Du poids de l’histoire à la vague d’espoir, l’Irlande du Nord a (déjà) réussi son Euro

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Du poids de l’histoire à la vague d’espoir, l’Irlande du Nord a (déjà) réussi son Euro

Malgré des tensions communautaires qui persistent, l'union derrière l'Irlande du Nord semble être la nouvelle profession de foi de la Green & White Army.

Pendant l'Euro 2016, VICE Sports s'intéresse en priorité aux supporters venus de toute l'Europe pour soutenir leurs équipes nationales. Chants guerriers, fumis et passion parfois débordante, tout ça, c'est dans notre série Kopland.

30 ans que les fans de la "Norn Iron" attendaient ça. À force, les souvenirs de la Coupe du monde 1986 au Mexique sont devenus de lointaines légendes. Les deux derniers buts de l'Irlande du Nord lors d'une compétition internationale ? Un coup-franc détourné par le mur, inscrit par la patte gauche de Norman Whiteside face à l'Algérie et la double boulette de Ricardo Gallego et d'Andoni Zubizarreta exploitée par Colin Clarke face à l'Espagne.

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Avec ses 20 piges, Peter Crowe n'a pas connu les moments forts de la sélection. Mais ce supporter en a « toujours entendu parler. Au début de chaque campagne d'éliminatoires, on se rappelle de l'équipe des années 1980 et les gens aiment faire la comparaison avec ces "Glory Days" ». Le summum de ces années bénies pour le football nord-irlandais est le but de Gerry Armstrong face à l'Espagne d'Arconada en 1982, qualifiant les siens pour le second tour du mondial espagnol, la meilleure perf' des Vert et Blanc depuis leur quart de finale en 1958. « Tous les fans, jeunes comme vieux, se souviennent de ce but. » C'est un peu l'équivalent des deux coups de casque de Zizou en finale de la Coupe du monde 1998, en somme.

Bienveillants, les anciens se font les témoins des plus belles heures du passé. Dans la mémoire collective, pas de victoire finale à ériger en âge d'or, mais le souvenir d'une simple participation suffit à réchauffer les esprits. Aujourd'hui, 30 ans d'attente, animés par l'espoir de pouvoir enfin revivre des joutes internationales, sont récompensés par un premier Euro.

Ne même plus se souvenir quand vous avez gagné un match, je vous le dis, c'est dramatique.

Un fan nord-irlandais.

Depuis 1986, c'est une succession d'échecs frustrants. « Pour être honnête, il y a eu un temps quand j'étais ado où on n'a pas marqué un but pendant quatre ans », explique Michael Hutchinson, un fan de la Green & White Army vivant à Londres. Ne même plus se souvenir quand vous avez gagné un match, je vous le dis, c'est dramatique. Les meilleurs moments restent les victoires 1-0 contre l'Angleterre (2005) et 3-2 face à l'Espagne (2006). » Soit déjà 20 ans après le mondial mexicain de 1986… « C'est toujours compliqué de ne jamais voir votre équipe se qualifier pour un tournoi majeur, ajoute Peter. Rester à la maison tous les étés en regardant les rivaux anglais et irlandais, ça n'a jamais été cool. »

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Pour comprendre l'enchaînement des désillusions, il faut dire aussi que le contexte politique et les affrontements communautaires n'ont pas aidé. Sorj Chalandon, prix Albert Londres en 1988 pour sa couverture du conflit nord-irlandais, connaît bien le pays et son Histoire. Pour lui, « l'identité nord-irlandaise est un mythe ». À la scission entre Irlandais et Britanniques - existant depuis des siècles - est venue se greffer l'opposition religieuse entre catholiques (qui supportent la République d'Irlande) et protestants (qui sont derrière l'Irlande du Nord) à la fin du XVIIe siècle. Une opposition qui, plus de 300 ans plus tard, existe encore, la période des Troubles n'étant pas si loin… Sorj Chalandon toujours : « J'étais à Belfast il y a encore quelques semaines et à l'heure où je te parle, un catholique irlandais de 15 ans, c'est un catholique. Un Irlandais ? Un républicain qui a envie d'une Irlande unie. Et un jeune protestant irlandais de 15 ans ? C'est un protestant qui va dans les écoles protestantes. Les écoles sont confessionnelles, les quartiers, les rues le sont aussi, sauf que les armes ont été déposées. 800 ans de guerres, tu imagines ? Toutes les familles ont eu un père, une mère, un fils, un frère, un cousin (…) soit emprisonné, soit arrêté, soit tué. Tout le monde a été touché directement par l'autre, par le voisin, que l'on voit peu hormis en centre-ville. Il y a encore très peu de mariages mixtes (catholiques et protestants, ndlr). Le processus de paix de 1998 est une réalité, mais tu ne peux pas faire taire un tel ressenti, une telle méfiance en si peu de temps. »

