Trois pas d’élan. Pas un de plus. Tonio*, trublion d’un mètre soixante-cinq, jette un regard furtif en direction du but. Digne d’un serial killer. Les bras pendus le long de sa liquette orange et de son short bouffant, il penche son buste vers l’avant, s’élance et botte sa balle du bout de ses chaussures jaunes moirées. Raté. Le cuir file juste au-dessus de la transversale. « Tu veux tuer les oiseaux mon frère ou quoi ? » s’esclaffe son pote Abou. Tonio grimace et, haussant les épaules, esquisse un rire bruyant. Il pivote la tête. « Tu vas voir la prochaine mon gars », glisse-t-il sur le ton du défi. Lui, le prince du selfie, n’est pas du genre à se vexer à la première facétie. Il repart de plus belle dans une série de frappes. Malgré toute son ardeur à l’entraînement, c’est bien du banc qu’il commencera le match que son équipe, Melting Passes, dispute contre une team de trentenaires de Montreuil.
De l’autre côté de la pelouse synthétique du stade Louis Lumière, Porte de Bagnolet à Paris, les titulaires s’échauffent plus sérieusement encore. Emilien Goudet et Leo de Longuerue, les coaches, veillent au grain. Dans une danse synchronisée, leurs protégés enchaînent méticuleusement les montées de genoux, les talons-fesses et achèvent leur chorégraphie par quelques flexions. Ils s’étirent, se tournent les uns vers les autres en échangeant dans un joyeux mélange de français, de poular, de wolof ou de lingala. Une bonne partie de la troupe est constituée de mineurs. Les autres sont à peine plus âgés. Originaires du continent africain, ils sont arrivés en France sans leurs parents.
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Comme eux, de nombreux jeunes isolés étrangers souhaitant pratiquer le football ont vu les portes des championnats de France amateurs se refermer. La Fédération Française de Football, instance chapeautant les différents championnats nationaux, exige qu’ils fournissent des documents plutôt difficiles à rassembler dans leur situation : carte d’identité française, carte de séjour ou encore pièce d’identité des parents.
L’association Melting Passes, montée par des jeunes isolés et des élèves avocats, leur permet d’intégrer une structure club et de pratiquer leur passion. « L’idée, c’est surtout de créer du lien social entre eux, explique Maud Anglivel, élève avocate et l’une des fondatrices de Melting Passes. Une grande partie ne connaissait vraiment personne. » En semaine, ils se retrouvent le temps d’un entraînement. Quand vient le week-end, ils évoluent au sein du championnat et des coupes FSGT (Fédération sportive et gymnique du travail), une structure d’éducation populaire ouverte à tous types d’équipes et de joueurs, quelle que soit leur situation administrative ou leur nationalité.
Le coup d’envoi est imminent. Diaba, grand garçon à silhouette élancée, réunit ses partenaires. Capitaine de Melting Passes, il est aussi l’un de ses fondateurs. Pour lui comme pour beaucoup ici, tout a commencé par une histoire de papiers, de démarches aussi interminables qu’infructueuses et de guichets administratifs qui lui ferment au nez : « Je devais récupérer des papiers à l’ambassade de Guinée, se remémore le natif de Conakry. J’avais besoin d’être représenté et Maud m’a accompagné. On y est allés plusieurs fois. C’était long, parfois décourageant. Mais au moins, on a eu le temps de discuter. Je lui ai dit que j’aimais le football, mais que je n’avais pas la possibilité de jouer club. C’est parti de là. » Maud Anglivel, aidée de Pierre Rosin et quelques uns de leurs amis juristes, réunit de potentiels coaches. Diaba passe le mot à de possibles recrues. Quelques semaines d’organisation et un financement participatif plus tard, histoire de faire connaître l’asso, d’obtenir des jeux de maillots et des paires de chaussures, Melting Passes est né.
Au milieu du cercle qu’il a formé, Diaba glisse quelques encouragements à ses partenaires, récite une prière. Ses partenaires l’écoutent religieusement. L’arbitre s’empare de son sifflet et invite les deux équipes à se mettre en place. C’est parti pour 90 minutes. Diaba se place à l’arrière : coûte que coûte, il va tâcher d’enrayer les assauts adverses. Et gare aux malheureux qui s’y frottent, il n’a pas son pareil dans l’art du tacle glissé. Comme son idole, le capitaine du Real Madrid Sergio Ramos, il aime les duels de la tête. Nombreux sont les attaquants à avoir découvert le goût de l’herbe ou du synthétique en s’approchant trop près de lui.
