« J’ai été pris comme pigiste pour ma spécialisation en politique. Je passe 95% de mon temps à faire du bâtonnage AFP, la météo, les points-routes et des faits divers parus dans la PQR (Presse quotidienne régionale N.D.L.R.). La ligne éditoriale est claire : faire ce que tout le monde fait », raconte un des journalistes interrogés par Sophie Eustache dans « Bâtonner, comment l’argent détruit le journalisme » aux Éditions Amsterdam. Le bâtonnage est devenu quasi obligatoire pour les rédactions généralistes web. Le principe : réécrire une dépêche fournie par une agence (l’Agence France Presse, Reuters ou encore Associated Press) en la remaniant légèrement si on a le temps. Ce qui explique le nombre d’articles publiés identiques entre différents médias, même d’opinions politiques opposées.
Pour Sophie Eustache, le coeur du problème réside dans le journalisme web. « C’est dans le web que le productivisme est le plus exacerbé. Le web c’est un puits sans fond, il n’y a pas de limitation de pages comme pour un journal ou de temps comme pour la radio ou la TV. On peut écrire autant d’articles qu’on veut et c’est même ça le but, écrire le plus d’articles possible. » Si cette pratique est si populaire, c’est qu’elle rapporte. Plus un média engrange des vues et des clics par articles, plus ses revenus publicitaires augmentent. Du moins en théorie, car paradoxalement les médias qui font de l’audience mais ferment leurs portes et licencient sont aujourd’hui monnaie courante.
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« Dans les plus grandes rédactions françaises trônent à présent plusieurs écrans pour diffuser en direct l’audience du média »
Les logiciels de calcul d’audience et de performance ont peu à peu gagné du terrain dans les rédactions, au point de largement empiéter sur le travail des journalistes. Dans les plus grandes rédactions françaises trônent à présent plusieurs écrans pour diffuser en direct l’audience du média. Bien souvent, il y est indiqué le nombre de visiteurs sur le site ainsi que les articles qui ont le plus de succès, les plus cliqués mais aussi ceux qui rapportent le moins de visiteurs. Une méthode terrifiante qui fait clairement comprendre aux journalistes l’importance de la rentabilité de leurs papiers. Ces logiciels calculent tout un tas de facteurs comme le taux de lecture – mais ce n’est pas ce qui est privilégié. Ce qu’il faut c’est que ça rapporte du flux.
Sophie Eustache se remémore un passage en CDD en presse professionnelle où cet écran était accroché devant la machine à café. De quoi alimenter les conversations et faire culpabiliser les journalistes de faire des pauses : « Les algorithmes des géants de l’internet, notamment Google, ont eu une influence sur l’économie des journaux au moment où ils se sont mis à numériser leurs supports. Les rédacteurs en chef ont très bien compris que pour être bien classé il fallait produire beaucoup et pour produire beaucoup il faut copier coller. »
« Ça crée du stress d’être gouverné par les chiffres et surtout d’être félicité par les rédacteurs en chef seulement quand ça marche, d’être reconnu quand Google est content »
Lorsqu’un journaliste a continuellement sous ses yeux le taux de clics de son média il est forcément poussé à en faire de même et privilégier des articles sur lesquels les lecteurs cliqueront en masse, plutôt que de rédiger des articles longs qui seront moins partagés mais peut-être lus en entier. Les journalistes interrogés par l’autrice lui ont confié leur frustration : « Ça crée du stress d’être gouverné par les chiffres et surtout d’être félicité par les rédacteurs en chef seulement quand ça marche, d’être reconnu quand Google est content. » La différence entre bâtonnage et article de fond exclusif au média ne se fait plus. Il faut de l’audience et de la rentabilité, l’inverse bien souvent du journalisme de fond qui prend son temps.
