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Quand le Brésil et la France déclenchaient une guerre pour quelques langoustes

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Le homard a de grosses pinces, la langouste a de longues antennes. Mais ce qui distingue plus que tout ces élégants crustacés, c’est leur histoire militaire : contrairement aux langoustes, les homards n’ont jamais fait déplacer le moindre porte-avions.

Au début des années 60, la pêche de la langouste a déclenché un conflit d’une intensité étonnante entre la France et le Brésil. Bien sûr, le crustacé n’était pas plus responsable de l’affrontement que François-Ferdinand d’Autriche de la première Guerre mondiale. Si cette « guerre de la langouste » a fini par mobiliser le président Charles de Gaulle et son homologue João Goulart, c’est que les deux pays s’en voulaient déjà pour tout un tas de raisons. Alors que les relations entre les administrations Macron et Bolsonaro continuent de se dégrader, il est bon de se rappeler que le diable diplomatique est dans les détails.

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1960. La France en pleine décolonisation rend sa souveraineté à la Mauritanie. Craignant de perdre leur gagne-pain, les équipages bretons qui pillent les eaux du pays depuis une dizaine d’années profitent de l’agitation pour s’offrir une dernière razzia. Fini de pêcher les langoustes au casier pour préserver les stocks, la flottille sort les chaluts et ratiboise si bien les fonds marins que les populations du crustacé s’effondrent. Par bonheur, quelques aventuriers viennent de remarquer que les langoustes grouillent sur le plateau continental brésilien. Quatre navires dont le Gotte, un langoustier expérimental, partent pour la côte nord-est du pays en 1961. La traversée est longue et la pêche, miraculeuse.

Les quatre bateaux prennent 85 000 langoustes en un mois lors de cette sortie fondatrice. À Douarnenez et Camaret-sur-Mer, les deux ports français spécialistes de la pêche langoustière, on réagit vite. Stimulés par les revenus des fonds mauritaniens, armateurs, constructeurs et patrons ont mis des dizaines de nouveaux langoustiers à l’eau. Plusieurs partent pour le Brésil. Bien vite, celui-ci panique face à ces engins perfectionnés : après avoir autorisé trois navires français à profiter de ses langoustines, le pays décide de réserver ses eaux territoriales aux pêcheurs locaux, moins bien équipés. Le gouvernement français proteste en vain et les « seigneurs de la mer » bretons se replient en râlant, pour la forme : même à plusieurs centaines de kilomètres des côtes, les langoustes pleuvent.

Début 1962, un navire français prend 45 tonnes de crustacés en huit jours à 200 kilomètres du littoral brésilien. Les pêcheurs locaux enragent et manifestent. À Brasília, l’administration de João Goulart s’inquiète. Le nouveau président est en poste depuis moins de six mois mais il est impopulaire et l’armée ne le soutient pas. Or Pernambouc, l’État du nord-est dans lequel les langoustiers grondent, couve déjà une révolte paysanne armée que le commandant militaire local soutient à demi-mot. On prend la décision de mêler la marine à l’affaire. Des navires de guerre arraisonnent les bateaux bretons. Les militaires brésiliens abordent, contrôlent les chargements, effraient un peu les équipages. Un échange de notes diplomatiques intense s’engage entre Paris et Brasília autour d’une question essentielle : comment se déplacent les langoustes ?

La réponse à cette question doit déterminer qui peut ou ne peut pas pêcher les précieux crustacés. Les Brésiliens soutiennent que les langoustes rampent sur les fonds marins. Or une convention adoptée par l’ONU trois ans plus tôt dispose que toutes les ressources naturelles « en contact avec le plateau continental » appartiennent à l’état côtier. Dès lors, affirme Brasília, les langoustes sont à nous. Les diplomates français répondent que les langoustes nagent (ce qui peut paraître audacieux mais n’est pas faux) et donc qu’elles dépendent des règles de la pêche en haute mer, ce qui autorise les Bretons à jeter leurs filets au large de Recife. Le public brésilien répond en riant. Paulo de Castro Moreira da Silva, océanographe et militaire, aurait déclaré : « Si la langouste est un poisson parce qu’elle se déplace en sautant, alors le kangourou est un oiseau. »

En France, l’affaire fait moins de bruit mais elle atteint toute de même les plus hautes instances. Charles de Gaulle, toujours soucieux de la grandeur de son pays, convoque l’ambassadeur brésilien pour discuter du problème. Acquis à la cause française au terme de l’entretien, celui-ci déclare au Jornal do Brasil : « Le Brésil n’est pas un pays sérieux. » D’un tour de passe-passe, la presse locale attribue cette affirmation explosive au grand Charles. On accuse la France de colonialisme voilé, un morceau de samba revendique la souveraineté brésilienne sur la langouste, l’opinion publique est plus irritée que jamais quand les Bretons débarquent pour la saison de pêche 1963.

