Quand j’ai appris qu’il n’y aurait pas d’accusation contre mon agresseur

Quand je suis allée rencontrer la police la première fois pour dénoncer mon agresseur, ce n’était pas la police de mon quartier. C’était la police à la Place Versailles. Avant d’entrer dans leurs bureaux, il faut présenter une carte d’identité. J’ai donné ma carte d’assurance maladie expirée. J’ai pris l’ascenseur. Je portais une robe dans les teintes de beige et un maquillage léger. J’avais mis une bague avec une boucle, puis je l’ai retirée, parce que mon agresseur avait aimé cette bague, délicate et ornée de cristal Swarovsky.

Je ne voulais pas être nue dans la chambre de mes parents

J’ai tout raconté, quand il m’avait prise, dans la chambre de mes parents, la lumière du corridor, mes mains qui repoussaient les siennes. Si je ne voulais pas faire l’amour avec lui, c’était peut-être d’abord parce que je ne voulais pas être nue dans la chambre de mes parents, puis je ne voulais plus rien, ni sortir de la chambre ni y rester, je voulais qu’il parte, je voulais qu’il ne soit jamais venu me voir avec du cidre et des frites froides. J’avais les cheveux gras. Jamais je n’aurais dû accepter qu’il vienne, mais j’étais seule, au chalet de mes parents, devant une immense fenêtre qui n’avait pas de rideau.

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J’ai tout raconté aux policiers, j’ai pleuré aussi et j’ai décidé de laver mon visage, pour ne pas qu’à la caméra, mon visage ne soit capté que comme ça, comme celui d’une victime, avec un mascara pas waterproof. Je voulais, à la caméra, tout raconter, être forte et me souvenir de tout, de la dernière neige, des papiers et des bouteilles qu’il a ramassés, le lendemain, pour les mettre dans un grand sac et les apporter dans son automobile, pour que plus rien n’existe de ce qui s’était passé entre le 9 et 10 avril.

Se souvenir de tout sauf d’une nuit sans sommeil

Je réussissais à me souvenir de tout, de mes mains, mes mains qui ont toujours eu l’air plus vieilles que moi, quand j’avais 15 ans, je les montrais à ma mère et ma mère me disait que j’avais les mêmes mains que ma grand-mère. Ce soir-là, mes mains n’étaient pas juste vieilles, elles étaient faibles et inutiles, et il continuait à me prendre, de force, trainée de la chambre de mes parents à la mienne, je me souviens de la tapisserie rose à pois blancs, puis de la commode, contre laquelle j’étais appuyée quand il a joui.

Je le dis pour la première fois : je ne me souviens pas si j’ai dormi ce soir-là. Je me souviens de quel côté du lit je me suis couchée. Je me souviens de l’avoir regardé partir, le lendemain, et de ne pas l’avoir salué, je l’ai regardé, à la fenêtre, et je m’attendais à un pardon, mais il avait trop aimé pour croire qu’il devait s’excuser. Je l’avais quitté dix jours auparavant. Il m’a reprise, comme ça, de force. Je l’avais quitté et je n’étais pas morte, j’étais devant la fenêtre et je regardais les traces que sa voiture a laissées dans la dernière neige d’avril.

Après plus d’un an d’enquête

Les policiers affectés à mon dossier étaient empathiques, déterminés et ne jugeaient pas mes infidélités, mon cul filmé, photographié, lavé et sodomisé. Puis ils ont changé de dossier, et les autres policiers qui les ont remplacés étaient aussi empathiques, déterminés et professionnels. La procureure aussi. Un policier m’a téléphoné, à la suite du verdict de non-culpabilité de Jian Ghomeshi, il voulait s’assurer que je n’étais pas angoissée, que je voulais poursuivre ma démarche pour accuser mon agresseur, qui, lui aussi, était une personnalité plus ou moins connue dans les médias.

Après plus d’un an d’enquête, à lire tout ce qui se disait contre les victimes d’agressions sexuelles, à lire tout ce que les agresseurs devenaient, président du jury à Cannes, oscarisé ou élu à la tête d’un pays, j’ai été de nouveau contactée et invitée à me rendre au poste de police de la Place Versailles. Cette fois-ci je portais une longue jupe et un chandail noir en lainage, dont j’avais roulé les manches jusqu’aux coudes. J’écoutais les conversations autour de moi et j’ai remarqué les albums de coloriage, dans la salle d’attente. Avant de rejoindre une policière et une procureure, je pouvais dessiner des mandalas ou écrire à ma cousine que je ne sentais plus mes jambes.

Avoir honte, mais ne plus avoir peur

Dans une petite salle aménagée pour donner une impression de réconfort aux victimes, la procureure m’a annoncé qu’elle renonçait à poursuivre mon agresseur. Après plus d’un an d’enquête, je m’en doutais et je n’étais pas furieuse. J’étais triste et aussi soulagée. J’avais honte d’être soulagée, j’avais si honte, mais je ne faisais plus de cauchemars, et d’avoir répété si souvent tout ce que mon agresseur m’avait fait, de l’avoir répété et d’avoir été crue avait fait en sorte que je n’avais plus peur.

Il ne serait pas poursuivi, mais je n’avais plus peur et c’était suffisant, ça pourrait être suffisant. Les policiers et la procureure me l’avaient assuré, j’étais crue. Et c’était un sentiment incroyable, j’étais vidée d’avoir tout raconté, une fois, deux fois, sept fois, mais j’étais aussi vidée de la crainte d’être folle et prise au piège de n’être plus rien que ça, une victime. Je n’étais pas juste une victime. J’étais une fille qui s’était fait prendre de force au chalet de ses parents, même si elle avait les cheveux gras, j’étais une fille qui avait laissé un homme puis qui avait accepté de le revoir, j’étais une fille qui avait dit non et qui était crue. J’avais pleuré, mais je ne pleurerais peut-être plus.

Mes mains auront toujours l’air plus vieilles que moi. Les mains des autres victimes, je ne les connais pas. Je connais celles de mon agresseur. Elles étaient douces. Je connais aussi celles de ma procureure, qui m’a prise dans ses bras, contre son cœur et qui m’a écrit, le lendemain de notre dernière rencontre. Mon agresseur ne sera pas poursuivi. Je suis soulagée et honteuse d’être soulagée. Et je ne sais pas ce que les autres victimes ressentent, quand il est annoncé dans les journaux qu’il n’y aura pas d’accusation contre leur agresseur.

Quand j’étais seule avec mon agresseur au chalet de mes parents, j’aurais voulu lui parler de mes 15 ans. Quand j’avais 15 ans, j’attendais que mes parents me laissent seule. S’il neigeait, je mettais une robe noire, très longue et étroite, si étroite que j’avais de la difficulté à me déplacer. J’allais dehors, je restais parfois debout et j’avalais la neige. J’ai tenté des dizaines de fois de me trouver belle comme ça, froide, ou de mourir, comme ça, gelée, les cheveux noirs, la robe noire, seule, avec la neige à avaler. Je ne lui ai pas parlé de mes 15 ans. Et je n’avale plus de neige. Je n’ai plus peur de tout raconter.