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Quand les autrices sauvent la science-fiction

Le 25 avril dernier, la série The Handmaid’s Tale (La Servante écarlate en français) a fait son grand retour avec une saison 2 aussi attendue que prometteuse. Dystopie terrifiante prenant place dans des États-Unis ayant été renversés par un pouvoir religieux ultra-conservateur et dans un monde dévasté par une stérilité rampante, cette série a notamment frappé par son traitement de la condition féminine. Les femmes qui sont encore fertiles sont transformées en esclaves-pondeuses au service des puissants, quand les autres sont renvoyées à un rôle de maîtresse de maison privée de droits. Le tout à travers l’histoire de June, une femme libre, moderne et épanouie qui va devenir l’utérus attitré d’un grand commandant.

Une thématique fascinante et pourtant assez rare dans la science-fiction traditionnelle qui — si elle est très loin d’être la sous-littérature pour nerds asociaux qu’on essaie parfois d’en faire — a tendance à tourner un peu en rond. Or, l’univers de The Handmaid’s Tale n’est pas sorti des cerveaux d’une batterie de scénaristes hollywoodiens, mais de celui de Margaret Atwood, autrice majeure de SF dont, comme moi, vous ignoriez encore récemment le nom. Et pour cause, les autrices sont les grandes oubliées de la science-fiction. Pourtant, elles en sont une composante majeure dont vous seriez bien bêtes de vous priver. Et voilà pourquoi.

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Parce qu’elles ont toujours été là

Si vous pensez que l’apparition de femmes parmi les auteurs de science-fiction est un truc nouveau sans intérêt pour les hardcore readers, vous êtes gravement à côté de la plaque. En fait, l’une des oeuvres fondatrices du genre, Frankenstein ou le Prométhée moderne, a été écrite en 1818 par Mary Shelley. Plus ancien encore, Le Monde glorieux de Margaret Cavendish, une utopie publiée en 1666 par cette femme de lettres et de sciences ayant été la première à revendiquer le titre d’écrivain. Bref, ça ne date pas d’hier, et la soi-disant masculinité de la SF est à chercher dans une bonne vieille tradition des stéréotypes sur le genre qui a tenu les femmes aussi éloignées que possible des sciences. Ce que l’autrice française de SF souvent primée Sylvie Lainé résume ainsi : « Si la science-fiction a une image aussi masculine, c’est simplement parce que tout ce qui relève des sciences est généralement, et à tort, perçu comme un domaine masculin. »

Et s’il faut bien admettre qu’il y a eu un creux depuis les pionnières Shelley et Cavendish, le XXème siècle a offert au monde beaucoup d’excellentes autrices de science-fiction. Parmi elles, on citera notamment Joanna Russ, Octavia E. Butler, Margaret Atwood, Ursula K. Leguin ou Alice Bradley Sheldon, qui sont indéniablement les plus célèbres. Et pas parce qu’elles sont des femmes, mais parce que leurs livres sont des monuments d’inventivité, d’intelligence et de puissance. Oui, tout simplement.

Pour mettre du nouveau dans tes livres

Soyons bien clairs, en écriture comme en lecture, il n’y a pas de thèmes réservés aux femmes ou aux hommes. « C’est une question d’éducation de considérer que les thèmes dits classiques sont plus masculins que féminins. Ils ont été traités avec un talent aussi remarquable par des femmes que par des hommes », précise Joëlle Wintrebert, autrice de SF primée et présidente du jury du Grand Prix de l’Imaginaire. Cela dit, dans un genre littéraire largement dominé par des mecs obsédés par des histoires de conquête galactique et de quête du pouvoir ultime, il faut bien admettre que les femmes ont apporté une certaine nouveauté.

Fertilité, genres, oppression des femmes, homosexualité, lutte entre les sexes, nombreux sont en effet les sujets qui reviennent plus souvent sous les plumes féminines que masculines. « Ce n’est pas que ce sont des sujets sur lesquels les hommes n’ont rien à dire, c’est juste que souvent ils ne les subissent pas, ou pas de la même manière », analyse Sylvie Lainé. Et d’ajouter : « Le thème de La Servante Écarlate est un excellent exemple car il illustre quelque chose que nous connaissons très bien en tant que femmes : que la société nous impose un rôle prédéfini, une représentation un peu étriquée de nous-mêmes. » Un constat que partage Joëlle Wintrebert : « Les femmes se sont emparées plus massivement des thèmes liés à l’oppression d’un genre, d’une race, de l’Autre en général, la femme étant la première de ces Autres. »

Dans un autre registre encore, La Fin d’où nous partons de Megan Hunter, publié récemment chez Gallimard, raconte l’histoire d’une femme devant accoucher puis fuir avec son nouveau-né dans un Londres apocalyptique envahi par les eaux. Ben ouais, on est très loin des clichés sur la SF et la fantaisie girly qui conduisent certains lecteurs à fuir les romans marqués d’un prénom féminin.

