Quand j’étais plus jeune, lorsque je prenais le chemin des vacances avec ma famille, c’était toujours en voiture. Le traditionnel départ était invariablement marqué par une série de rituels qui restent imprimés dans ma mémoire – presque autant que mes vacances en Bresse. L’effervescence des préparatifs, le réveil en pleine nuit sur les conseils de Bison Futé, les engueulades de dernières minutes à l’occasion du chargement. Et puis, après cela, le moteur qui s’enclenche – enfin. Les départementales sinueuses qui se déploient en direction de l’autoroute, parcourue d’une traite jusqu’à ce que la voiture ralentisse et que mon père présente à une main sortie d’une cabine le précieux ticket et quelques pièces. Cette mystérieuse main ouvrait alors la barrière et nous signifiait que nos vacances pouvaient enfin débuter.
Au fil du temps, ces cerbères de l’A7 se sont raréfiés, laissant place à des bornes automatisées. Aujourd’hui, sur la partie du réseau autoroutier gérée par Vinci, ils ont même complètement disparu. Claude Amoulric a connu cette évolution radicale. Il a passé une grande partie de sa vie sur les péages de Provence. Jusqu’en 2010, il ouvrait encore la barrière de sortie de l’Autoroute du soleil dans la monumentale gare de péage de Lançon-Provence. Je l’ai rencontré sur son lieu de travail, à Orange, où il bosse désormais comme télé-assistant – à l’image de la plupart des anciens péagistes. Aujourd’hui, il est l’une des voix qui vous viennent en aide lorsque la barrière reste close et que le chauffeur de la voiture qui vous succède se met à vous insulter. Lors de sa pause-café, nous avons discuté de sa vie dans les péages, de nudisme au volant et de métaphysique autoroutière.
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VICE : Bonjour Claude. Pouvez-vous nous dire à quoi ressemblait votre travail sur le péage ?
Claude Amoulric : J’ai commencé ma carrière de receveur dans un système ouvert, c’est-à-dire sur une partie d’autoroute à tarif unique. À l’époque, on faisait les trois-huit. J’étais donc amené à travailler de jour comme de nuit. Je prenais mon poste, on me donnait un fonds de caisse et la journée commençait.
En cabine on disposait de six boutons correspondant à six catégories de véhicules, d’un monnayeur et d’un tiroir-caisse. On encaissait les clients, on ouvrait la barrière et quand la caisse était pleine quelqu’un venait la vider. Ça se limitait à ça.
Ce n’était pas trop ennuyeux ?
Je n’ai jamais ressenti de l’ennui ou de la lassitude. C’était notre boulot, on l’acceptait comme tel. Et puis on se sentait chez nous, c’était notre univers. Dans les moments de calme, je pouvais écouter la radio, lire un livre ou faire des mots croisés pour passer le temps. Parfois, certains habitués restaient discuter pendant quelques minutes tandis que d’autres changeaient de voie simplement pour venir me parler.
En réalité, je n’étais jamais seul. Des interphones et des téléphones me permettaient de communiquer avec les collègues. J’avais mon réseau d’amis à l’intérieur du réseau autoroutier.
Vous avez travaillé sur la barrière de Lançon-Provence, l’une des plus importantes gares de péage d’Europe. Qu’est-ce que ça fait d’être plongé toute la journée au beau milieu du trafic ?
C’est un endroit hostile. Je ne sais pas si vous êtes déjà resté sur une barrière de péage pendant plusieurs heures, mais c’est assez dur. Au bout d’une demi-heure, votre chemise est toute pourrie et votre nez calciné. En été on étouffe, en hiver on gèle. De plus, malgré les extracteurs d’air présents dans les cabines, celles-ci sentent vraiment le chacal à la fin de la journée.
Quel était le moment de la journée le plus « facile » à vivre ?
La nuit et tôt le matin. Je trouve les gens plus détendus durant ces plages horaires – un peu comme si la fatigue prenait le pas sur leur agressivité. Après, il y a toujours quelques fêtards qui rentrent complètement torchés. Ceux-là, on les reconnaît vite parce qu’ils se bavent dessus et n’arrivent pas à aligner deux mots. On leur conseille parfois de s’arrêter quelques minutes pour se reposer mais on les laisse toujours passer. Notre travail, c’est de faire passer les gens.