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La planche Panini de l'équipe d'Irlande du Nord lors du Mondial 86 au Mexique.

Pour les jeunes supporters de la GAWA (pour Green & White Army, ndlr), les choses sont plus nuancées. « Je suis devenu habitué au sectarisme et à la haine mais les temps sont en train de changer, relativise Michael. Les gens commencent à réaliser qu'on est pareil. Chacun a des croyances différentes mais, pendant un mois, on sera tous en vert et blanc. » « La ferveur autour de la participation à l'Euro peut rassembler les deux communautés, même si certaines personnes n'y sont pas prêtes, ajoute Peter. Plusieurs nationalistes que je connais sont des fans de l'Irlande du Nord. Aujourd'hui, être unioniste ou protestant n'est plus ce qui va déterminer si vous supportez ou pas la sélection comme ça pouvait être le cas dans les années 1980-1990. Même si - j'avoue - je ne souhaite pas forcément le meilleur à la République d'Irlande pendant la compétition. » Originaire de Belfast, Jordan Moran, 25 ans, va même plus loin : « Il y a une unité autour de l'équipe nationale. L'équipe de foot d'Irlande du Nord représente complètement l'Irlande du Nord en tant que pays et n'a pas de connotation politique ou religieuse. Il y a encore des conflits communautaires mais, globalement, on sent qu'on est tous derrière elle. »

Aujourd'hui, le football est l'un des rares sports "mainstream" à être rattaché à l'Irlande du Nord. Le rugby, les sports gaéliques ou les délégations envoyées aux Jeux olympiques sont centralisées chez le rival irlandais. De quoi comprendre un peu mieux les enjeux identitaires qui pèsent sur la sélection. L'hymne du pays (le "God save the queen" mais bientôt autre chose ?) et le drapeau (l'Union Jack, qui côtoie l'Ulster Banner à la main rouge et la couronne à tous les matches de l'Irlande du Nord) restent des points de friction historiques et politisés.

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Retour le 8 octobre 2015 au Windsor Park, à Belfast. L'Irlande du Nord joue sa qualification pour l'Euro 2016 face à la Grèce. La star nationale Rory Mcllroy, ex-numéro un mondial de golf, et des dizaines de milliers de compatriotes rejoignent les trois tribunes ouvertes au public. Avec une seule défaite en huit matches éliminatoires dans un groupe comptant la Roumanie, la Hongrie, la Finlande, les Îles Féroé et les Héllènes, l'objectif de rallier la France l'été prochain est désormais à portée de main.

Le 8 octobre 2015, l'Irlande du Nord battait le Grèce (3-1) et se qualifiait pour l'Euro 2016. Photo Reuters.

Peter était de la partie. Bien qu'étudiant en Angleterre, lui et son frère assistent à chaque match de la sélection à domicile comme à l'extérieur. Et d'avis de connaisseurs, face à la Grèce, « c'est la meilleure ambiance qu'on ait connue, et de loin. La ville était en ébullition deux heures avant le match et à l'intérieur du stade, le bruit était assourdissant. On s'attendait à une grande nuit pour l'histoire de l'Irlande du Nord, on n'a pas été déçus (victoire 3-1). Quand Steven Davis a marqué le premier but, tout le monde était euphorique, on ne pouvait même plus s'écouter penser ! Notre jeu était fantastique ce soir-là et tous nos buts étaient bien construits. On a quitté Windsor Park une heure après le coup de sifflet final et la police avait fermé les routes tout autour de Belfast pour que les fans puissent faire la fête dans les rues. Je n'avais jamais vu ça de ma vie. Deux jours plus tard, on est allés en Finlande pour le dernier match des éliminatoires qui a validé notre première place du groupe. »

