De la difficulté d'être transgenre dans une petite ville
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Société

De la difficulté d'être transgenre dans une petite ville

Amond Paul n’a eu aucun mal à faire comprendre a ses enfants qu’il était transgenre – mais il en était tout autre pour ses voisins.

Cet article a été initialement publié sur VICE Canada .

Amond Paul est un père célibataire qui élève ses deux petites filles tout seul. Il décrit sa vision de la paternité comme proche de celle des personnages de séries des années 1990, tels que Tony Micelli ou Danny Tanner. Il cuisine les repas à partir des légumes de son jardin, qu'il a planté derrière une petite palissade avec son ex-mari. La dernière fois que j'ai interviewé Amond, c'était en 2011, alors que je travaillais pour une association artistique. Amond tenait un atelier créatif à destination des enfants. À l'époque, nous avions tous les deux les cheveux longs et un tas de secrets.

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Aujourd'hui, nous sommes assis dans sa maison au nord de Fredericton, dans le Nouveau-Brunswick. Fredericton n'est pas vraiment une ville rurale – mais elle compte moins de 55 000 habitants et n'est pas spécialement ouverte sur les droits des LGBTQ. Le sol de la maison familiale est recouvert de paniers, d'animaux en peluche, de puzzles et de jouets en tout genre. Amond est un artiste textile et je ne peux m'empêcher d'admirer une poupée à moitié finie, mi-licorne mi-humaine, posée sur le haut d'une étagère. Alors que je m'apprête à enregistrer notre conversation sur mon téléphone, Amond s'excuse et part réchauffer le biberon de sa fille cadette, River, âgée de 18 mois. Elle fait ses dents – une épreuve douloureuse pour n'importe quel bébé, mais encore plus pour elle, qui vient de subir une chirurgie réparatrice pour une fente palatine. River est atteinte de trisomie 21. Elle est née avec un bec-de-lièvre, une fente palatine et une malformation au cœur. Elle ne peut pas marcher à cause d'une hypotonie, mais ses yeux suivent son père en permanence. Il lui arrive parfois de ramper jusqu'à la fontaine dissimulée derrière les plantes, et de se bercer d'avant en arrière en écoutant les bruits de cascade qu'elle diffuse.

Amond revient et relève River pour lui donner à manger. Alors que je commence à lui poser des questions sur sa vie de père transgenre, son autre fille – L., âgée de six ans – s'avance dans la pièce sur la pointe des pieds.

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« Papa ? », demande-t-elle. Tu peux mettre Angry Birds sur l'ordinateur ? »

Les interruptions sont tellement régulières que j'en oublie presque que je suis ici pour écrire un article sur le thème de la différence. Peut-être que ce n'est pas la véritable raison de ma présence. En tant que personne transgenre, j'ai souvent l'impression de vivre dans deux univers différents, au sein d'un seul et même monde. Je suis libre d'être moi-même quand je rencontre des gens pour la première fois. Mais les choses sont différentes avec ceux qui m'ont connu avant ma transition – une partie de mon ancien moi est toujours présente dans nos échanges. Ils ne peuvent pas l'oublier. Il est plus facile d'apprendre que de désapprendre, me dis-je souvent pour justifier ce manque de considération. Mais lorsque vous vous révélez en tant que transgenre avec des enfants en bas âge, l'apprentissage et le désapprentissage s'entremêlent. C'est pour cette raison que je voulais rencontrer Amond et ses enfants.

Le biberon de River a un petit tube rattaché à la tétine, afin qu'elle puisse boire plus facilement. Alors qu'il se rend vers sa cuisine, Amond s'excuse pour la vaisselle sale, réchauffe un second biberon et commence à évoquer son enfance. Il est né et a été élevé dans la région sud-ouest de l'Ontario, aux abords de la rivière Thames. Amond est allé à l'école catholique, même s'il n'y avait que son père qui était fermement religieux. Au vu des récentes affirmations du pape François sur les personnes transgenres, j'image que leurs relations sont assez tendues.

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« Ils m'aiment, mais ils ne comprennent pas pourquoi je fais ça [ma transition] ».

