostalgie, quelque chose de familier. Comme le dit le personnage incarné par Jeff Goldblum, "ils aiment frapper les monuments."

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Le public a-t-il été impressionné, terrifié, subjugué ? Pas franchement, si l'on en croit les critiques du film, qui émarge à 32% d'opinions positives sur Rotten Tomatoes. "On peut pardonner à Independence Day: Resurgence d'être parfois ridicule, écrit un critique de Time. Mais on ne peut pas lui pardonner d'être ennuyeux." Même son de cloche du côté de Vox : "Independence Day: Resurgence est le pire film de l'été - et le plus chiant." Chez Kotaku ("Independence Day: Resurgence n'est pas seulement nul. Il est d'un ennui terrible"), un critique a tout simplement écrit : "J'aurais plutôt dû faire une sieste."

Ce n'est pas un phénomène isolé. Beaucoup de blockbusters hollywoodiens sortis récemment, qui reposent sur des effets spéciaux en images de synthèse, semblent franchement fades - de Batman v Supermen à X-Men: Apocalypse. Dès lors, la question se pose : est-ce un problème de scénario, d'acteurs, de montage, ou s'agit-il plutôt d'un problème plus profond qui fait que les mondes imaginaires qui nous sont proposés au cinéma perdent peu à peu toute substance ?

En 1979, si les spectateurs qui se pressaient dans les salles obscures pour voir Alien étaient si impressionnés, c'est parce que ce qu'ils voyaient à l'écran ressemblait étrangement à la vie réelle, ne serait-ce que parce que leur imagination n'avait pas encore été colonisée par les images de synthèse. Le gigantesque vaisseau Nostromo - en réalité une maquette miniature - suscitait la crainte et le respect. Quand la créature émergeait brutalement de l'abdomen de Kane - un simple moulage en plâtre enveloppé de faux sang et d'entrailles d'animaux - les gens étaient terrifiés. À l'écran, les acteurs eux-mêmes étaient visiblement choqués, et pour cause : sur demande du réalisateur Ridley Scott, on leur avait simplement dit qu'il y aurait une grande éclaboussure de sang. "C'est pour cela qu'ils sont l'air aussi sincèrement dégoûtés et horrifiés", a expliqué à Cinéfantastique le producteur et co-auteur du film David Giler.

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Concrètement, à l'époque, quand les spectateurs voyaient un truc rouge gicler partout, c'était du sang.

Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Même le premier Independence Day reposait essentiellement sur des modèles miniatures et sur des effets spéciaux "à l'ancienne", y compris pour la scène la plus mémorable où les aliens font exploser la Maison Blanche ; au total, seuls 430 plans comportaient des images réalisées par ordinateur. Dans le reboot sorti en 2016, ce chiffre a plus que quadruplé, passant à 1750 plans.

Et pourtant aujourd'hui, quand les spectateurs voient le monde être détruit pour la énième fois dans Independence Day: Resurgence, ils ne sont pas franchement impressionnés - pas plus que les acteurs eux-mêmes, d'ailleurs. Cela fait déjà bien trop longtemps que nous nous sommes habitués à regarder des tas de pixels. Dans ces mondes imaginaires, tout a été dilué et dilué encore à tel point que, d'une certaine manière, on n'y trouve plus la moindre goutte de vrai sang, de véritable amour, de douleur. Aujourd'hui, quand les spectateurs voient du sang, ils voient en réalité des pixels.

Ces réactions peu enthousiastes, voire franchement mitigées, sont selon moi des exemples de ce que l'on pourrait appeler la "dilatation du sens". L'idée, c'est que l'utilisation massive d'images de synthèse et d'effets numériques dans le cinéma actuel provoque une perte de sens de ce que nous voyons à l'écran. Les pixels chassent le sang, si l'on peut dire.