Pour découvrir d’autres regards

S’il est évidemment impossible, et pas souhaitable, d’enfermer les autrices de SF dans une grande case, il est toutefois possible de remarquer des tendances construites dans la durée. « Face aux auteurs masculins qui semblent avoir préempté les aspects scientifiques « durs », les écrivaines paraissent avoir plus souvent mis en avant la dimension anthropologique. Si l’on forçait le trait, à l’abstraction des grandes conquêtes spatiales et des vertiges technologiques s’opposerait le concret des relations humaines », explique Yannick Rumpala, maître de conférences en science politique à l’université de Nice et auteur de plusieurs livres sur la science-fiction. Plus intéressant encore, les femmes se sont particulièrement attelées à décrire de nouveaux modèles de sociétés, utopiques ou dystopiques, et à remettre en cause les modèles établis. « Peu de femmes trouveraient suffisantes l’histoire du héros qui part au combat pour mener une quête. Nous sommes genrées socialement et nous avons été éduquées à avoir une pensée plus collective », analyse Sylvie Lainé à propos de la profondeur que les autrices ont apporté à la réflexion de la SF sur l’humanité, la psychologie et l’organisation sociale. « Sans que cela soit nécessairement affiché, la science-fiction féminine paraît finalement presque plus politique que celle hommes », conclut Yannick Rumpala.

Sans surprise, se plonger dans une SF moins masculine conduit aussi à découvrir une nouvelle approche des personnages, notamment féminins. « Les autrices ont apporté un renouveau majeur dans la définition des personnages féminins, lesquels sortaient enfin des rôles qui leur étaient jusque-là dévolus : la femme fatale, la vierge effarouchée, la scientifique frustrée… Rôles qui étaient la plupart du temps réduits par leurs confrères à l’état de silhouettes », décrit Joëlle Wintrebert. Or, cet apport a fini par influencer le cinéma et la littérature très grand public. De Hunger Games et Divergente à Star Wars et Annihilation, des héroïnes puissantes et délestées de pas mal de clichés se sont installées progressivement dans le paysage de la SF.

Parce qu’on aime la bonne SF

Bien sûr, la pertinence de cet exercice de comparaison a ses limites. Et la principale raison de lire ou de mater de la SF écrite par des femmes, c’est que c’est avant tout de la bonne grosse SF comme on l’aime : créative, dépaysante et plantant dans notre cerveau la graine d’une réflexion profonde. Car comme le résume Joëlle Wintrebert, l’écriture n’a pas de sexe. Toutefois, tant que des oeuvres majeures seront délaissées pour une question de genre, il faudra bien en parler. Au moins jusqu’à ce qu’on considère qu’il y a juste des gens qui écrivent de la SF pour des gens qui aiment ça, ce qu’espère Sylvie Lainé. Et pas qu’elle.

Bonus : notre liste de lecture

  • L’autre moitié de l’homme, Joanna Russ. Bantam Books, 1975.
  • Frankenstein ou le nouveau Prométhée, Mary Shelley. Lackington, Allen & Co., 1818.
  • La Main gauche de la nuit, Ursula K. Le Guin. Ace Books, 1969.
  • Le nom du monde est forêt, Ursula K. Le Guin. Berkley Books, 1976.
  • Par-delà les murs du monde, James Tiptree, Jr (AKA Alice Bradley Sheldon). Berkley Books, 1978.
  • La Servante écarlate, Margaret Atwood. McClelland and Stewart, 1985.
  • La parabole des talents, Octavia E. Butler. Seven Stories Press, 1998.
  • Qui a peur de la mort, Nnedi Okorafor. DAW/Penguin, 2010.
  • La fin d’où nous partons, Megan Hunter. Picador, 2017.
  • L’Opéra de Shaya, Sylvie Lainé. ActuSF, 2014
  • Pollen, Joëlle Wintrebert. Au diable Vauvert, 2002.
  • Hors des décombres du monde. Écologie, science-fiction et éthique du futur, Yannick Rumpala, Champ Vallon, à paraître en août 2018.