Amond se considère comme un homme depuis son plus jeune âge, même s'il a souvent été identifié comme étant « sans genre » ou « genderfluide » pendant une bonne partie de sa vie adulte. Dans les années 1990, alors qu'il était majeur, il n'existait pas encore vraiment de noms pour qualifier les genres identitaires et sexuels. Néanmoins, il savait que sa relation au genre était complexe.

« Je ne serai jamais vraiment un queer. C'est comme si je n'en avais jamais été un. Ce que je veux dire, c'est que les personnes qui me connaissaient ont vu ma transformation en homme. En 2010, quand j'étais enceinte de mon premier enfant, ma doula se trouvait à mes côtés et se souvient de ce que j'ai dit : « Je sais que je suis enceinte, mais je me considère comme un homme''. Quand on est enceinte, on laisse parfois échapper des petites vérités. »

Amond place River dans un porte-bébé et accroche la sangle à sa poitrine. Alors que les biberons refroidissent sur la table, il évoque la douleur de vivre cette étape importante de sa vie sans le soutien de sa famille. Ces six derniers mois, il a demandé à sa famille d'utiliser des pronoms masculins pour le qualifier. Ils ne l'ont pas encore fait. Il y a quelques mois, Amond a fait légalement changer son nom. Ses proches lui ont fait savoir qu'ils n'étaient pas encore prêts à l'utiliser. Il a choisi « Amond », car c'était le prénom que sa mère aurait voulu lui donner s'il avait été un garçon à la naissance.

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« Pour moi, le choix de ce nom pourrait l'aider à se souvenir de l'époque où elle parlait à ce petit garçon, Amond Paul, lorsqu'elle était enceinte. Ça pourrait aussi aider mon père à se souvenir des instants passés dans la salle de bains où je faisais semblant de me raser à côté de lui. »

Je ne peux m'empêcher de me demander : s'agit-il vraiment d'un désapprentissage si nous avons toujours été comme ça ?

Lorsqu'elle était enceinte de River, il y a deux ans, Amond demandait qu'on l'appelle par des pronoms neutres.

« C'était pour moi un moyen de faciliter ma transition. Après la naissance de River, je prenais l'avion toutes les semaines pour aller à l'hôpital, et ce pendant cinq mois. Je ne voulais pas attirer l'attention sur moi, je voulais seulement que l'on s'occupe de ma fille, même si ma carte d'identité pouvait porter à confusion. »

Après des mois de soins, River était finalement prête pour sa chirurgie réparatrice de la fente palatine. Amond était aussi prêt à entamer sa transition pour enfin devenir un homme pour le reste de sa vie. Il se souvient de la difficulté d'adaptation pour le personnel de l'hôpital. Si les médecins de River n'avaient aucun problème avec la transition d'Amond, le personnel de l'hôpital faisait exprès de se tromper sur son genre. Ils lui ont posé de nombreuses questions inappropriées sur son habilité à enfanter. Ils refusaient de l'appeler par son nom, et prétextaient respecter une règle médicale qui les contraignait à s'adresser à une personne par le nom figurant sur son certificat de naissance.

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« J'avais déjà assez de problèmes à l'hôpital avec la maladie de River, m'explique Amond. Toutes les personnes transphobes que j'ai rencontrées essayaient de m'éloigner de ma fille, alors que j'essayais seulement de prendre soin d'elle. »

Pour Amond, le fait que des gens se soient montrés réticents à accepter son identité est dû à notre vision du rôle paternel dans la société.

« Quand je suis tout seul, je redeviens souvent moi-même [un homme]. Quand je suis avec mes enfants, je suis une mère et une madame. Ça veut dire que la société pense que les hommes sont incapables d'élever physiquement un enfant. »

S'occuper d'enfants en bas âge demande un véritable effort physique – plus particulièrement pour Amond, sachant que River ne peut pas marcher. Il peut avoir besoin de la transporter à tout moment. Ainsi, Amond a décidé de mettre ses envies de chirurgie entre parenthèses pour au moins deux ans. La dysphorie du genre est une bataille quotidienne pour Amond, mais il n'a pas de lieu sûr pour exprimer sa peine. La dysphorie du genre est souvent considérée comme une maladie mentale, mais il ne veut surtout pas qu'on l'utilise pour remettre en cause sa capacité à élever un enfant.

