« Y'a d'la moussette ! », hurlent aux chalands les panneaux du stand d'Arnaud Le Bailly. Ce matin-là, sur le petit marché de Périers, en Normandie, le ciel de la Manche est gris et l'air est froid.
Mais rien qui puisse décourager des Normands de profiter de cette promenade dominicale. Une vingtaine d'étals s'alignent là : des maraîchers, un boucher, des saucisses-frites qui grillent sur plaque, quelques vêtements sans intérêt – comme une carte postale de la France éternelle, équivalent en Hexagone de la Vietnamienne en chapeau tressé accroupie dans une rizière.
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Pourtant, malgré cet état de stase grisant, l'évènement est incontestable. En plus de celui d'Arnaud Le Bailly, au moins quatre autres stands font eux aussi la promotion de la moussette, à grand renfort de panneaux et de voix tonitruantes.
Dans le coin, ce crabe méconnu occupe une place particulière dans le cœur des gens. Partout ailleurs en France, on ignore de quoi il s'agit exactement : avec sa grosse carapace ronde et molle, ses huit pattes et ses deux minuscules pinces, le crustacé entretient un certain mystère. Pour la version officielle, c'est une espèce à part entière. Une sorte de crabe endémique du littoral sud du Cotentin – une variable rare de l'araignée de mer. Mais il n'en est rien : la moussette n'en est en fait qu'une espèce de crabe juvénile qui a la particularité d'avoir la première patte plus longue que celle portant la pince.
Ce crabe – que l'on pêche alors qu'il ne s'est encore jamais reproduit – ne se trouve sous cette forme que dans quelques zones littorales bien particulières, essentiellement aux alentours de la fosse des Casquets. On en trouverait aussi un peu dans la baie de Saint-Malo. Des endroits où, justement, il vient s'encanailler. Cruel destin que celui d'être consommé alors que l'on partait consommer. Mais c'est ce qui fait tout son intérêt gustatif.La chair est plus tendre, plus gouteuse et moins sèche que le tourteau ou l'araignée de mer. C'est presque sucré. Certains de mes clients préfèrent la moussette au homard.
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«La carapace est encore molle, regardez ! », Arnaud Le Bailly ramasse délicatement l'un des crustacés, le retourne et du pouce appuie délicatement sur le ventre de la bête qui s'enfonce un peu. Le mot carapace fait à peine sens. « La chair est plus tendre, plus gouteuse et moins sèche que le tourteau ou l'araignée de mer. C'est presque sucré. Certains de mes clients préfèrent la moussette au homard », lance Arnaud Le Bailly. Pour Guillaume, un acheteur matinal, cela ne fait aucun doute : « Pour moi c'est le top du crabe. Franchement, c'est meilleur que tout le reste. » La gueule ovale, barrée par un large sourire, il a l'air ravi de pouvoir parler de la moussette, il en a mangé toute sa vie : « J'ai dû commencer à deux ou trois ans et maintenant j'en ai 35. Mon père me les épluchait et je fais pareil pour mon neveu. »
Ce qui fait de la moussette un tel évènement pour les Manchots (ou Manchois, selon les avis), c'est surtout sa rareté. Avec une saison annuelle unique allant de mars/avril à mai, une pêche ultra localisée et des stocks très limités, il faut se dépêcher pour en avoir. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle vous n'avez jamais entendu parler de ce précieux crustacé : les Normands, et en particulier les Manchots, mangent tout. Rien ne sort de la région ou presque – pas une moussette ne touche l'assiette d'un Parisien. Encore moins celle d'un Marseillais. « La nature ne produit pas assez, on vend tout ici, du coup rien ne part, raconte Arnaud Le Bailly avec la discrétion des gens de mer. On n'en trouve même pas à Rungis, il faut venir ici pour goûter de la moussette ».LIRE AUSSI : La tête dans le mollusque : 24 heures à la fête de la coquille Saint-Jacques
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Et afin de pouvoir continuer à se repaître de leur petit secret, les pêcheurs de moussette suivent quelques règles précises malgré l'absence de quotas. « On pêche au casier et seuls les plus fortes y rentrent puisqu'elles doivent se battre pour aller chercher la nourriture à l'intérieur. Ensuite, on relâche tous ceux dont le corps fait moins de 12 centimètres et enfin, on relâche toutes les femelles. Elles sont pleines d'oeufs et il faut qu'elles pondent. Là, vous voyez, on en a qu'une sur l'étal et c'est parce qu'elle a été oubliée », explique Arnaud Le Bailly. Malgré cela, comme le reste des espèces maritimes, la moussette se fait de plus en plus rare : « Il y en a clairement de moins en moins chaque année, précise Isabelle, la femme d'Arnaud, dont les parents tenaient le GAEC (Groupement Agricole d'Exploitation en Commun) avant qu'elle le reprenne avec son mari. Les populations diminuent parce que certains pêcheurs ne relâchent pas les femelles. »
Installée dans la zone conchylicole de Granville, l'exploitation d'Arnaud Le Bailly se trouve dans un hangar, au milieu de dizaines d'autres.