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Depuis, cinq matches amicaux bien négociés ont permis aux Nord-Irlandais de battre un nouveau record de matches consécutifs sans défaite (12). Leur dernière défaite ? Elle remonte au 25 mars 2015 face à l'Écosse (1-0). 25e du classement FIFA - le meilleur rang de toute son histoire - avant d'attaquer l'Euro, la "Norn Iron" devance des nations comme la Pologne, la Russie, la Tchéquie, la Suède, l'Albanie, l'Irlande, l'Islande ou le pays de Galles et pointent juste derrière la Slovaquie (24e), la Roumanie (22), la Hongrie (20), l'Ukraine (19)… Et la France (17). Vous avez dit petit poucet ?

« C'est une réussite incroyable, le pays entier a retrouvé une unité à travers le foot, ce qui n'était pas arrivé depuis de très nombreuses années ». Ross McKenzie, jeune "business student" de 21 ans, a vécu cette renaissance de la sélection depuis les premières loges. Installé à Cookstown, ville du comté de Tyrone abritant 10 000 âmes, son frère est allé à l'école avec l'un des internationaux, Stuart Dallas, qui a même vécu à côté de chez eux. Fan de Manchester United, il assiste régulièrement aux matches de la GAWA. Pour lui, les choses sont claires : « Je vais au stade depuis presque douze ans. On a déjà été proches d'une qualification mais honnêtement, on n'a jamais aussi bien joué que pendant ces éliminatoires. Mon père était à Wembley quand le pays s'est qualifié pour la Coupe du monde 1986 et il était avec moi, trente ans plus tard, quand on a validé notre ticket pour l'Euro 2016. On a cru pendant plusieurs campagnes qualificatives qu'on pouvait le faire mais ça a foiré. Il y a quelque chose autour de l'équipe actuelle, ils s'entendent parfaitement et font le job sur le terrain. Dès qu'on a vu le tirage du groupe, on savait qu'on avait une chance d'aller en France. »

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Les yeux plissés, les joues rouges, Michael O'Neill trimbale son élégant costume le long des lignes de touche depuis maintenant 10 ans. Dix années qui l'ont vu squatter les bancs de Brechin City (Écosse), des Shamrock Rovers (Irlande) et, depuis 2011, de la sélection nationale. Quelques années pas si lointaines en arrière, voir débarquer un coach catholique à la tête d'un pays à majorité protestante aurait relevé de l'hérésie. Aujourd'hui à en croire les fans, il incarne la renaissance footballistique de l'Irlande du Nord. Preuve en est depuis octobre, il accumule les récompenses (sacré coach de l'année par la BBC notamment).

Michael O'Neill porté en triomphe par ses joueurs après la victoire face à la Grèce synonyme de qualification. Photo Reuters.

Pourtant, dire que tout n'avait pas bien commencé à son arrivée à la tête de la Green & White Army relève de l'euphémisme. Défaite 3-0 et 6-0 pour ses deux premiers matchs officiels, l'équipe sombre pour atteindre, en septembre 2012, la 129e place du classement FIFA. Le pire classement de son histoire. Logiquement, les Vert et Blanc sont privés de Mondial brésilien deux ans plus tard. Mais dans l'ombre, O'Neill s'active pour trouver du sang neuf et affûte ses arguments pour préparer le prochain grand objectif : l'Euro 2016. Comment? En laissant tomber le masque. Conscient de ne pas avoir accompli tout ce qu'il aurait voulu accomplir en tant que joueur, O'Neill se sert de cette frustration pour atteindre ses hommes. Avec une sincérité rare. « Je ne sais pas pourquoi ça n'a pas aussi bien marché pour moi lorsque j'étais sur le terrain confiera-t-il au Belfast Telegraph. J'avais l'impression que je n'avais pas réalisé ce que je m'étais fixé, que je n'avais jamais atteint le niveau qui aurait pu être le mien. Ces sentiments sont quelque chose qui me guide en tant que manager. Je veux être le meilleur possible et je veux que les joueurs nord-irlandais réalisent le potentiel qu'ils ont et prennent conscience qu'ils peuvent en tirer profit au maximum pour leurs carrières. »

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Les Nord-Irlandais, unis, sont présents en masse en France.