« J'ai arrêté de faire des recherches sur la chirurgie de réassignation génitale. Je suis toujours choqué quand je sors de ma douche et que je ne vois pas de pénis. C'est comme le symptôme du membre fantôme. Lorsque les filles dorment et que je suis seul dans mon lit, la dysphorie reprend toujours le dessus sur mes sentiments. Je n'ai pas vraiment de place assignée dans la société. »

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L'autre fille de Amond, L., a six ans. Elle s'est habillée en Power Rangers rouge pour Halloween et n'hésite pas à revêtir le costume de Batman quand elle en a l'occasion. Elle renverse souvent sa tête en arrière pour que River puisse s'amuser à tirer ses longs cheveux bruns. Elle passe aussi beaucoup de temps à inventer son propre langage, et à dessiner des arcs-en-ciel et des licornes.

Amond n'a eu aucun problème à osciller entre le rôle de père et de mère avec L. « Je n'ai jamais vraiment été une mère. Alors qu'elle n'avait que deux ou trois ans, elle me dessinait déjà avec une barbe. Je suis son papa, mais je n'ai jamais vraiment éloigné maman pour autant. Elle sait qu'elle peut m'appeler comme ça si elle le désire. Elle a l'air de comprendre que Maman est un homme et qu'elle l'a toujours été ».

Lorsque Amond s'est installé pour la première fois dans sa nouvelle maison, il a convié ses voisins à une petite soirée. À l'image de tout parent, il voulait que ses enfants soient bien intégrés. Alors que les voisins se trompait constamment sur le genre d'Amond, L., impénitente, les corrigeait et expliquait : Papa est un homme. L. a ensuite expliqué à un voisin quelque peu insistant que les hommes aussi pouvaient avoir des bébés, car l'identité sexuelle n'était pas physique mais mentale. Ce même voisin est venu voir Amond et lui a proposé d'emmener L. et sa famille dans un camp d'été pour chrétiens. Dès cet instant, Amond savait que ses relations avec ses voisins allaient être limitées.

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« Nous passons 90 % de notre temps avec des gens de confiance – le reste, c'est au petit bonheur la chance. Je m'inquiète, évidemment : Sur qui allons-nous tomber ? Est-ce qu'ils vont décrire River comme une ''attardée'' ? Est-ce qu'ils vont me traiter de pédé ? Est-ce qu'ils vont s'en prendre à ma fille ou lui dire qu'elle n'y connaît rien parce que les hommes ne peuvent pas enfanter ? Malgré tout ça, notre quotidien est incroyablement amusant et agréable, et je voudrais montrer ça au monde entier ».

Il entamera sa véritable transition vers l'âge de 35 ans, le moment idéal selon lui. Un emploi l'attend, il possède une maison et a le soutien du père biologique de ses enfants. Il aimerait aider les autres transgenres à ne plus subir toute cette pression environnante pour qu'ils se révèlent enfin, ou n'aient pas honte de rester dans leur position. Il a récemment commencé à partager son quotidien sur Instagram.

« Je veux rappeler aux gens – s'ils se sentent prêts, évidemment – qu'il n'y a aucun problème à faire sa transition aux côtés de ses enfants. Contrairement à ce que l'on dit, ils ne souffriront pas du tout de la situation. Ils vous aiment et veulent vivre ça avec vous. »

À la fin de notre rencontre, la petite tête de L. réapparaît dans le salon. Sur un mur, j'aperçois un poster coloré sur lequel on peut lire : Partage la joie, diffuse l'espoir. C'est exactement ce dont nous avons besoin. Nous ne devons pas apprendre ou désapprendre des choses.

« Papa, quand tu m'as dit que je pouvais avoir deux chamallows pour le dessert, tu voulais dire deux en plus, ou deux au total ? », demande L., avec le sourire malicieux d'une négociatrice chevronnée.

Amond lui répond sur le même ton. « Deux au total. »