Le ballet des bâtiments de guerre et des navires de pêche reprend au large de Recife. Trois bateaux bretons sont arraisonnés puis libérés sur ordre du président Goulart, qui leur donne même l’autorisation de continuer leurs activités en attendant un règlement politique de l’affaire. Cette décision déclenche un tel émoi que Goulat revient sur sa décision quelques jours plus tard. Pour le gouvernement français, c’en est trop. Une flotte de guerre quitte Toulon et s’engage dans l’océan Atlantique. Un destroyer, le Tartu, prend la route du Brésil pour protéger les pêcheurs français. L’état-major brésilien prépare des bombardiers et dépêche plusieurs bâtiments de guerre sur zone, notamment un porte-avions.

La possibilité d’un affrontement armé se dessine peu à peu. En juin 1963, l’attaché militaire Pierre Lallart décrit un Brésil chauffé à blanc dans son compte rendu mensuel :

Malgré le début du carnaval qui normalement devrait accaparer toutes les activités brésiliennes, l’affaire de la langouste continue à tenir la vedette de la presse en termes très violents. Les esprits s’échauffent et la situation s’envenime. Condamnation ferme de l’attitude française par le Ministre de la Marine et le Ministre de la Guerre et le Général Osvino Alves. Presse du dimanche 24 particulièrement violente contre l’attitude française de piraterie et de colonialisme traditionnel. Le ministre des relations extérieures est attaqué violemment pour son manque d’agressivité. Vue du Brésil l’affaire dépasse l’incident diplomatique et l’opinion publique blessée dans sa susceptibilité nationale est excitée par la presse, unanime à prendre position.

Dans sa thèse Conquête des esprits et commerce des armes : la diplomatie militaire française au Brésil, le spécialiste de l’Amérique latine Rodrigo Nabuco de Araujo montre que la situation ne se serait pas envenimée sans tensions préalables. Le Brésil devait de l’argent à la France depuis longtemps et la question coloniale teintait de méfiance les relations diplomatiques : le gouvernement brésilien, en quête d’indépendance et favorable à l’émancipation de l’Algérie, voyait d’un mauvais œil l’audace des pêcheurs bretons. Désapprouvant les essais nucléaires français dans le Sahara, il s’était également ouvert aux pays communistes ou non-alignés d’Afrique. Chaque jour, la mauvaise foi des diplomates brésiliens signalait à leurs homologues français qu’ils ne voulaient pas de la tutelle de l’Hexagone. Reste que Brasília acceptait volontiers l’aide économique de Paris. De chaque côté de l’Atlantique, donc, on était irrité quand les crustacés sont devenus un problème.

Au moment où les navires de guerre entrent dans le conflit, l’opinion publique brésilienne considère la guerre de la langouste comme un affrontement opposant marine brésilienne et pêcheurs bretons. Les militaires brillent d’autant plus aux yeux de la population que le président Goulart passe pour un lâche. Pour l’historien Túlio Muniz, cette nouvelle grâce de l’armée facilite le coup d’État de mars 1964. Goulart, renversé par trois généraux, est accusé de sympathie avec les communistes et doit s’exiler. Les relations diplomatiques avec la France s’améliorent nettement : les gouvernements discutent plus et mieux. Pour Rodrigo Nabuco de Araujo, ce sont avant tout les « affinités entre les officiers brésiliens et la doctrine française de la guerre révolutionnaire » qui permettent ce rapprochement. C’est dans cette ambiance cordiale que le conflit de la langouste prend fin par la signature d’un accord en décembre 1964.

Désormais, un nombre fixe de langoustiers bretons ont le droit de venir pêcher dans les eaux du Brésil pour une durée de cinq ans à condition qu’ils reversent une partie de leurs revenus au pays. Tout le monde est content. Il faudra attendre 2018 pour que les pêcheurs français apprennent ce que ça fait de se faire piquer son gagne-pain sur le pas de sa porte : au cours de la Guerre de la coquille, des équipages normands et britanniques se sont attaqués à coups de pierres et de fusées de détresse pour les coquilles Saint-Jacques de la baie de Seine.

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