« Michael est un manager fantastique confesse, ému, Peter. On était en train de couler avec Nigel Worthington. On n'allait nulle part en pratiquant un jeu défensif et ennuyeux. Tous les supporters étaient heureux de voir Michael arriver. Il avait mené les Shamrock Rovers en phase de poules de l'Europa League, ce qui est déjà un exploit. Avec lui, l'équipe jouait mieux, pratiquait un foot offensif… C'était juste une question de temps avant que les choses marchent. Et c'est ce qui se passe actuellement. Il a appris aux joueurs à croire en eux. Après le match contre la Biélorussie (le 27 mai dernier), il a fait un discours en expliquant à quel point il était fier de construire une équipe représentative de chaque communauté. Il est le premier manager à avoir stoppé l'hémorragie de joueurs nés en Irlande du Nord et qui partent jouer pour la République d'Irlande pour être compétitifs. Ça, c'est parce que les joueurs catholiques veulent jouer pour lui. Ils savent que c'est un top manager. » Jordan se rappelle de l'ancien international Neil Lennon, catholique, qui avait reçu des menaces de la part de ses propres supporters. « Aujourd'hui, la popularité de Michael O'Neill montre à quel point le pays est allé de l'avant. C'est un mec très populaire chez les protestants comme chez les catholiques ». « On est resté plus de 500 jours invaincus, ajoute Michael. 500 jours, vous vous rendez compte ? C'est un héros pour nous tous et il le restera toujours. »

Mais que peuvent véritablement espérer les Nord-Irlandais dans la compétition ? Une place pour les 1/8es de finale pour le gardien de but McGovern, voire mieux. Mieux ? "Faire une Leicester".

Les cotes des bookmakers, estimés à 500 contre 1, rappellent celle du champion d'Angleterre avant le début de l'exercice 2015-2016. Les plus avides de coïncidences douteuses diront que c'est une victoire 2-0 de la GAWA face aux Grecs en octobre 2014 qui a précipité la chute de Claudio Ranieri. Il rebondira chez les Foxes, avec le succès que l'on sait. Le Tinkerman peut remercier les Nord-Irlandais. Qui attendent donc que la roue tourne… Si l'équipe est promise au purgatoire, elle a déjà réussi l'exploit de terminer en tête de son groupe lors des éliminatoires quand le voisin irlandais se tapait les barrages. Un exploit qui devra sûrement en appeler d'autres pour continuer dans la compétition. Mais pour les fans de la Norn Iron, l'essentiel est déjà là. C'est avec tout le poids de trente ans d'insuccès que la sélection est parvenue à se hisser en France.

À Blythe Street comme dans beaucoup de rues de Belfast, la légende George Best orne les murs de la capitale.

Dans leur groupe C, l'ogre allemand est intouchable et les Nord-Irlandais se sont inclinés face à la Pologne (0-1). Il faudra gagner contre l'Ukraine ce jeudi pour continuer à y croire. « Pour avoir regardé un ou deux matchs de l'Ukraine, une victoire est possible. Difficile mais possible. Restera plus qu'à préserver la différence de buts contre l'Allemagne. Mais s'ils sont déjà qualifiés, on peut peut-être gratter quelque chose. » Peter n'est pas le seul à faire ses pronostics. Michael aussi y croit. « Je sens qu'on peut être dans les 16 derniers. Ce serait fantastique. La plupart des gens nous voient déjà dehors mais notre collectif sera la clé. Un mec comme Steven Davis est très sous-estimé. Il sait tirer tout le monde vers le haut. »

« Cela fait trente ans qu'on parle des joueurs qui étaient aux Coupes du monde de 1982 et 1986, rappelait il y a peu coach O'Neill au Belfast Telegraph. Moi, j'espère que dans trente ans, on parlera encore de ceux qui ont été à l'Euro 2016. » De quoi pousser les siens à tout donner et "oser rêver" ("Dare To Dream"), nouveau crédo promu par l'IFA.