Quand des féministes s’en prennent aux prostituées de Seraing

Rue Marnix

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Suite à la plainte déposée par le Conseil des Femmes Francophones de Belgique, l’Eros Center de Seraing ne verra pas le jour. Une victoire pour ces abolitionnistes et un coup dur pour les prostituées de la rue Marnix dont l’avenir, très incertain, se jouera lors d’un prochain conseil communal. Rencontre avec les personnes de premier plan sur fond de quartiers industriels sinistrés.

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Le principal argument avancé par le CFFB au juge d’instruction ? L’article 380 du code pénal. Il punit ceux qui contribuent à la débauche et à la prostitution. En d’autres termes, mettre sur pied un Eros Center qui encadre celle-ci irait à l’encontre de la loi. Dans le combat idéologique que livre le CFFB, les premières victimes pourraient précisément être celles que le CFFB entend protéger. Quitte à faire un amalgame entre la traite des êtres humains et la prostitution librement consentie.

L’Eros Center, d’un coût estimé à huit millions d’euros, était l’initiative de l’ancien bourgmestre socialiste Alain Mathot. Son but était d’encadrer la prostitution dans la commune et de remplacer une rue Marnix vouée à l’abandon. Un bâtiment de 2000m² avec 34 chambres, un bureau médical, un poste de police, des locaux de détente, un parking ainsi qu’un jardin intérieur de 350 mètres² pour le personnel. L’activité devait être dissimulée aux usagers de la voirie par un système de brise-vue. Si cette solution ne convenait certes pas à toutes les travailleuses du sexe (ndlr : seules les personnes déclarées comme indépendantes auraient pu y exercer), elle aurait facilité le quotidien de beaucoup d’entre elles ainsi que l’a rappelé UTSOPI (Union des Travailleuses et Travailleurs du Sexe organisé(e) s pour l’Indépendance) dans un récent communiqué de presse.

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Dominique Silvestre est intervenante sociale chez Icar Wallonie, une association de soutien et d’accompagnement pour les prostituées et leurs proches : « Notre plus grande crainte c’est que la rue soit fermée sans autre alternative. Avec l’Eros Center, elle aurait progressivement fermé. On espère que les autorités vont la préserver. Aujourd’hui, on est dans le flou. Le CFFB est arrivé à faire bloquer le projet sans aucune proposition pour les prostituées. Une grande majorité de femmes ici ne sont ni des victimes ni des personnes précaires qui travaillent dans des conditions indécentes. Certes les maisons sont vétustes mais des salons sont aux normes et propres. Il est vrai que certains propriétaires n’ont plus investi dans leur bien parce que l’Eros Center devait ouvrir. C’est peut-être l’opportunité pour que le nécessaire soit fait. On espère pouvoir continuer. Chacun émet son jugement mais ces femmes sont en règle avec la police des mœurs. »

« Le CFFB est arrivé à faire bloquer le projet sans aucune proposition pour les prostituées ».

Un médecin, présent deux fois par mois dans les locaux d’Icar Wallonie, arrive pendant l’interview. Sa permanence médicale est très attendue par les femmes de la rue Marnix. Dominique l’accueille et poursuit : « Quand j’entends certaines féministes prétendre que ces femmes sont livrées à elles-mêmes, sans suivi et que les infections sexuellement transmissibles augmenteraient, c’est non. Leur corps, c’est leur outil de travail. Elles en prennent doublement soin. C’est leur moyen de vivre comme tout le monde, d’entretenir leurs enfants. Certaines vivent mieux que d’autres. Il y a autant de situations que de prostituées. On ne peut pas les résumer à un seul modèle. Elles viennent chez nous pour parler, boire un café, mais aussi pour les démarches administratives dans lesquelles je les accompagne. De plus en plus de femmes se déclarent comme indépendantes à cause des contrôles. »