En Guinée-Conakry, son pays d’origine, Diaba jouait déjà au football. En février 2013, sa vie bascule brusquement. Son père, commerçant, est tué pour ses idées politiques. Diaba est contraint de déménager chez son oncle maternel, à Lélouma, dans la région montagneuse de Fouta. Son quotidien se résume à la récolte du riz et du manioc. « Je voulais continuer mes études, je voyais mon avenir bouché », souffle-t-il. Il décide de partir, passe par le Sénégal, la Mauritanie et la Libye. « Là-bas, je faisais le ménage pour gagner de l’argent. Jusqu’au jour où je suis monté dans un bateau. C’était tout petit, on était 120 entassés là-dedans. L’eau s’infiltrait et tout le monde avait peur. Heureusement, Médecins Sans Frontières est venu nous chercher. »
Diaba reste cinq jours en Italie, « mais je comprenais que dalle à l’Italien », poursuit-il en mimant l’incompréhension. Il file à Milan, attrape un train et débarque à Paris, le 24 décembre 2015. La nuit, pour échapper à la morsure du froid de Noël, il dort à la station de métro Porte de la Villette. Le jour, il erre dans l’attente des distributions de denrées. Il finit par être orienté vers un hôtel insalubre, un temps, par la Paomie (Permanence d’accueil et d’orientation des mineurs isolés). « Peu importe l’état de la chambre, j’étais trop content d’être au chaud pour dormir, affirme Diaba. Mais ils m’ont rejeté, m’ont dit qu’ils n’avaient pas la preuve que j’étais mineur. Je suis retourné dehors. » Silence songeur. Il reprend : « Sans toit, une nuit est longue comme une année. Le temps s’écoule au ralenti. Et encore, je n’étais pas tout seul. On était au moins une dizaine de jeunes dans le même cas ! A ce moment-là, on tombe facilement malades, on regrette d’être partis. Il arrivait même qu’on se fasse chasser des stations de métro. »
Au fil du temps, soutenu par des associations comme l’Adjie – accompagnement et défense des jeunes isolés étrangers – et ses amis de Melting Passes, la situation de Diaba s’est améliorée. Il est désormais reconnu comme mineur isolé étranger et va au lycée. Il bénéficie d’une place à « l’hôtel » où, malgré les punaises de lit, il se sent mieux. Une fois la majorité atteinte, il compte demander un titre de séjour.
Plus jeunes, plus rapides et plus endurants, les joueurs de Melting Passes mènent la vie dure à leurs adversaires du jour. Le numéro 8, Ladji, as de la passe et maître du milieu de terrain, lance Abou dans la profondeur. L’attaquant contrôle du pied droit et enchaîne un tir puissant. Le gardien est battu, la balle achève sa course au fond de ses filets. Abou exulte, slalome entre ses partenaires et se dirige vers le banc de Melting Passes. Là, il saute dans les bras de son coach, Emilien. « Quel kiff ! » s’exclame l’entraîneur bénévole en congratulant son joueur. Abou revenu sur le terrain, Emilien ne le quitte pas du regard. Ses yeux trahissent une grande tendresse : « La responsabilité et l’implication des membres de l’association dépasse largement le cadre sport, et le côté affectif est essentiel : c’est lui qui nous permet de cristalliser les bons moments partagés ensemble. »
Dans la foulée, Tonio tape dans la main du buteur et entre en jeu sur le front de l’attaque. Sur l’action d’après, Diaba lui vole la vedette. Pour un contact trop viril, il s’écharpe avec son adversaire direct. L’arbitre parvient difficilement à faire revenir le calme et sort le jaune. « On a tous vécu des choses différentes, explique Diaba après coup, mais nous sommes tous passés par un tas d’ennuis, qu’on vit encore aujourd’hui, plus ou moins durement. Quelque part, sur le terrain, on extériorise tout cela. On est souvent très heureux, et parfois on est énervés, mais ça reste sur le terrain et ce n’est pas méchant », glisse-t-il en esquissant un sourire. Petite tape dans la main – pour faire plaisir à l’arbitre – et les deux hommes se replacent. Une poignée de minutes s’écoule, sans relief particulier, et c’est le clap de fin.
Des gouttes perlent de leurs fronts. Elles ont le goût de la victoire. Dans leur vestiaire, les jeunes joueurs dépensent leurs dernières forces à danser et chanter leurs hymnes à la joie. Maud n’en rate pas une miette. « Ils vivent le rejet, sont livrés à eux-mêmes à cause d’une certaine volonté des pouvoirs publics de les invisibiliser, pense la future avocate. On oublie trop souvent que ce sont des adolescents, de jeunes adultes : pour s’épanouir, ils ont besoin de loisirs, d’art, de sport. De pouvoir s’exprimer, sentir qu’ils sont valorisés, qu’on les prend en considération. Si on peut leur apporter un peu de cela … »
Premier en chant, premier en danse et dernier à se changer, Diaba confesse : « Après avoir couru, après avoir crié, après avoir bougé, on dort beaucoup mieux la nuit ! Moi, je pense trop la nuit, à mes soucis. Quand je ne me dépense pas, c’est terrible. Mais les jours de foot… ça va mieux ! »
Au pays des rêves, il soulèvera la Ligue des Champions avec Sergio Ramos, ou se verra mécanicien. Diaba, c’est un jeune qui croit en ses aspirations, et court après ses vœux les plus chers. Il vient de loin, il est arrivé seul. Il a trouvé une équipe, et, il l’espère, une terre d’accueil.
*Les prénoms des joueurs cités ont été modifiés