De plus en plus de médias assignent des journalistes uniquement à l’audience. Les articles deviennent des contenus. Dans son livre, Sophie Eustache s’est amusée à répertorier les pires offres d’emploi. L’une d’elle présente un pôle de plusieurs postes dédié à l’audience. “Rédacteur 1 : spécialiste curation, Rédacteur 2 : spécialiste des tops, Rédacteur 3 : spécialiste des diaporamas, Rédacteur 4 : spécialiste de l’insolite polémique etc…” Alors qu’un journaliste de titre papier passe au moins une journée en moyenne à la rédaction d’un article, un journaliste web y consacre en moyenne 30 minutes. Une pression à la production et à l’audience qui plane constamment au-dessus de la tête des rédacteurs.
Un ancien journaliste de La Tribune raconte : « Les pics d’audience étaient félicités et évoqués par la rédaction en chef, même s’il s’agissait d’une simple dépêche, dont le retitrage a plu à Google. Parfois, nous mettions à jour plusieurs fois un article, sans apporter d’informations importantes, en espérant le faire remonter dans Google Actualités. » Les rédactions web se retrouvent à part et relégué au bâtonnage de dépêches pour apporter de la visibilité, de l’audience et donc des revenus publicitaires aux médias.
« Payer pour avoir des dépêches AFP réécrites ou des articles qui ressemblent à ceux d’autres médias, donc qui se ressemblent tous ça n’a aucun sens »
Pour les médias disponibles gratuitement sur le web, la source de leurs revenus passe principalement par la publicité. Les lecteurs ne sont pas prêts à payer des abonnements mais encore moins pour un contenu “copier-coller”. « On peut payer si on sait qu’on va trouver une information qu’on ne trouve pas gratuitement ailleurs et qui n’est pas bâtonnée. Payer pour avoir des dépêches AFP réécrites ou des articles qui ressemblent à ceux d’autres médias, donc qui se ressemblent tous ça n’a aucun sens » affirme Sophie Eustache. La course à l’audience a signé l’arrêt de mort de la plupart des reportages exclusifs au web des grandes rédactions.
Les rubriques ont d’ailleurs totalement disparu des services web. L’Express a été l’une des dernières rédactions web a maintenir des spécialités à ses journalistes avant d’aussi céder à une uniformisation. Un productivisme qui a dépossédé les journalistes de leur expertise et fait clairement comprendre aux journalistes que leur expertise n’est pas, ou plus, nécessaire. Pourtant, pour faire de l’audience on s’imaginerait qu’il faut justement être original, se démarquer, avoir une ligne éditoriale et s’y tenir. Ce choix d’articles à tout va a-t-il vraiment un sens ? Selon Sophie Eustache si les médias ne font pas autre chose c’est par manque de temps, dû à la politique productiviste qui règne dans les rédactions. « Il y a toujours un chef qui court après les journalistes pour vérifier s’ils ont bien publié un papier sur tel ou tel sujet. Quand il faut faire huit articles par jour et qu’on a une demi-heure le plus rapide est quand même de copier coller ».
Dans les rédactions desk, “le journalisme de bureau”, la moyenne d’âge est jeune et le renouvellement très fréquent. Parmi les quelques CDI à travailler sur le bâtonnage de dépêches, la plupart sont des pigistes qui espèrent un jour pouvoir rédiger des reportages et aller sur le terrain. Peu se plaisent à cet exercice répétitif et particulièrement épuisant. La cadence de production est effrénée. « Les pigistes qui font du desk font une sorte de deal avec eux-même. Ils acceptent de faire l’alimentaire (le desk) pour faire des articles qui ont plus de sens mais qui ne permettent pas de vivre. » Des conditions de travail précaires qui en amènent plus d’un à quitter la profession seulement quelques années après leur entrée dans le journalisme.
« Las du journalisme “obsédé par les stats”, il a décidé de tout arrêter. Il est aujourd’hui fleuriste »
Sophie Eustache donne pour exemple de nombreux jeunes journalistes qui, dégoûté du métier, tirent un trait sur leur rêve. Ils sont de plus en plus nombreux à raccrocher. Une tendance qui se confirme depuis 2009 avec une baisse d’un peu plus de 6 % du nombre de cartes de presse délivrées. Mickaël, par exemple, est passé par les rédactions de Melty et le Journal des Femmes pour un salaire de 1900€ brut par mois. Las du journalisme “obsédé par les stats”, il a décidé de tout arrêter, du jour au lendemain. Il est aujourd’hui fleuriste. Certains tentent de s’accrocher au métier via le prestige social qu’apporte le journalisme. La famille ou les amis des journalistes estiment souvent ce métier qui, malgré sa mauvaise réputation, fascine toujours autant.