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Cette dilatation du sens peut être comparée à la fameuse loi de Gesham en économie, selon laquelle "la mauvaise monnaie chasse la bonne." Dès lors qu'il y a deux types de monnaie en circulation, reconnues par la loi comme ayant la même valeur faciale, la monnaie la plus précieuse finit par disparaître de la circulation. Dans une lettre adressée à la Reine Elizabeth lors de son accession au trône en 1558, Gresham écrivait que "la bonne et la mauvaise monnaie ne peuvent circuler simultanément", pour expliquer dans quel état se trouvait la monnaie anglaise après les "Great Debasements" (ou grandes dévaluations) opérées par Henry VIII et Edward VI, qui avaient réduit la valeur des pièces d'argent de la Couronne britannique à peau de chagrin. C'était à cause de ces dévaluations, disait Gresham, que "tout l'or de Sa Majesté est transporté loin du royaume."

L'analogie devient manifeste quand la représentation en images de synthèse d'un bâtiment qui s'effondre en vient à être considérée de la même manière que l'effondrement réel d'un bâtiment. Plus les explosions que nous voyons dans les films sont "réalistes", moins nous accordons de valeur aux explosions bien réelles que nous voyons dans les journaux télévisés. C'est en ce sens que les pixels chassent la réalité.

De façon significative, quoique presque pathétique, on a assisté dernièrement à une sorte de retour aux vieilles techniques dans l'espoir de renouer un contact avec le monde réel : Quentin Tarantino et J.J. Abrams, respectivement dans Les Huit Salopards et Star Wars : Le Réveil de la Force, sont revenus au 70 mm et à des coups de feu bien réels autant qu'ils le pouvaient. Dans l'industrie du cinéma, certains prennent conscience que le monde ne peut être totalement simulé.

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Évidemment, il y a bien d'autres facteurs qui expliquent le sentiment d'ennui général qui s'empare peu à peu du cinéma : des acteurs peu convaincants, des scénarios bancals, la relégation des émotions au second plan… Mais en fin de compte, même ces facteurs peuvent être attribués à un problème plus vaste : la dilatation du sens. La prolifération des images de synthèse, censée rendre les films plus attirants, vide peu à peu les images de leur sens, puisqu'il ne s'agit, après tout, que de pixels.

Il y a fort longtemps, en 1896, Auguste et Louis Lumière présentèrent leur court-métrage L'Arrivée d'un train en gare de La Ciotat. Ce film muet, qui ne durait que 50 secondes, montrait (comme son titre l'indique) l'arrivée d'une locomotive à vapeur dans la gare de la petite ville côtière de La Ciotat, dans le sud-est de la France. La légende veut que lors de la première projection du film, les spectateurs aient été terrifiés par la vision d'un train grandeur nature qui semblait leur foncer dessus. Si certains historiens ont depuis estimé que ce récit était probablement exagéré, il n'en reste pas moins que la réaction du public fut certainement assez intense. D'ailleurs, les frères Lumière avaient volontairement renforcé cet effet de "réalité" en plaçant leur caméra au bord du quai, quasiment sur la trajectoire du train.

Si le film apparaissait si réel aux spectateurs de l'époque, c'est parce que leur esprit et leur imagination n'avaient pas encore été pollués par d'innombrables images numériques. On pourrait établir une comparaison avec les antibiotiques, qui n'ont jamais été aussi efficaces que la toute première fois qu'ils ont été administrés. Par la suite, les bactéries ont évolué, jusqu'à ce que les antibiotiques deviennent peu à peu presque inutiles.

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Il y a quelques années, dans le monde virtuel de Second Life, les gens passaient leur temps à simuler des actes sexuels. En quelques semaines, Second Life se retrouva rempli de fétichistes de tous bords. Évidemment, le sexe ainsi simulé perdit très rapidement toute forme d'esprit transgressif et de pouvoir d'attraction. Certes, les animations étaient très bien faites ; elles inventaient des positions à faire pâlir tous les Marquis de Sade. Pourtant, leur puissance émotionnelle s'effaça presque aussi vite que la popularité de Second Life. Car ces animations n'étaient pas des personnes réelles ; elles n'étaient même pas des images de personnes réelles. Elles n'étaient rien d'autre que des pixels se déplaçant sur un écran. Elles n'étaient faites ni de chair, ni de sang.