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Carine travaille dans l’une des vitrines depuis une dizaine d’années et n’a jamais rencontré la moindre représentante du CFFB. « Je pense que ces femmes ont une vision un peu particulière de la prostitution. Beaucoup d’hommes viennent ici. Je crois donc que notre métier est essentiel. Et qu’il ne disparaîtra jamais même si on essaie de le cacher. Le rendre invisible, c’est augmenter les risques de traite des êtres humains. » Elle rit à l’évocation des huit millions qu’aurait coûté l’Eros Center et, avec un certain bon sens, propose des solutions : « Il suffirait de mettre un peu d’ordre, de s’occuper de la propreté dans la rue. Les visiteurs n’ont pas d’endroit où jeter leurs déchets comme les canettes ou paquets de cigarettes. Alors ils s’en débarrassent à même le sol. Mettre une caméra et de l’éclairage aussi. Parce que depuis la fermeture des usines, une fois la nuit tombée il fait vraiment très sombre. On pourrait s’en sortir à moindres frais. Ce sont des choses très simples. Une petite antenne de police ici ne coûterait pas une fortune. »

« Je crois donc que notre métier est essentiel. Et qu’il ne disparaîtra jamais même si on essaie de le cacher. Le rendre invisible, c’est augmenter les risques de traite des êtres humains. »

Si la rue est continuellement sale, Dominique l’explique aussi par les nombreux dépôts clandestins : « Des personnes extérieures au quartier contribuent à son image glauque, insalubre et insécurisée. » Pour égayer les murs face aux salons et faire un peu de bien aux filles, Icar Wallonie a donc fait appel à des graffeurs. Les dessins représentent des figures féminines fortes de la culture hip-hop. Comme Carine, Dominique a connu les lieux pendant que l’usine Arcelor fonctionnait. « L’ambiance était différente. Aujourd’hui, le quartier est dédié aux vitrines. Il n’y a pas de commerces, d’écoles ou de maisons d’habitation. Celui qui vient ici sait à quoi s’attendre. »

Alessandra a quitté Liège il y a huit ans, peu avant la fermeture des salons alors que la construction d’un Eros Center, elle aussi abandonnée, avait été envisagée. Aujourd’hui il ne reste que sept ou huit bars dans la Rue Varin, près de la Gare des Guillemins. « J’ai rapidement retrouvé du travail dans la rue Marnix. Mais si la rue ferme, qu’est-ce qu’on va devenir ? Je suis indépendante et paie des cotisations. Pourquoi on enlèverait mon gagne-pain ? Je ferais quoi ? Je n’ai même pas droit au chômage. On vit comme tout le monde. On a des enfants. On est en couples. Il n’y a plus de macs. On travaille toutes pour nous. Mais si on ferme, la prostitution va se déplacer dans la rue et amener des réseaux. Il nous resterait la Villa Tinto d’Anvers qui ne pourrait pas toutes nous accueillir. On devrait se lever à 4 heures du matin et rentrer à 21 heures. Vous travaillez et vous dormez. C’est de l’esclavage. »

« La prostitution est vraiment rentrée dans les mœurs de la nouvelle génération. Les jeunes sont moins gênés. Ils savent ce qu’ils veulent. En boîte, ils ne draguent plus et font la fête. »

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L’endroit où reçoit Alessandra offre un certain confort (frigo, four à micro-ondes, vaisselle, etc.) en plus de répondre à certaines normes de sécurité (extincteur et panic button). « C’est sûr qu’il y aura toujours des problèmes comme partout – moi je n’en ai jamais eu – mais la prostitution de rue est plus dangereuse. Ici, on est entourées. On tisse des contacts avec les gens. On fait beaucoup de social. Les gens sont très respectueux. Je n’ai que des gens hyper sympas. Beaucoup de mes clients sont des réguliers. En plus la prostitution est vraiment rentrée dans les mœurs de la nouvelle génération. Les jeunes sont moins gênés. Ils savent ce qu’ils veulent. En boîte, ils ne draguent plus et font la fête. Puis ils se disent tiens ! On va passer rue Marnix. La nouvelle génération est comme ça. »

La conclusion d’Alessandra rappelle l’impossible dialogue entre abolitionnistes et travailleuses du sexe : « On ne va pas se laisser faire. On va essayer de regrouper le plus de filles et d’interpeller le bourgmestre. La majorité des filles sont indépendantes. Les soi-disant féministes du CFFB ne veulent pas de prostitution mais ce n’est pas possible. Qu’elles se le disent bien. Elles nous voient comme des filles misérables. Ce n’est pas le cas. »

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