Ça peut paraître étrange mais, à mon sens, l’autoroute a toujours été à l’image de la vie. Prendre le ticket d’entrée est un acte de naissance, le parcours représente la vie et la sortie, c’est-à-dire le paiement, une forme de mort.
Y a-t-il eu des moments qui vous ont particulièrement marqué durant toutes ces années ?
Il m’est arrivé de croiser des personnes célèbres ou des politiques. J’ai vu Jean-Marie Le Pen, un jour. Des chanteurs aussi – Johnny Halliday, Annie Cordy ou encore Patrick Bruel, qui tournait dans le Sud.
Il est comment Jean-Marie Le Pen à une barrière de péage ?
Borgne, comme toujours. À l’époque, il portait encore un bandeau sur l’œil, on le repérait de loin. Il ne conduisait pas, donc je n’ai pas eu directement affaire à lui.
On croise de tout sur l’autoroute, dont pas mal de gens bizarres. J’ai toujours été frappé par le nombre de personnes qui conduisaient nues et qui arrivaient au péage en toute décontraction.
J’imagine tout à fait la surprise. Sinon, quels ont été vos plus mauvais souvenirs ?
Un matin, aux alentours de cinq heures, une BMW noire a débarqué au péage avec quatre passagers à l’intérieur. Ils portaient tous des masques blancs. Le conducteur a ouvert sa vitre et j’ai aperçu un flingue sur ses genoux. J’allais les laisser passer lorsque le mec m’a tendu l’appoint. J’ai appris ensuite qu’un braquage avait eu lieu à Valence et que les suspects se dirigeaient vers le sud – donc vers moi.
Une autre fois, en fin de poste, un routier a pointé un flingue sous mon nez en me demandant la caisse. Je n’ai pas réfléchi et je lui ai tendu le monnayeur. Ce type a alors éclaté de rire en m’expliquant que c’était une blague. Je lui ai répondu que je ne trouvais pas ça très marrant et le gars est reparti en déclarant que je n’avais pas le sens de l’humour. Ça m’a vexé – je pense être quelqu’un de plutôt drôle.
Vous avez été au contact de plusieurs générations d’automobilistes. Avez-vous remarqué une évolution notable dans leurs comportements ?
Globalement, je constate que les gens veulent aller plus vite et perdre le moins de temps possible – ce qui les rend plus nerveux. J’imagine que c’est une attitude généralisée au sein de la société. Et puis, sur l’autoroute, on est là pour aller vite. Mon boulot consiste d’ailleurs à faire passer les usagers le plus rapidement possible.
Comment avez-vous vécu l’automatisation progressive des barrières de péage et votre reconversion dans la téléassistance ?
Je pense qu’il faut évoluer avec son temps. Pour ma part, j’étais conscient de l’évolution du métier et de la disparition progressive du poste de receveur. J’ai décidé d’anticiper et de ne pas rater le coche. Quand j’ai appris que le site de téléassistance d’Orange allait être créé, je n’ai pas hésité – je me suis porté volontaire.
Ne craignez-vous pas que votre poste actuel soit à son tour automatisé ?
Je pense qu’une présence humaine sera toujours nécessaire et je ne suis pas inquiet de ce côté-là. Le boulot se reportera sur d’autres choses. La machine a libéré toute la partie de notre travail qui consistait à encaisser les clients. Désormais, nous répondons directement à leurs questions et intervenons pour régler leur problème. Il ne faut pas avoir peur de cette évolution – c’est peut-être facile à dire pour moi car je suis en fin de carrière, mais je le pense aussi pour mes collègues plus jeunes.
Dans quelle mesure votre nouveau poste a changé votre vision de l’autoroute ?
Ça peut paraître étrange mais, à mon sens, l’autoroute a toujours été à l’image de la vie. Prendre le ticket d’entrée est un acte de naissance, le parcours représente la vie et la sortie, c’est-à-dire le paiement, une forme de mort. C’est ce que je ressentais à l’époque et c’est ce que je ressens toujours aujourd’hui.
En cabine, je rencontrais donc des personnes au crépuscule de leur vie. Mais je n’étais pas triste pour autant, car il y a toujours une renaissance : tout le monde reprend un ticket un jour ou l’autre. Aujourd’hui, depuis mon écran, j’assiste aussi bien à l’entrée des clients qu’à leur sortie. J’ai élargi ma vision de la vie, quelque part.
Je vois. Merci Claude.