Le cerveau est une machine à la mécanique fragile. Le stress, une mauvaise hygiène de vie ou encore l’usage de certaines drogues peuvent venir foutre en l’air l’équilibre fragile des neurotransmetteurs. Parmi les pathologies psychiques dont un cerveau humain peut être victime, quelque part entre anxiété et trouble psychiatrique, se trouve la déréalisation, souvent accompagnée d’un phénomène de dépersonnalisation. Pathologie existentialiste s’il en est, la déréalisation/dépersonnalisation est un état de suspension de la conscience qui a souvent été décrit dans les romans de Sartre ou d’Albert Camus au travers de personnages peu à peu détachés de la réalité humaine, et parallèlement prêts à en embrasser toute l’absurdité.
La déréalisation donne l’impression à l’individu touché qu’il vit dans un rêve, ou une simulation et se range dans la catégorie des troubles dissociatifs. En bref, être atteint de déréalisation, c’est avoir la vilaine sensation d’être à côté de ses pompes, jamais tout à fait réveillé, remettant en cause son idée du réel. Lors de la dépersonnalisation, c’est en revanche l’existence et l’appartenance de son propre corps que l’on remet en question : le corps devient étranger à l’individu. Ce qui peut, et on le comprend, être carrément flippant pour les personnes touchées.
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J’ai pour ma part découvert la déréalisation en 2014, lorsque j’ai traversé une phase de léger « décrochage » après avoir fumé un mauvais joint dans une période un peu stressante de ma vie. Après avoir recherché des symptômes comme « perte de notion du temps qui passe » et « impression de vivre dans un rêve », je suis vite tombée sur des forums qui m’ont orientée vers la déréalisation. La phrase qui décrit le mieux ma « courte » déréalisation – de quelques semaines tout de même, mais certaines personnes restent bloquées des années – est celle-ci : « Le soleil n’est qu’une ampoule immense au-dessus de nos têtes ». À l’époque, tout me paraissait n’être qu’un décor de théâtre, habité par des âmes fantômes. Quelques années plus tard, je me retrouve dans un état similaire, en Californie cette fois, après un deuil, et encore une fois après avoir fumé un peu de weed. Cette fois, mon cerveau essaye de me persuader que je vis dans une simulation et toutes mes associations d’idées semblent confirmer cette hypothèse.
« Lorsqu’on vit une période de stress prolongé ou intense, le cerveau va chercher à se protéger de ce stress en s’anesthésiant. C’est ce qui provoque la déréalisation » – Benjamin Lubszynski, psychopraticien
Au regard des différents forums et groupes qui existent sur le sujet de la déréalisation/dépersonnalisation (DP/DR), je suis loin d’être la seule à avoir déjà ressenti ce sentiment d’étrangeté. Sur Reddit, le sub dédié réunis plus de 12 000 personnes. La DP/DR est courante, et peut toucher n’importe qui à un moment donné de sa vie. C’est ce que me confirme Benjamin Lubszynski, psychopraticien à Paris, qui déplore que le trouble ne soit pas plus souvent abordé : « La déréalisation peut vraiment toucher tout le monde et s’ancre presque toujours dans une problématique de stress. Lorsqu’on vit une période de stress prolongé ou intense, le cerveau va chercher à se protéger de ce stress en s’anesthésiant. C’est ce qui provoque la déréalisation. »
Concernant les symptômes décrits par les personnes touchées, Benjamin Lubszynski m’explique que « la déréalisation est très difficile à comprendre pour les personnes concernées. Du jour au lendemain, elles peuvent ressentir l’impression de ne pas exister, un état d’anesthésie intérieure qui donne le sentiment d’être dans un rêve. On devient étranger à soi-même, déconnecté de ses sensations. L’état de conscience est radicalement modifié, ce qui donne lieu à des questions existentielles : est-ce que j’existe vraiment, est-ce que le monde existe vraiment ? Suis-je dans un rêve ? Est-ce-que j’ai déjà été bien ? Les questionnements philosophiques sont directement liés au ressenti. »
Le stress, donc, mais la consommation de substances également : « Il n’est pas rare d’entendre que certaines personnes entrent en déréalisation à la suite d’un “mauvais trip”, au cannabis notamment. La déréalisation apparaît au moment de la consommation de la substance mais elle perdure au-delà, ce que les personnes vivent très mal. Cela va entraîner un pic de stress qui va venir accentuer encore plus la déréalisation », explique Benjamin.
« J’ai l’impression que la vie avance et que je stagne, que je suis juste spectatrice, j’ai l’impression de ne pas exister » – Sophie
Mais pour certaines personnes, la dépersonnalisation/déréalisation est apparue sans prévenir, du jour au lendemain, sans stress ou consommation de substance au préalable. C’est le cas de Sophie*, entrée en dépersonnalisation à la suite d’un malaise vagal : « J’ai commencé à faire de la DP à la suite d’un malaise vagal en février dernier. À partir de ce moment-là, j’ai commencé à avoir l’impression de ne pas être là, notamment au travail. J’avais l’impression que ce n’était pas moi qui parlais mais un robot, et quand je me regardais dans le miroir je ne me reconnaissais plus, je savais que c’était moi mais je ne me reconnaissais pas, et je me regardais tout le temps dans la glace comme pour vérifier que j’étais là. »
Et si les symptômes étaient intermittents, ils sont désormais quotidiens : « En octobre, j’ai fait un autre malaise. Depuis, c’est tous les jours. J’ai l’impression que la vie avance et que je stagne, que je suis juste spectatrice, j’ai l’impression de ne pas exister. Je suis désespérée d’être dans cet état. Je suis incapable de réfléchir, de prendre des décisions, je n’ai aucune conscience ni de mon corps ni de l’environnement.» Une condition que la jeune femme ressent comme une réelle injustice : « La DP/DR est arrivée à un moment où j’avais enfin l’impression que je pouvais prendre ma vie en main. Je ne travaille plus, j’ai beaucoup moins de choses à raconter vu que je suis centrée sur ma souffrance. Prendre une douche me fait peur : peur de voir ou d’entendre quelque chose, peur d’être confrontée à moi-même. »
Si elle est peu connue du grand public, la DP/DR a cependant été étudiée de nombreuses fois par les scientifiques, en ce qui concerne son aspect neurologique notamment. Souvent liée à un trouble anxieux, la DP/DR pourrait être une réponse au stress ou à un trauma émotionnel qui viendrait « anesthésier » émotionnellement la personne touchée. Un « voile » se met alors entre la personne et la réalité.
