FYI.

This story is over 5 years old.

Tech

L'arme la plus essentielle dans les guerres modernes : le béton

Oubliez les drones et les lance-roquettes. Sur le champ de bataille du 21e siècle, l'outil le plus précieux n'est pas celui qu'on croit.

La Première Guerre Mondiale était, en quelque sorte, la première guerre du futur. Les nouvelles technologies y ont régné en maître ; armes à feu, artillerie lourde, gaz toxique, le champ de bataille s'est subitement transformé en une forme d'enfer extrêmement innovante. Pourtant, elle est appuyée sur une invention centrale qui n'avait absolument du tour de force technique : la tranchée. Pour survivre au feu et aux explosions, les soldats ont dû creuser, inlassablement.

Publicité

La guerre du 21e siècle, avec ses drones, ses frappes de précision et son imagerie satellite, dépend, elle aussi d'une invention assez peu avancée d'un point de vue technologique. Les batailles de la guerre en Irak se sont déroulées dans des villes étalées sur des kilomètres, dans des quartiers divisés, où l'ennemi avait principalement recours aux explosifs. Il s'agit d'une nouvelle forme d'environnement de guerre où les combats s'organisent entre les habitations, et où la notion de « front » devient inadaptée, voire hors-sujet.

L'invention low-tech et pourtant essentielle que nous évoquions plus haut, c'est le béton. Des quantités invraisemblables de béton. Selon l'universitaire John Spencer, il s'agit actuellement de l'arme la plus efficace sur le terrain de guerre moderne. Là où les soldats de la Première Guerre Mondiale creusaient des tranchées, les soldats du 21e siècle construisent des murs.

Spencer a d'ailleurs publié un essai sur ce sujet la semaine dernière, et il vaut le coup d'œil : l'idée selon laquelle le champ de bataille moderne puisse être défini par quelque chose d'aussi grossier que le béton est aussi contre-intuitif que fascinant.

« Les soldats déployés en Irak sont devenus de véritables experts du béton », explique Spencer. « Le béton est devenu aussi important et aussi chargé symboliquement que les armes à feu. Aucune autre technologie n'a tant contribué à atteindre nos buts stratégiques que le béton. Protéger les civils, rétablir la stabilité des zones de conflit, éliminer la menace terroriste… tout cela, nous ne pouvons y parvenir sans avoir recours au précieux matériau. »

Publicité

Image: Spc. Kiyoshi Freeman/US Army

Tout a commencé le long des autoroutes qui mènent à Baghdad. Les officiers cherchaient un moyen de protéger ces zones clés des bombes et autres projectiles, puisque les routes sont essentielles au transport de troupes et de matériel. Les soldats ont d'abord entrepris d'entourer chaque autoroute de murs de béton de 3,5 mètres de haut, puis se sont attaqués aux routes plus petites. Dans le même temps, des murs de béton s'élevaient autour des installations et campements militaires américains. En quelques semaines seulement, les soldats avaient construit un vaste ensemble fortifié muni de tours de surveillance.

En 2007, les insurrections ont entrainé la nécessité de « nettoyer » les quartiers rebelles. L'environnement urbain a alors été remodelé en conséquence, et de nouveaux murs ont surgi de toutes parts. En bref, les soldats ont utilisé le béton afin de contrôler l'accès aux quartiers : il suffisait d'un mur solide et d'un poste de contrôle gardés par les forces irakiennes où par des membres du Sahwa pour garantir la protection d'une zone donnée contre les insurgés. Ce stratagème permettait de libérer des effectifs militaires des activités de surveillance pure.

Spencer a lui-même été déployé en Irak en 2008, dans l'infanterie. Il est rapidement devenu un « expert » en béton, utilisé selon des indices de solidité et épaisseurs variables en fonction de son usage ; chaque type de construction a été baptisé à partir du nom d'un État américain. Les murs du New Jersey mesuraient 1 mètre, ceux du Colorado, 2 mètres, et enfin 3,5 mètres pour les murs de l'Alaska. Les tours de surveillance pouvaient quant à elle mesure jusqu'à 8,5 mètres de haut. Pesant de deux à huit tonnes, elles ont été disposées sur le terrain à l'aide de grues.

Publicité

« Nous voulions stabiliser la zone » explique Spencer dans une interview au West Point. « C'était l'objectif numéro un. Et le principal obstacle à la stabilité, c'est la violence entre groupes armés locaux. Pour limiter la capacité des insurgés à changer rapidement de quartier, l'unique solution, c'est de les quadriller par des murs. Contre la violence sectaire, ces quartiers bétonnés étaient aussi efficaces que les armes. » « Quand il est impossible de maitriser l'environnement, alors il faut le transformer » ajoute Spencer. « Il suffit de faire place nette, d'installer des forces armées, puis de tenir la zone avant de répéter l'opération dans la zone voisine. »

Image: Sgt. Zachary Mott, US Army

En Irak, le béton était produit principalement par des entrepreneurs locaux et utilisé par les troupes américaines. En quelques mois seulement, c'est devenu une énorme industrie. De nouvelles usines ont été construites, de vieilles usines ont été réhabilitées et agrandies. Chaque dalle de béton coûte environ 600$ et Spencer estime que les États-Unis ont dépensé plusieurs milliards de dollars en murs de béton, qui, dans la plupart des cas, ont fini en tas de gravats : ils n'ont jamais été destinés à être installés de manière permanente.

« En 2008, j'ai participé au siège de Sadr City, une zone urbaine très dense qui était déjà entourée par un cube de béton » explique Spencer. « De nombreuses unités avaient déjà commencé à construire des murs autour de l'enceinte de la ville, mais notre mur est venu consolider le périmètre encore davantage. »

« Chaque nuit, un opérateur chargé d'une grue entrait en contact avec nos unités » raconte-t-il. « Vous savez, vous avez des véhicules de combat blindés Humvees et Bradley dans un convoi et entre les deux, une grue. On a également des semi-remorques chargées de béton. Un grutier civil, sécurisé par l'armée, effectue les manœuvres nécessaires afin de déposer le béton. Enfin, un soldat muni d'une échelle va chercher le grutier à la fin des opérations. »

Nous avons là une image du champ de bataille totalement différente du stéréotype habituel. Pourtant, cette représentation va sans doute s'imposer dans les années à venir, si le théâtre de la guerre continue de s'emparer des environnements urbains denses et complexes. Spencer estime que les spécialistes de stratégie militaire devraient prendre en compte le rôle du béton, qui s'est imposé comme un outil de base de l'arsenal moderne. La vision de villes subdivisées en labyrinthes bétonnés est un peu dystopique, c'est certain, mais en soi, l'occupation militaire prolongée ne l'est pas moins.