Entre les années d’études et les conditions de travail, le décalage est grand. Agathe, journaliste pigiste reporter d’images, arrive difficilement à vivre de son métier. Cette dernière est inscrite au planning d’une grande chaîne de télévision. Elle travaille donc sur différentes tranches horaires (pour la matinale, en journée, ou encore en soirée) et enchaîne parfois plusieurs piges sans avoir le minimum légal de 11h entre deux journées de travail. Elle se confie à l’autrice : « Dans ma tête, je ne me dis pas que je suis pauvre et précaire. Pour la simple et bonne raison que je me dis que j’ai fait 7 ans d’études alors je ne peux pas être dans cette situation-là. Alors que mon compte bancaire et ma façon de vivre – un repas par jour en ce moment- me disent exactement le contraire. » La différence entre le métier que les jeunes s’imaginent et ce qu’on leur propose une fois sortis d’école en fait déchanter plus d’un.
La production à la chaîne du desk interpelle sur l’avenir de cette tâche où la valeur ajoutée par le journaliste se fait de plus en plus rare. Des chercheurs prédisent d’ores et déjà le remplacement des deskeurs par des robots. Des machines qui sont déjà présentes dans les grandes rédactions françaises. En 2015, lors des élections municipales, le site du Monde a publié 36000 articles rédigés par des logiciels. Et cerise sur le gâteau, les articles écrits par les robots sont jugés plus objectifs et dignes de confiance que ceux écrits par des humains. Un chercheur en Suède, Chris Clerwall, a demandé à un groupe d’étudiants de juger de la qualité de textes réalisés par des journalistes et des robots. Quel que soit le sujet sur lequel portrait l’article, celui du robot était toujours considéré comme plus crédible et mieux informé que celui de l’homme.
Sophie Eustache livre un constat alarmant mais réaliste du métier de journaliste en 2020. « Je ne suis pas là pour donner une solution aux problèmes que rencontre aujourd’hui le journalisme. Mais je pense qu’il faut que les médias indépendants s’imposent dans le paysage médiatique actuel. Ces médias se font encore rares et étouffent financièrement. Travailler pour ce genre de médias c’est un dévouement de la part de pigistes engagés qui acceptent d’être peu payé. J’espère qu’il y aura des volontés politiques pour redistribuer des aides à la presse de manière plus juste. » Faire un travail de desk peu gratifiant mais qui permet de payer son loyer ou écrire des articles de fond pour une bouchée de pain ? Dur de choisir pour les 7 884 journalistes pigistes dans l’hexagone qui alimentent et font vivre les plus grands médias français.
Certains médias parviennent pourtant à nager à contre-courant. Le Monde a fait le choix de réduire drastiquement ses publications pour proposer plus d’articles de fond à ses lecteurs. Depuis 2018, le quotidien a réduit de 25% son nombre d’articles publiés. En accordant plus de temps à ses journalistes pour enquêter, Le Monde a réussi son pari et a gagné en audience alors que le nombre de publications a baissé. L’audience web a augmenté de 11%. Outre-Manche, cette stratégie a également fait ses preuves. Depuis 2016, le journal britannique The Guardian a aussi choisi de réduire la quantité d’articles de bâtonnage pour se consacrer au journalisme long format. Une décision qui a fait doubler leur audience. Preuve en est que la publication à outrance n’apporte pas forcément une meilleure audience. Cette alternative reste pour autant minoritaire. Il faut avoir un lectorat fidèle et un budget suffisant pour faire le pari du “vrai journalisme”. Les autres sont voués à rester dans cette course effrénée. À celui qui fera le plus de clics sur la même dépêche AFP.
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