« La déréalisation est l’une des conséquences paradoxales des comportements addictifs anorexiques, principalement dans l’anorexie associée à une boulimie et des vomissements » – Margaux Mérand, professeure de philosophie
Au niveau des neurotransmetteurs, les scientifiques parlent d’une mécanisme de défense face à une menace subjective ou anticipée que le sujet se considère dans l’incapacité d’affronter. En particulier, il y aurait une augmentation de l’activation du cortex préfrontal (lié à la prise de décision rationnelle) et une réduction de l’activation dans les zones liées aux émotions (système insula / limbique) en réponse à des stimuli émotionnels négatifs. Le cerveau se « déconnecte » donc en quelque sorte pour faire face à la vague d’émotions négatives, c’est une séparation physiologique entre raison et émotions qui s’opère, laissant place à un sentiment de déconnexion, d’engourdissement psychologique. Le ressenti des stimuli extérieurs est altéré, diminué.
Cette déconnexion entre l’individu, son corps et le monde extérieur est abordée dans la thèse de Margaux Mérand, professeure de philosophie, qui étudie le lien entre anorexie mentale et déréalisation : « La déréalisation est l’une des conséquences paradoxales des comportements addictifs anorexiques, principalement dans l’anorexie associée à une boulimie et des vomissements. Le TCA [Trouble des conduites alimentaires, NDLR] cherche pourtant à remédier à un sentiment ténu d’existence, ou d’irréalité. Mais à mesure que le sujet progresse dans l’addiction, le réel apparaît sans consistance. Le TCA, qui devait initialement permettre de rendre supportables certains travers de l’existence, devient invasif au point de se soumettre entièrement l’existence sociale. C’est par là que la déréalisation commence, comme modalité d’un processus plus général par lequel le sujet devient étranger à lui-même, se rappelle presque avec incrédulité le temps où il incarnait son existence, habitait son propre corps. Le voilà expulsé de son corps, qui se comporte comme une machine, et a cessé d’être sa position dans le monde. Le corps étant, de plus, altéré par l’épreuve des vomissements – entre autres pratiques destructrices –, il peut être vécu comme “méconnaissable”, accentuant le syndrome dépersonnalisant. » La déréalisation peut donc aussi apparaître en parallèle d’autres troubles anxieux ou addictifs.
La DP/DR est courante même chez les personnes en bonne santé, mais toucherait 1 à 2% de la population de façon chronique et l’incompréhension qui entoure la DP/DR peut générer d’autres angoisses chez les personnes touchées : peur de sombrer dans la folie, notamment. Le problème avec la DP/DR, c’est qu’une fois déclenchée, il peut être très difficile d’en sortir en raison des cercles vicieux engendrés par le stress et l’angoisse liés à la condition. La pensée d’être dans un monde irréel ou de ne pas être soi peut vite devenir obsédante, on va chercher des preuves de la réalité du monde ou de soi-même, et l’expérience de la DP/DR en elle-même augmente le niveau de stress ressenti, ce qui accentue le mal-être. « Une fois en déréalisation, la personne touchée va projeter son attention, voire ruminer, sur ce qu’elle ressent : cette impression d’irréalité qui lui est infernale. Pour les personnes atteintes, il est impératif de traiter le stress par de la relaxation. La méditation n’est pas recommandée parce que c’est trop compliqué de se recentrer sur soi-même pour une personne touchée. Il faut mettre fin aux ruminations et cercles vicieux, et surtout éviter d’aller sur les forums. Les gens qui y écrivent sont les plus désespérés, et ça n’est pas représentatif de la réalité, il faut à tout prix éviter d’aller y nourrir son angoisse », explique Benjamin Lubszynski.
Un espoir existe quand même pour les personnes touchées de façon chronique : être atteint de DP/DR n’est pas être condamné à errer éternellement dans un état de rêve, ou plutôt de cauchemar éveillé et les cas de rémission sont nombreux. Pour les personnes touchées, Benjamin Lubszynski recommande de faire baisser les niveaux de stress à tout prix, par l’hypnose ou la relaxation, et d’adopter une hygiène de vie saine. Les anxiolytiques, quant à eux, peuvent apporter un soulagement, mais ne règlent pas souvent le problème. Pire, ils peuvent participer à l’état pâteux qui caractérise la DP/DR. « Bien manger, bien dormir, marcher au moins 30 minutes par jour et surtout éviter les substances comme l’alcool et le cannabis et faire des exercices de relaxation tous les jours. »
*Le prénom a été modifié.
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