Partout aux alentours le même paysage de bateaux, de filets et de bassins où coquillages et crustacés prennent un dernier bain avant de devenir des fruits de mer. Au loin, les eaux reculent face au sable. L'enivrante odeur d'iode prend violemment le nez. Dans le hangar réservé à la moussette, on trouve un petit magasin de vente directe, une débisuceuse et d'autres machines aux noms et aux fonctions étranges.
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Quand ils évoquent la moussette, Isabelle et son fils Kylian (qui travaille aussi au GAEC) prennent des pincettes – on ne parle pas d'un produit comme les autres : « Quand elles arrivent, on les met dans un bassin où elles sont bien. Elles ne sont pas maltraitées, on les trie à la main. »
Ce rapport presque tendre se retrouve jusque dans le nom donné au crustacé. Un mot doux, qui glisse et sur lequel aucune consonne n'accroche : « Moussette », presque un surnom d'enfant.
Le GAEC ne vit pourtant pas de ça : « C'est juste un plus pour nous. C'est un truc de saison, comme les asperges », résume Kylian.***Comme tous les dimanches matin, Roger est le premier à se présenter au stand du poissonnier-écailler. 85 ans, solide de corps et d'esprit, une mère et une soeur tuées lors de la Seconde Guerre Mondiale dans les bombardements américains sur Caen, l'homme sort d'un moule qui n'existe plus.
Ancien contremaître – il est fier des deux millions quatre cents kilomètres qu'il a parcourus dans sa carrière –, Roger tient à ses petites habitudes. Ce matin-là pourtant, il ne vient pas pour le poisson dont son épouse Odile aime déjeuner le dimanche : ils reçoivent de la famille à déjeuner, alors ce sera de la moussette.
Car dans la famille, on consomme des moussettes depuis si longtemps que l'on ne se rappelle plus vraiment de sa première dégustation. Une seule certitude en fait : « Ce qui est sûr, c'est que sous l'Occupation, on n'en mangeait pas. Bizarrement, pas de moussette sur les tickets de rationnement », balance papi Roger l'air goguenard. Et on le croit volontiers.
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Français et Normand dans la chair, si Roger est au centre de cet article, c'est parce qu'il résume à lui seul l'esprit qui entoure la consommation de la moussette. Comme le Alfred Lambert de Jonathan Franzen est rassuré sur le sens des choses par la solidité d'une poutrelle métallique, Roger l'est par l'amour du repas et de la nourriture simple. On parle d'un homme qui aime l'entrecôte « sans fioriture ni herbes de Provence ».Les laisser cuire 20 minutes après ébullition avant d'écumer et de mettre les crustacés à refroidir, si possible à l'extérieur – elles ne s'enfuiront plus.
Car vous aurez beau chercher, vous ne trouverez qu'une seule recette pour cuisiner l'animal : dans une casserole d'eau froide, mettre une moussette par personne et y ajouter deux cuillères à soupe de gros sel. Si vous les mettez dans l'eau chaude, elles risquent de se liquéfier. Selon certains, l'eau tiède permettrait d'endormir les animaux pour leur éviter de souffrir.
Couvrir la casserole et ajouter un objet lourd sur le couvercle pour éviter que les moussettes ne sortent quand l'eau chauffe. Les laisser cuire 20 minutes après ébullition avant d'écumer et de mettre les crustacés à refroidir, si possible à l'extérieur – elles ne s'enfuiront plus. Puis, servir froid ou tiède avec une mayonnaise maison (si possible celle de Mamie Odile), ou une vinaigrette, du pain et du beurre. « Et puis, ça se mange bien avec du blanc, du muscadet », conseille Isabelle Le Bailly.
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«Y'a peut-être des super cuistots pour les préparer autrement, mais nous, on a toujours fait comme ça et ça a été », assène Roger avec la force de l'homme qui ne changera plus et qui s'en félicite. Le geste sûr, il casse une patte à mains nues. Il ne reste qu'à l'imiter et à réaliser à quel point le plaisir est grand. Le casse-noix est presque inutile, la chair vient facilement. En bouche, la finesse est incontestable. Comme le fruité, la douceur et l'onctuosité. En fait, l'expérience est si agréable que la comparaison avec le homard tient pas mal la route. Pour tout dire, elle pourrait même la gagner grâce à la texture de sa chair. Et à 7 euros/kilo contre environ 28 euros/kilo pour le roi des plateaux de fruit de mer, c'est un plaisir plus grand encore.
Bon, la mollesse de la coquille n'empêche pas quelques projections mais c'est bien là le charme des crustacés. « C'est vrai que pour manger ça, on mange un peu comme des cochons », reconnaît Roger qui se délecte des parties de la moussette que sa femme, sa fille et son épouse laissent de côté. Je décide de le suivre sur ce terrain-là et bien m'en prends. La peau qui recouvre l'intérieur de la carcasse revêt une grande saveur, une variation particulière du reste de la chair. Et soyons honnêtes, les morceaux que la plupart ne veulent pas sont souvent les préférés des connaisseurs.
C'est peut-être là que réside le véritable plaisir de manger ce genre de spécialité ultra-locale, dans le fait de se laisser guider par ceux qui savent. Et d'oublier tout le reste.Jean-Baptiste voyage toujours le ventre plein, il est sur Twitter.