L'histoire de l'art est riche d'exemples similaires. Au cours de la Renaissance, quand Masaccio peignit la Crucifixion dans l'église Santa Maria de Florence, ses concitoyens se pressèrent pour admirer la fresque qui leur semblait d'un réalisme confondant. Lorsque notre regard se pose sur son oeuvre aujourd'hui, nous ne voyons qu'une représentation relativement grossière de personnages humains. Car depuis, d'innombrables images et photos ont dilué la valeur artistique de la fresque à nos yeux.

La référence à Masaccio n'est pas anodine. Entre les fresques de Masaccio et Independence Day, des fleuves entiers ont coulé sous les ponts. Fait remarquable : c'est au cours de la Renaissance que des "collègues" de Masaccio, Flippo Brunelleschi et Leon Battista Alberti, ont inventé la perspective, qui a ensuite inspiré la photographie, le cinéma et, plus récemment, la réalité virtuelle ainsi que les jeux de tir à la première personne tels que Quake, Doom ou Destiny. La perspective est capitale, car c'est ce qui fait que nous ne voyons pas une simple projection à plat mais la réalité. C'est cette projection qui est ensuite devenue une photo, une image de film, un écran d'ordinateur ou de téléphone, et finalement un casque de réalité virtuelle - dont le but n'est rien moins que de plonger le porteur dans une autre version de la réalité.

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L'alien qui sort violemment de l'abdomen de Kane dans Alien était une poupée en plêtre avec du faux sang et des entrailles d'animaux. Image: 20th Century Fox

L'avènement de la réalité virtuelle et de la réalité augmentée, ainsi que l'amélioration constante des images de synthèse, ont accéléré le processus de substitution à la réalité. Au moins, à une époque, les films faisaient appel à des objets et des cascades bien réels. Aujourd'hui, on n'a plus besoin du monde réel. Le monde réel - la "bonne" monnaie si l'on reprend la typologie de Gresham - est devenu inutile. Le monde virtuel, ou la "mauvaise" monnaie, prend le dessus. Mais il manque de matière, d'épaisseur.

Pourtant, beaucoup de gens ont de plus en plus de mal à faire la part des choses entre la photo d'un bâtiment qui s'effondre, et la même image générée par ordinateur ; les deux ont le même effet sur nos yeux. Vraiment ? Sommes-nous censés réagir de la même manière face à une photo prise par un reporter, et devant une image numérique ? Les pixels ont-ils des émotions ? Le sang généré par ordinateur a-t-il tous les atours du vivant ? Peut-on tuer une silhouette faite de pixels ? Devons-nous avoir de l'empathie pour une victime virtuelle de violence virtuelle ? C'est presque impossible.

L'abondance d'images créées de toutes pièces par ordinateur dilue le sens des images que nous voyons au quotidien, à tel point que notre monde se transforme peu à peu en une longue séquence de pixels abstraits. Ce que nous voyons au cinéma perd progressivement son sens. Les images de synthèse n'ont ni corps, ni âme. Elles n'ont qu'une structure formelle : 00101001001 est une séquence qui produit un certain flot d'images, mais elle ne nous dit rien des couleurs, des sons, des personnages, de leurs émotions, leurs amours, leur naissance, leur mort. Elle nous dit simplement comment certains pixels sont agencés selon certaines règles qui régissent le monde.

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Un tel système n'a pas réellement de sens. Il a simplement ce que le philosophe John Searle appelle une syntaxe - un certain agencement de mots, de pixels et de code, sans sens particulier. Une image de synthèse n'a aucune signification intrinsèque. Elle n'entretient aucune relation avec le monde qui l'entoure. Le public n'en tire aucune substance. Seulement de la forme, et peu importe que celle-ci soit belle.

Le sens n'est pas l'information. La perception n'est pas la projection. Nous vivons dans un monde bien réel, pas dans un vaste flux d'information sans vie.

Ces réflexions rappellent à coup sûr les travaux du philosophe français Jean Baudrillard, qui affirmait que notre univers sémantique était composé de signifiants sans signifiés. Nous générons des modèles du "réel" sans origine ni réalité : de l'hyperréel. Le territoire ne précède plus la carte, et n'y survit pas non plus. C'est la carte qui précède le territoire et l'engendre - un simulacre.

Mais aujourd'hui, c'est un phénomène bien plus concret qui est à l'oeuvre, à savoir l'effacement de la réalité de chair et d'os au profit d'une réalité faite de pixels et de règles informatiques. Il ne s'agit pas tant d'un manque de valeur ou de repères, que du remplacement physique de notre monde quotidien par une façade constituée de pixels. Baudrillard affirmait que les signes n'avaient pas de sens intrinsèque. Les images de synthèse et la réalité virtuelle font fi du concept même de signe. Les pixels n'ont pas de valeur sémantique car ils ne sont pas des signes qui peuplent nos vies humaines, mais des choses dans un monde de choses. Sauf que nous ne vivons pas dans ce monde. Les pixels ne sont pas des gens, des voitures, des bâtiments. Les pixels ne sont rien d'autre que des pixels, peu importe la façon dont ils sont organisés.

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La confusion vient peut-être de l'idée selon laquelle nos cerveaux fonctionnent comme des ordinateurs. Cela peut pousser quelqu'un à croire qu'il n'y a aucune différence entre le fait d'offrir à notre esprit des images bien réelles et des lignes de code. Après tout, c'est cette idée qui a inspiré bon nombre de films de science-fiction. Mais comme l'a observé récemment Robert Epstein, nos cerveaux ne sont pas des ordinateurs. Le sens n'est pas l'information. La perception n'est pas la projection. Nous vivons dans un monde bien réel, pas dans un vaste flux d'information sans vie.

Jusqu'où peut aller ce processus avant que la réalité toute entière ne soit remplacée par des pixels sans âme ni signification ? Le risque, c'est que les rôles s'inversent entre la simulation et la réalité. De la même manière que la représentation cinématographique d'une locomotive a vidé les véritables locomotives d'une partie de leur sens, l'abondance de simulations en images de synthèse pourrait bien priver nos vies d'une partie de leur sens. Verrons-nous un jour des locomotives bien réelles, et les prendrons-nous pour de simples pixels ? Et quand nous verrons du sang, réagirons-nous comme s'il s'agissait d'une image de synthèse rougeâtre dessinée par ordinateur ? Serons-nous totalement insensibles au spectacle de la douleur ou du plaisir, spectateurs anesthésiés ?

Dans Bienvenue, Mister Chance de Hal Ashby, Chance, incarné par Peter Sellers, est un homme simple d'esprit qui a passé toute sa vie enfermé à regarder la télévision. Lorsqu'il découvre enfin le monde réel, suite à un concours de circonstances, il prend la réalité pour un programme télévisé sans interruption. Voilà ce que nous risquons à cause des images de synthèse : prendre des choses fausses pour la réalité, et prendre la vie réelle pour une sorte de feuilleton télévisé.


Riccardo Manzotti est professeur de psychologie à l'Institut des sciences humaines, du langage et de l'environnement à l'université de Milan. Il est également titulaire d'un doctorat en robotique, a écrit plus de 50 articles consacré à la conscience, et dirige le site consciousness.it. Son précédent article pour Motherboard, avec Andrew Smart, répondait à l'affirmation d'Elon Musk selon laquelle nous vivons probablement dans une simulation.

Ci-dessous, regardez Roland Emmerich parler des effets spéciaux et des images de synthèse :